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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Hester Street


Réalisatrice : Joan Micklin Silver
Avec : Carol Kane, Steven Keats, Dorrie Kavanagh, Doris Roberts, Lin Shaye,…
Distributeur : Splendor Films
Budget : -
Genre : Drame, Romance.
Nationalité : Américain
Durée : 1h30min

Date de sortie : 15 octobre 1975
Date de ressortie : 13 septembre 2023


Synopsis :
Hester Street, New-York, 1896. Jake, juif immigré, a quitté la Russie il y a trois ans, laissant derrière lui sa femme Gitl et leur petit garçon. Travaillant dans un atelier de couture et fréquentant la belle Mamie, il fait tout pour s’intégrer. Installé, il peut désormais faire venir femme et enfant. Mais Gitl, attachée aux traditions orthodoxes, est déroutée par cette nouvelle vie…


Critique :


Chaque année, le cycle Histoire Permanente des Femmes Cinéastes du Festival Lumière nous offre l’opportunité de découvrir des réalisatrices, que leurs travaux soient peu trouvables (parce que copie trop abîmée ou même parfois, perdue …) ou que leurs noms ont été totalement oubliés ou effacés de l’Histoire. Ida Lupino, Larissa Chepitko, Muriel Box, Mai Zetterling et bien d’autres …

En 2020, c’était au tour de Joan Micklin Silver, cinéaste américaine, d’être mise en … Lumière. Son nom ne vous dit rien ? C’est normal, ses films sont presque introuvables et sa carrière peu mise en avant, malgré quelques petits succès, un passage à la Semaine de la Critique de Cannes et quelques noms connus (Mark Ruffalo, Jeff Goldblum) passés devant sa caméra. Il aura fallu que son mari Raphaël D. Silver s’improvise producteur pour que son premier long métrage voit le jour. Écrit et réalisé par une femme à une époque où peu de femmes avaient l’occasion de réaliser, Hester Street avait aussi le malheur d’être “trop ethnique” pour les sociétés de productions de l’époque. Parce qu’on ne voit que des personnages juifs.

Copyright Splendor Films

Ce premier long métrage plonge dans la communauté juive de New York où Jake s’apprête à recevoir sa femme, Gitl et son fils, resté⋅es en Russie tandis qu’il s’installait aux États-Unis. Mais le couple n’est plus sur la même longueur d’onde. Lui s’est américanisé, jusqu’au prénom, pour être un « véritable yankee ». Elle suit toujours les préceptes juifs orthodoxes, porte perruque et vêtements austères. Ce que lui propose Jake est un dur processus d’adaptation, sans lui laisser le temps de pleurer son déracinement ni d’essayer de comprendre sa difficulté à abandonner toutes les traditions inculquées depuis longtemps.

Noir & blanc, musique, gestuel. Tout fait penser aux premières œuvres cinématographiques. Un prologue qui aurait pu être un film d’Alice Guy (qui a filmé elle-aussi le choc des cultures de russes émigrés à New-York, façon pastiche dans Making An American Citizen). Après le générique vient la parole, Joan Micklin Silver s’éloigne des prémisses du cinéma et affirme sa patte visuelle avec un ton plus documentaire. La reconstitution de l’année 1896, dans un moindre budget, force le respect. Une minutie qui aide la narration à libérer l’héroïne de son ascèse et qui force le regard à prendre en compte chaque point de vue des personnages. La polonaise Mamie (Dorrie Kavanagh), qui économise son argent dans le but de prolonger son indépendance même si elle se marie. Jake, anciennement Yankel (Steven Keats), cet immigré russe qui cherche désespérément la liberté promise par l’Amérique. Et puis sa femme, Gitl, qui ne cherche, tout d’abord, que l’amour de son mari. Hester Street n’est cependant pas un banal triangle amoureux car il désire bien plus : mettre en avant ceux et celles qu’on ne voit pratiquement jamais dans le cinéma de l’époque. Ces femmes et hommes, immigré⋅es, précaires, dont le seul fait d’avoir un lit à soi devient le comble du luxe.

Copyright Splendor Films

Dans ce réalisme criant, Joan Micklin Silver fait poindre les émotions de ses personnages. C’est par sa mise en scène, toujours à l’écoute de leur tempête intérieur, que la réalisatrice s’éloigne considérablement d’une banale reconstitution documentaire. Que ce soit un marché comme une proposition de liberté de Jake pour son fils, qu’il renomme soudainement Joey ou la pudeur du cadre face à Gitl qui, pour faire plaisir à son mari, enlève sa perruque pour mettre un foulard à la place (la caméra la place subtilement en hors-champ le temps du changement), Hester Street ne cesse d’étonner face à ces trouvailles visuelles, preuve du regard sensible et juste de sa réalisatrice. Le manichéisme des personnages (le veule mari infidèle et la faible femme sous la coupe de son époux) se montre plus flou à mesure du film, leur volonté étant plus ambivalente. On peut comprendre Jake, jusqu'à un certain point, lui aussi engoncé dans les préceptes inculqués et son besoin de liberté, frustré de n’être qu’un simple ouvrier alors que l’Amérique lui avait promis tant de choses. Et Gitl, impeccable Carole Kane, se métamorphose, d’abord pour son mari puis pour elle-même quand elle comprend enfin qu’ici, elle n’a plus à subir l’humeur de son mari. « I don’t want him back. Enough » annonce-t-elle dans un anglais parfait, ultime preuve de son émancipation et de son adaptation finale à New York.

Joan Micklin Silver montre une grande tendresse envers ses personnages, qu’elle accompagne avec acuité et précision. Trahir ou ne pas trahir son identité, telle est la question que se pose Hester Street, avec en sous-texte, un sujet des plus passionnants : l'impact de l’immigration sur les immigré⋅es.


Laura Enjolvy