[ENTRETIEN] : Entretien avec Philippe Van Leeuw (The Wall)
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La question de la frontière entre le Mexique et les États-Unis avait déjà été au centre de divers films à travers les années, et ce avant que Donald Trump n’arrive au pouvoir en abordant frontalement ses inquiétudes que nous pouvons qualifier de racistes. On pouvait donc alors s’interroger sur ce que Philippe Van Leeuw, réalisateur multirécompensé pour Une famille syrienne, allait aborder de différent avec son dernier long-métrage, The Wall. Nous avons pu en parler avec lui, lors de la dernière édition du BRIFF.
Mes deux premiers films parlent du personnage de la victime dans les circonstances d’une guerre, d’une tragédie humaine, qui subit les actions de bourreaux, de tortionnaires abusant de leur pouvoir dans tous les sens du terme. L’autre versant de la médaille, c’est donc le bourreau. J’ai toujours eu l’idée d’adresser ce personnage. - Philippe Van Leeuw
Comment est venue l’idée du
film ?
Mes deux premiers films parlent
du personnage de la victime dans les circonstances d’une guerre, d’une tragédie
humaine, qui subit les actions de bourreaux, de tortionnaires abusant de leur
pouvoir dans tous les sens du terme. L’autre versant de la médaille, c’est donc
le bourreau. J’ai toujours eu l’idée d’adresser ce personnage. J’avais lu
il y a longtemps le livre de Jonathan Little, Les bienveillantes,
qui raconte l’histoire d’un nazi pendant la seconde guerre mondiale. C’est un
livre extraordinaire mais c’est une fiction. J’avais conçu l’idée que la
fiction était possible pour un personnage comme celui-là, même sombre et néfaste,
mais je voulais qu’il existe dans un état de droit, pas dans le chaos de la
guerre. Donc je l’ai installé aux États-Unis car entre temps, Trump est arrivé
au pouvoir et que quelque part, il a forcé le regard sur tout ce qui était très
aigu dans la situation américaine, en particulier cette situation à la
frontière. Ce que j’ai fait une fois que je me suis intéressé à ce fameux mur
qu’il voulait absolument construire et dont il n’a finalement construit que moins
de 50 kilomètres parce qu’il était déjà construit par ses prédécesseurs depuis
Clinton, je me suis rendu compte qu’il y avait sur place des situations
humaines qui étaient très aiguës. Je le savais pour les migrants venant du
Mexique et de l’Amérique du sud et centrale en général, mais également pour les
amérindiens. Ça, je l’ai découvert complètement. Je ne connaissais pas la
situation des amérindiens de la région et je me suis rendu compte que le peuple
Tohono O’Odham, dont font partie les personnages qui figurent dans mon film,
avait leur territoire à cheval de cette frontière, 50 % au nord côté américain
et 50 % au sud au niveau du Mexique. Pour eux qui ont toujours vécu là depuis
des millénaires, tout a changé depuis que cette frontière a été militarisée
comme elle l’est désormais. Leur droit séculier de passage, les transhumances
qu’ils font pour visiter leur famille, travailler, rendre service ou tout
simplement honorer leurs morts, n’ont plus cours. Ils ne peuvent plus passer, à
moins de le faire à leurs dépens, à leurs propres risques, et c’est ce que je
montre aussi dans le film.
Comment avez-vous amené Mike
Wilson, dont c’était le premier film en tant qu’acteur, sur le projet ? Il
dégage une force calme assez impressionnante…
Il est fantastique. J’ai été totalement conquis par lui. En réalité, c’était sa première fois comme personnage de fiction et c’est d’ailleurs une chose qu’il a eu un peu de mal à appréhender, il ne comprenait pas trop ce que j’attendais de lui. Il avait participé à deux ou trois documentaires dont un, Inside the labyrinth, réalisé par Caroline D'hondt il y a 7, 8 ans. C’est comme ça que je l’ai découvert car il était le personnage principal. J’ai vu le documentaire de Caroline, je l’ai contactée pour obtenir les coordonnées de Mike et j’ai été le voir sur place pour lui expliquer ce que je voulais faire. À partir de là, je me suis rendu compte que les amérindiens sont très méfiants vis-à-vis de l’homme blanc en général. Ils ont quand même été abusés dans tous les sens du terme, y compris dans la représentation de leur propre image. Ils ont été massacrés, déplacés, spoliés de tout, … Il y a une vraie méfiance de leur part. Se livrer à un réalisateur, encore plus à un projet de fiction, devait donc rentrer en cohérence avec sa propre démarche, sa propre culture et philosophie. Cela a pris un peu de temps pour le convaincre mais une fois qu’il est venu à moi, il a accepté de prendre ce rôle et cette responsabilité vis-à-vis de son peuple qu’il veut évidemment mettre en valeur et surtout ne pas caricaturer comme trop souvent le cinéma l’a fait vis-à-vis des amérindiens. À partir de là, il est devenu très engagé. Il a été une forme de caution auprès des autres Tohono O’Odham contactés pour participer au film. Le petit garçon, quand j’ai été le voir la première fois, Mike m’a accompagné car il voulait être présent et pouvoir parler aux parents pour expliquer ce que j’allais faire et dire au gamin comment les choses allaient se passer. J’ai une scène que j’ai filmée avec mon téléphone lors de leur première rencontre où il était en train de lui expliquer ce qu’il fallait faire. J’ai trouvé ça adorable car il le prenait directement sous son aile. Mike s’est proposé comme caution morale par rapport à tous les amérindiens qu’on a associés au film, ce qui m’a grandement facilité la tâche. La méfiance est justifiée. Ils vivent, enfin pas tous, dans des conditions que l’on ne peut pas imaginer, notamment niveau pauvreté.
