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[ENTRETIEN] : Entretien avec Justin Lerner (Infiltrée)

Copyright CARLOS ALVAREZ/GETTY IMAGES // Copyright L'Atelier Distribution

Récit d’infiltration esquivant les aspects plus clichés de ce genre de narration, Infiltrée a su faire son petit bonhomme de chemin, notamment dans les salles françaises. Au cinéma depuis le 23 août, le film se découvre ici par le biais de Justin Lerner, réalisateur aussi passionnant que volubile. Attention, il est évident que la lecture de cet entretien est recommandée après avoir vu le film.


J’avais été invité en 2016 dans une école de cinéma et, alors que je donnais mon tout premier cours, j’ai rencontré un de mes élèves qui venait d’une petite ville de la côte des Caraïbes appelée Puerto Barrios, où la majeure partie du film se déroule. Il est né et a grandi sur place et il m’a proposé de venir un week-end pour voir une autre facette du pays que sa capitale. - Justin Lerner

 

Quelle était l’idée qui vous a poussé à vous lancer dans Infiltrée ?

Justin Lerner : Elle a émergé aux alentours de 2017 après avoir été professeur au Guatemala pendant un an. J’avais été invité en 2016 dans une école de cinéma et, alors que je donnais mon tout premier cours, j’ai rencontré un de mes élèves qui venait d’une petite ville de la côte des Caraïbes appelée Puerto Barrios, où la majeure partie du film se déroule. Il est né et a grandi sur place et il m’a proposé de venir un week-end pour voir une autre facette du pays que sa capitale. La ville de Guatemala est très industrielle et il y a tellement de choses à découvrir dans ce pays en dehors de ce coin. J’ai donc accepté son invitation à découvrir sa ville d’origine. C’est très beau, plus proche d’un climat tropical avec des plages, des forêts, une rivière, … C’est une sensation totalement différente de la capitale. La chose la plus intéressante pour moi durant cette visite est qu’on a rencontré toutes ces jeunes personnes qui ont un job régulier mais également un rôle important dans ces clicas, ces petits gangs désorganisés qui organisent des vols, des extorsions, des kidnappings et même parfois de la vente de drogue ou encore des meurtres. Je ne savais pas qu’ils étaient membres de ces gangs avant de partir mais sur le chemin du retour, Pedro, mon étudiant qui m’a aidé à produire le film, m’a fait savoir que la plupart de ces jeunes participent à cela. On peut se demander comment cet étudiant connaît tous ces jeunes. Il y a en fait deux réponses : d’abord, tout le monde connaît tout le monde dans ce genre d’endroit et c’est très facile de se rencontrer. Son père est un avocat spécialisé dans la justice criminelle et aide les gens qui n’en ont pas les moyens, en particulier les plus jeunes, à être représentés devant un tribunal. Il les aide même à sortir vivants d’activités illégales en leur trouvant de bons boulots. Il a ainsi développé un réseau de personnes qu’il a aidées à travers les années donc ils se sentaient assez en confiance pour que je puisse les rencontrer vu qu’ils voyaient le père de cet étudiant comme une figure paternelle ainsi qu’un ami qui est de leur côté. Quand je suis revenu une deuxième fois, j’ai pu alors demander à discuter avec eux de manière plus spécifique et plus prudente sur leur expérience à Porto Barrios au sein de ces clicas. Certains ont répondu négativement mais d’autres ont accepté, sans que je ne puisse noter leurs prénoms. L’année suivante, je suis donc allé environ toutes les deux semaines rencontrer ces jeunes jusqu’à ce que j’aie assez de matière pour écrire le scénario. Celui-ci est une fiction mais il est basé sur une douzaine de ces histoires. J’ai ensuite apporté ce scénario à ces jeunes pour leur demander de l’arranger afin que cela soit le plus correct possible. Au final, j’ai eu un solide scénario de long-métrage qui était plus proche d’un schéma sans dialogues avant d’entamer le processus de casting avec Pedro et un autre producteur. Au lieu de leur faire mémoriser des dialogues, on leur a demandé de nous raconter leurs histoires. Par ce processus, on a pu voir qui réagit le mieux face à la caméra. Nous avons aussi demandé à certaines des personnes que j’ai interviewées de passer devant la caméra pour pouvoir jouer des versions d’elles-mêmes sans verser dans l’autobiographie. De là, nous avons eu une nouvelle année où ils ont pu travailler leurs propres dialogues, ils pouvaient improviser et je filmais tout cela. Nous sommes allés en ville pour certains des plus gros rôles, comme avec Sarita, et nous avons fait d’autres castings avec des acteurs professionnels. Et après tout cela, nous avons pu commencer à tourner.  

