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[CRITIQUE] : N'attendez pas trop de la fin du monde


Réalisateur : Radu Jude
Avec : Ilinca Manolache, Ovidiu Pîrșan, Dorina Lazar, Nina Hoss, …
Distributeur : Météore Films
Budget : -
Genre : Comédie dramatique
Nationalité : Roumain, Français, Luxembourgeois, Croate
Durée : 2h40min

Synopsis :
Angela, assistante de production, parcourt la ville de Bucarest pour le casting d’une publicité sur la sécurité au travail commandée par une multinationale. Cette « Alice au pays des merveilles de l'Est » rencontre dans son épuisante journée : des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sorti d'un vieux film oublié, des occidentaux, un chat, et même l'horloge du Chapelier Fou...


Critique :

5h50 du matin. Des grognements en hors-champ indiquent l’état d’esprit du personnage que l’on va suivre durant plus de deux heures dans le nouveau film de Radu Jude, N’attendez pas trop de la fin du monde. En effet, si la fin du monde n’est autre que l’indifférence face à l’exploitation, il ne faudra pas s’attendre à une révolution. N’est-ce cependant pas le début d’une révolution que de montrer l’invisible ? C’est là tout l'intérêt de ce road-trip roumain qui n’en est pas vraiment un. En nous faisant écouter du rap dans les bouchons de Bucarest, en nous obligeant à suivre le rythme impossible d’Angela, assistante de production pour l'émission Forbidden Planet, le cinéaste place son humour corrosif au service du faux-semblant.

Copyright Météore Films

Le réalisateur roumain nous avait enchanté avec son grotesque et décadent Bad luck banging or loony porn (Ours d’or 2021) car il ne s’embêtait pas avec la morale, il la faisait exploser au regard de tou⋅tes. Avec ce nouveau film, au titre tout aussi savoureux, Radu Jude continue de nous mettre face à nos contradictions, avec humour et (un poil d’) acharnement en faisant dialoguer présent et passé, à l’aide d’un film. Angela, celle du présent, passe sa vie sur la route en vue de filmer les hypothétiques participant⋅es de la prochaine émission. Angela, le personnage du film de 1981 Angela Merge Mai Departe, réalisé par Lucian Bratu, est chauffeuse de taxi et prend elle-aussi la route à travers Bucarest. Cette Angela du passé, sous dictature communiste, sert d'œilleton au réalisateur, afin de mettre en lumière l’artificialité du cinéma et de la censure. Ces images, d’une belle couleur vintage en comparaison au noir & blanc des images du présent, offre un nouveau regard sur ce film tout à fait classique des années 80. Que ce soit la rature rouge au générique sur le nom de l’acteur principal, transformant Vasile en Laszlo (et redonnant ainsi le vrai prénom de l’acteur hongrois, roumanisé par la censure) ou les regards caméras des passants — de brefs instants rendus visibles par les ralentis que nous proposent Radu Jude — le film de Lucian Bratu se fait filtre de vérité face au danger des images. Une image, aussi belle et travaillée soit-elle, n’a pas qu’une unique signification et le boulot du spectateur, nous dit le réalisateur, n’est pas de l’ingurgité sans réfléchir mais plutôt d’être un critique éclairé : qu’est-ce que je regarde, pourquoi je le regarde, qu’est-ce qu’on essaie de me dire et surtout, qu’est-ce qu’on essaie de me vendre par le biais de ces images ?

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Placé en miroir de ce passé artificiel, le présent semble presque sordide avec ce noir & blanc granuleux qui transforme Bucarest en ville sale et infestée de gens (dans tous les recoins du cadre). Bucarest, ville martyre comme nous l’apprend un panneau, vit de pots d’échappement et d’insultes lancées à travers sa vitre de voiture. Par effet d’empathie, car nous ne quittons pas son sillon, le quotidien d’Angela apparaît comme une prison. Elle est comme enfermée dans l’habitacle de sa voiture, suivant un rythme soutenu, telle une marionnette dont les fils sont tenus par la production, à distance. Son téléphone égrène l’hymne à la joie de Beethoven (version 8bit) dès que son patron appelle, une ironie que soutient la voix blasée du personnage quand elle apprend la nouvelle tâche à placer dans son emploi du temps déjà (trop) chargé. Elle-même exploitée, son travail consiste à filmer des ouvriers et ouvrières tout autant exploité⋅es, dont les accidents sont dus à un manquement de l’entreprise. Protéiforme, Angela sait être sarcastique, dure et provocatrice mais elle sait également être à l’écoute de ces personnes, et prendre leur défense s’il le faut. À ses côtés dans sa vie professionnelle autant que dans les déboires de sa vie intime (comme une tâche de sperme sur une robe à paillettes), le film la voit comme un rare témoin des maux contemporains, à la fois victime de la société mais aussi électron libre à la langue bien aiguisée.

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Film qui met en évidence les outils de l’exploitation moderne (que ce soit dans des usines ou dans les pôles audiovisuels roumains, montrés dans le film comme de la main d’oeuvre pas chère et malléable pour l’Europe), ainsi que les exploité⋅es, N’attendez pas trop de la fin du monde creuse un peu plus la place singulière de Radu Jude dans le cinéma d’aujourd’hui. Construit comme une farce macabre, le film essore tout espoir sur le papier. Néanmoins, le cinéaste nous donne peut-être la clef essentielle pour que, justement, la fin du monde serve à quelque chose : s'intéresser à ce qui nous entoure, prêter une oreille attentive à ce qui se dit autour de nous, à l’image de cette tête qui émerge du cadre quand Angela vomit son fiel sur Tik Tok.


Laura Enjolvy


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