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Est-ce que cette distanciation de
votre regard en tant qu’européen a justement nourri le long-métrage ?
Il me semble que je suis à
meilleure distance de ce que je raconte qu’une personne qui est aux prises de
cette situation, qu’il soit militant dans un sens, rebelle ou forces de l’ordre,
en regardant ce qu’il se passe ou en évitant de prendre parti pour un camp ou
l’autre même si, bien entendu, le seul camp duquel je me réclame, c’est celui
de l’humanisme. Bien entendu, je suis du côté de la souffrance humaine. Je ne
suis jamais du côté de la force. Je n’ai pas d’hésitation dans la façon dont je
projette mon regard. La seule chose que je cherche toujours, c’est vérifier
auprès des protagonistes qui ont participé au travail qu’ils soient en parfait
accord avec ce que je fais. En ce qui concerne les Tohono O’Odham, j’ai eu leur
accord, tout comme pour les blancs qui ont participé au film. C’est comme ça
que je fonctionne. S’il faut changer quelque chose pour que ce soit acceptable
pour eux, je les écoute et j’essaie volontiers d’intégrer ça pour éviter des
incohérences. Je me souviens qu’on m’a raconté que sur un film tourné au
Rwanda, on avait fait jouer des rôles de tortionnaires à des Tutsis et des
rôles de victimes à des Hutus. Il y a de tout dans tout mais, typiquement, il y
a des choses à vérifier pour éviter d’être décrédibilisé soi-même dans la
parole et pour ensuite rester digne dans le discours qu’on adresse.
En parlant du tortionnaire,
comment avez-vous travaillé sur le personnage de Jessica Comley à l’écriture
ainsi qu’avec Vicky Krieps, notamment dans ses côtés plus ambigus ?
Le personnage, à l’écrit, ça
vient assez facilement en réalité. Après, ce que Vicky en a fait, j’ai trouvé
que c’était remarquable. Ce qui m’a vraiment plu, on en a d’ailleurs encore
parlé récemment, c’est qu’elle a pris ce personnage non pas comme quelqu’un
dans l’erreur mais plutôt comme une personne qui fait ce qu’elle croit être le
bien, éventuellement pour être la meilleure parmi eux. Le fait d’être une femme
dans une force, dans un groupe armé essentiellement masculin où les quelques
femmes qui participent sont très mal vues par les hommes, ça dit beaucoup aussi
de l’effort presque surhumain qu’une femme peut avoir pour y travailler et
faire du mieux qu’elle peut. Elle rencontre aussi l’adversité de ses propres
collègues : les brimades, les attouchements, … Donc Vicky m’a décrit ça
comme quelque chose où elle n’a pas besoin de se convaincre que ce qu’elle fait
est bien car elle le pense foncièrement. Elle n’a pas d’hésitation là-dessus,
aucun désir de changer. Même au moment où elle commet une erreur avec ce
meurtre de migrant, elle n’a pas tant le sentiment d’avoir tué quelqu’un que
d’avoir commis une faute pour elle-même. Elle a perdu le contrôle. Cet
homme-là, ce migrant qu’elle a abattu, ne représente rien pour elle. Ni pour sa
mère d’ailleurs. Vers la fin, elle a une altercation avec sa mère où elle
demande qui va s’occuper d’elle, Jessica lui répond qu’elle a un cadavre sur
les bras et la mère enchaîne comme si elle n’avait même pas entendu la chose. Ce
personnage-là ne représente rien pour elles. Par contre, effectivement, elle a
un tissu familial, une meilleure amie qui est aussi sa belle-sœur et qui est
mourante d’un cancer. Cette femme est très précieuse, sa seule amie en réalité.