Vous avez donc atteint un réalisme au plus proche du microcosme que représentent ces gangs. Quelle importance est-ce que cela avait pour vous de conserver cette approche ainsi que ces nuances plus grises sur cette structure proche d’une famille qui cherche juste à survivre ?

Je vais commencer par la deuxième partie, celle sur l’aspect plus gris moralement. Il était important pour moi, sur ce film, de ne pas faire une copie de ces thrillers avec des gangs latino-américains comme on a déjà pu en voir un peu partout. J’ai vu beaucoup de ces titres, certains sont bons, d’autres mauvais, mais peu montrent les contradictions entre les crimes commis et ces personnes du quotidien. Ce ne sont que des individus en quête de famille, de protection, d’argent ou d’une façon de survivre comme vous l’avez dit. Une des raisons qui m’ont poussé à faire ce film est que personne n’a pu voir le visage de ces enfants de cette façon qui rappelle mes neveux et nièces aux États-Unis mais qui seraient ici nés au mauvais endroit. Je me suis dit que si je devais faire ce film, il fallait que je le fasse de cette manière pour justement s’opposer aux à priori que j’ai pu avoir sur ces gangs avant de venir au Guatemala. On les voit comme des brutes tatouées et musclées alors que ces jeunes sont plus proches de skateboarders de 15 ans assez maigres. Ils se retrouvent dans ces gangs seulement par besoin. Je trouvais cette contradiction intéressante car je l’ai rarement vue au cinéma. L’autre chose que je voulais partager pour capter cette zone de gris est que j’ai interviewé plein de femmes. Généralement, quand on voit une fille dans un gang, elle est représentée en tant que prostituée ou dealeuse de drogue. Dans ces gangs, ces femmes que j’ai rencontrées portaient des armes, étaient habituées à faire de l’extorsion et autres missions du genre. Certaines que vous voyez dans le film sont désormais derrière les barreaux suite à leur présence dans ces gangs. Tout cela concernait cette zone plus grise mais, pour ce qui touche au réalisme du film, il était effectivement important à mes yeux. Je suis certes américain mais au vu de mes rencontres au Guatemala, il était essentiel pour moi que ces personnes soient représentées dans leur réalité. J’ai travaillé en ce sens pour que les enfants et autres membres des gangs de Porto Barrios qui participaient au film puissent travailler à l’écriture avec moi afin de se représenter eux-mêmes à l’écran plutôt que d’avoir un mec blanc qui leur dit quoi faire. Je suis allé leur demander comment tourner une scène ou un aspect de façon à coller à ce qu’ils vivaient et ils me montraient comment faire tout en me disant ce qui était bien ou non dans le scénario. C’était important pour moi, d’abord car cela permettait de raconter au plus près leur réel à Porto Barrios et que les spectateurs puissent le voir. Je ne pouvais pas demander à des acteurs professionnels de la ville de Guatemala de prendre la place de toutes ces personnes alors même qu’ils n’ont jamais vécu sur place. Je voulais que le film ait un aspect hybride avec le documentaire, non pas que c’en est un, mais le processus par lequel nous sommes passés est proche du documentaire et c’était la seule manière pour moi de faire ce film.


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Dans ce sens, comment avez-vous travaillé avec Karen Martinez, votre actrice principale, sur ce rôle et les impositions qui lui sont faites dans le film en tant que femme ?

On l’a trouvée par le biais d’un casting normal à Guatemala et, durant son audition, je me suis rendu compte que je l’avais déjà vue dans un autre film quelques années auparavant, Rêves d’or. Je l’avais vu en 2013 quelques temps après son prix à Cannes (Prix Un certain talent dans la section « Un certain regard ») et je l’ai reconnue directement, même si elle avait environ 15, 16 ans à l’époque de Rêves d’or. C’est la seule chez qui j’ai vu cette subtilité, cette douceur mais également cette force dans le regard. Je me suis dit que pour devoir faire ce voyage, affronter ces hommes, intégrer ce gang et mentir sur qui elle est, il me fallait quelqu’un de solide. Elle ne fait rien mais on sent tout derrière son regard. Je pense qu’une partie de cette histoire repose sur la violence des hommes envers les femmes car cela fait partie de la culture guatémaltèque et en Amérique latine en général. Les femmes disparaissent, elles montent dans un bus et on ne les voit plus jamais. Ce personnage doit passer par une transformation où elle devient toutes ces personnes différentes mais son pouvoir vient de son intelligence, sa force et son refus d’abandonner mais également de sa manière d’user de sa féminité pour la retourner contre les hommes et obtenir sa vengeance. Je trouvais que c’était une dialectique intéressante, la façon dont elle use de ce que les hommes tentent de s’approprier d’elle, son corps, pour les affronter.

Le lien sororal entre Sarita et sa sœur fonctionne beaucoup malgré le peu de temps qu’elles passent ensemble à l’écran, ce qui confère une meilleure dose d’émotion dans sa quête qui aurait pu tomber plus dans le cliché. Quel a été le développement derrière cette connexion ?

Pamela Martinez, qui joue la sœur, Bea, n’était pas une actrice. C’est une danseuse et performeuse de cirque que nous avons trouvée. Nous l’avons en fait découverte devant un bar alors qu’elle tentait de rentrer en draguant l’ouvreur même si elle était mineure. Un de mes associés de casting l’a vue et lui a proposé de passer une audition au vu de sa façon de parler pour essayer de rentrer dans ce club et d’user de son charme. Elle est drôle, jolie et ressemble un peu à Karen, avec qui elle partage le même nom de famille mais sans aucun lien de parenté. Quand elle est venue, j’ai senti qu’elle avait ce côté dangereux et malicieux qui convenait au personnage. Pour être honnête, il a fallu un moment pour que Karen et elle deviennent amies. Elles n’étaient pas ennemies mais n’avaient rien en commun. Karen a un enfant, elle est mariée et a sa famille, elle est calme et ne sort pas tandis que Pamela est plus une sorteuse, elle aime boire et danser, elle est très sociable, elle aime voyager, … Elles n’avaient que peu de points communs donc on a commencé à les faire travailler des exercices d’improvisation durant les mois qui ont précédé le tournage. Nous les avons aussi poussées à retravailler leurs dialogues ensemble pour que ceux-ci soient plus proches de leur personnalité. Elles ont par exemple réécrit presque tous les dialogues de la première scène quand Bea pousse Sarita à sortir avec elle. Peut-être un mois avant le tournage, quelque chose s’est passé et les a réunies. Elles n’ont pas voulu m’en parler mais cela a permis de renforcer leurs connexions et ça se ressent à l’écran.

Pour parler d’une séquence en particulier, la tentative d’assassinat dispose d’une certaine tension, contient un plan séquence, … Pourriez-vous en parler un peu plus en détails ?