Elle peut produire son humanité mais seulement en fonction du contexte qui lui
convient.
L’opposition entre les
personnages se dessine par la mise en scène dans la séquence de
« l’accident » : on est en caméra portée derrière le personnage
de Mike alors qu’il s’occupe de lui et essaie de prévenir les
gardes-frontières, tandis que le cadre est serré sur le visage de Jessica
Comley dans un mouvement opposé…
Je pense que Mike Wilson, au moment où il découvre la scène de ces migrants qui ont été abattus et qu’il se précipite pour voir ce qu’il se passe, est d’abord beaucoup sur ses gardes car on est dans un pays où les armes sont partout. Il se méfie car on ne sait pas d’où peut venir le danger. Il essaie de protéger son petit-fils en même temps. Quand il voit ces hommes sans défense et que l’un d’entre eux est blessé tandis que l’autre est mort, il essaie de venir en aide. Jessica Comley fait exactement l’inverse. Elle voit le blessé, elle se méfie, elle prend prétexte de son regard pour aggraver sa violence et elle tire. Elle est dans le rapport exact que l’on remarque continuellement désormais entre les forces de l’ordre et les personnes qu’elles appréhendent. Le nombre de gens qui sont tués lors d’un contrôle routier car, au moment où le policier sort de sa voiture pour rejoindre la leur, il a peur pour sa vie. Qu’est-ce qu’il se passe ? Il panique et il tire le premier car il a peur que le type ait un flingue dans sa voiture. On est donc dans un monde complètement vrillé. Elle fait la même chose : elle se méfie car elle s’apprête à tout moment à tirer pour se protéger.
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Pensez-vous que le film a acquis
une résonnance différente en sortant dans la présidentielle de Joe Biden, alors
qu’on rattache le sujet du mur à celle de Donald Trump ?
Je pense qu’il y a une erreur
d’aiguillage dans ce que vous me dites. Je pense qu’en réalité, ce que le film
montre de manière vraiment claire et pure si je peux dire, c’est qui sont les
gens qui participent à l’Amérique de Trump, ce qu’on appelle les White
Supremacists. Ce sont des gens de race blanche qui craignent pour leur
communauté, leurs privilèges si j’ose dire ça comme ça car beaucoup sont
pauvres malheureusement. Ils se sentent quelque part plus nobles que les
autres. On pourrait même presque parler d’une question de caste. Ceux-là, ils
sont avec lui et ils restent avec lui. Le film montre qu’ils participent à
cette culture-là, qu’ils baignent là-dedans. Ces personnes en sont le produit,
un produit dangereux qui risque de leur péter à la figure. Ce qui est
impressionnant aussi, c’est que, pour l’instant, la démocratie américaine reste
quelque part solide car elle a des institutions solides et permettant le
contrôle des uns par les autres. Mais si Trump redevient président, je crains
que tout cela vole en éclats.
Le petit-fils amène une approche
générationnelle et en même temps quotidienne des événements dépeints dans le
film. Pourriez-vous enrichir à son sujet ?
Pour moi, l’enfant qui est dans
le film est le récipiendaire de la transmission de la culture. Son grand-père l’emmène
avec lui car, lorsqu’il était gamin lui aussi, son père l’emmenait voir la
famille de l’autre côté de la frontière. Cet homme vieilli, maintenant
grand-père, emmène son petit-fils faire pareil. Pour eux, c’est le lien qu’il
est en train d’établir et c’est la culture qu’il est en train de transmettre. C’est
ça qu’il se passe. C’est d’avantage dans le personnage du grand-père que cet
enfant existe que par lui-même si on veut. En même temps, je trouve que ce qui
est exceptionnel dans le film, c’est combien Zeke, le petit garçon, est
attachant et toujours en éveil. Il est toujours en train de regarder et
toujours en train de participer à ce qu’il voit, à ce qu’il découvre et aux
expériences qu’il vit. Quand il se retrouve par exemple dans la voiture avec
Jessica Comley et son grand-père et qu’elle s’en prend à eux, le gamin est là,
écoute et il regarde. Et c’est pour toujours car ce sont des choses qui
marquent et dont on ne revient pas. De la même manière, Jessica a été élevée,
éduquée à devenir ce qu’elle est et on n’en revient pas. C’est comme ça qu’il
faut comprendre ces personnages. On est tous le produit de la manière dont on a
été éduqué. Si on est tolérant, tant mieux, et si on ne l’est pas, c’est un
problème.
Propos recueillis par Liam Debruel
Merci à Barbara Van Lombeek d’ O’Brother pour cet entretien.