Oui, c’est un plan de 4,5 minutes où elle déambule dans le club. Ce plan a été répété pendant des mois. J’ai fait le rôle de Sarita, parfois c’était mon chef opérateur qui prenait sa place, et on travaillait cette scène à l’iPhone pour gérer le mouvement et les figurants à venir. On en avait 300, c’était la scène la plus chère du film. En l’écrivant, je voulais qu’on reste avec elle tout du long pour ne pas savoir ce qui pouvait se dérouler après. En se concentrant sur elle, toutes les personnes autour d’elle pouvaient être un ennemi. Elle ne peut pas faire un mouvement de travers sinon elle meurt. Le gang ne peut pas être présent non plus sinon elle se fait tuer. Le but était de montrer qu’on ne sait pas ce qu’elle fait car elle-même n’en a aucune idée. On découvre en même temps que Sarita ce qu’il se passe et ce qu’elle doit faire. La caméra devait rester concentrée sur elle pour qu’on ait les informations en même temps qu’elle et parfois, elle reçoit des informations que l’on n’a pas comme les instructions données par cette fille qui lui murmure à l’oreille. Je me suis demandé comment rajouter de la tension. J’ai alors pensé qu’elle devait être maladroite dans l’exercice et qu’elle pouvait être emmenée à tout moment loin du lieu attendu par le gang. J’ai cherché à rajouter en longueur et tension sans que le public ne s’ennuie donc j’ai essayé de conserver cette incertitude pour le public. Aussi, cela a été inspiré par la vraie histoire d’une fille qui a dû faire cela en rejoignant le gang car elle ne voulait pas avoir de relations sexuelles avec le leader ou commettre un meurtre donc elle a dû faire l’appât.


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Il y a aussi un aspect fataliste dans le film, qui se ressent comme un voyage dont la destination n’est pas réjouissante. Est-ce que c’était un aspect compliqué à conserver, à l’image du dernier plan ?

Je pense que cela dépend de si vous voyez le récit comme Sarita pouvant sauver sa sœur ou ce qu’il va arriver à notre héroïne. Si vous regardez l’histoire comme un thriller policier, plus proche de ce que l’on voit aux États-Unis, on peut alors voir le film comme une tragédie. Mais si vous le regardez comme la transformation d’une fille en femme qui doit survivre dans un milieu brutal et accomplit sa vengeance envers des personnes qui commettent des actes violents, alors cela devient une histoire différente. Si vous voyez ce film avec une certaine connaissance du milieu latino-américain, vous savez qu’il y a 99% de chance que Bea soit morte car les victimes ne reviennent que très rarement. Votre sentiment va donc dépendre de la façon dont vous voyez le récit. Je ne pense pas de mon côté que ce soit mon travail de vous dire ce que vous devez imaginer du récit mais je pense que je dois être sûr de vous donner assez d’informations sur le récit pour que vous y trouviez quelque chose pour apprendre ou avoir votre propre catharsis. Je pense que le film fait ça et qu’il a ce qu’il faut pour croire, peut-être être déçu mais en tout cas découvrir de nouvelles choses. Je ne sais plus qui a dit cela mais la différence entre une comédie et une tragédie est le moment où vous choisissez de clôturer votre histoire. Je ne sais pas si vous avez déjà vu Le lauréat. Si le film se terminait au moment de monter dans le bus, on serait dans de la comédie, mais le fait que la caméra s’attarde juste après transforme le film en tragédie. Je pense que cela dépend donc de la durée où l’on reste sur le personnage. La conclusion de mon film n’est peut-être pas la plus joyeuse mais on peut s’y retrouver dans le sens où on a tous perdu quelque chose dans notre existence et nous avons dû passer au-delà de ça. Un aspect dans le fait d’être en vie est que l’on finit par perdre les personnes autour de nous. La suivre ici dans ce bus nous autorise à la voir aller au-delà de cette perte.



Propos recueillis par Liam Debruel.
Merci à Blanche Aurore Duault et Miam pour cette interview.