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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Virgin Suicides


Réalisatrice : Sofia Coppola
Avec : James Woods, Kathleen Turner, Kirsten Dunst, Josh Hartnett, A.J. Cook, Leslie Hayman, Hanna R. Hall, Chelse Swain, Michael Paré, Giovanni Ribisi, Scott Glenn, Jonathan Tucker,...
Distributeur : Carlotta Films
Budget : -
Genre : Drame.
Nationalité : Américain.
Durée : 1h37min

Date de sortie : 27 septembre 2000
Date de ressortie : 12 juillet 2023

Synopsis :
États-Unis, années 1970. Cecilia Lisbon, dernière- née d’une fratrie de cinq filles, vient de faire une tentative de suicide. Pour changer les idées de leur benjamine, les parents acceptent d’organiser une fête à laquelle sont conviés des garçons du quartier, depuis toujours fascinés par ces cinq sœurs à la beauté renversante. Au cours de cette soirée, Cecilia se jette par la fenêtre. Dès lors, les filles Lisbon, au nombre de quatre, vont être de plus en plus étouffées par leurs parents surprotecteurs, jusqu’à la tragédie ultime...



Critique :


Il y a quelque chose de fascinant dans l'idée que le souvenir du magnifique Virgin Suicides, fonctionne de la même manière dans la psyché de son auditoire, que celui du souvenir des sœurs Lisbon pour la poignée d'adolescents devenus hommes, servant de narrateurs aussi bien au roman d'origine de Jeffrey Eugenides, qu'à son adaptation cinématographique : à la fois incroyablement lumineux et pourtant, douloureusement doux-amer - sans doute accentué par la formidable bande originale de Air.

Pierre angulaire du cinéma de Sofia Coppola, à la fois merveilleusement mélancolique et intimement écorché vif, peut-être même son œuvre la plus personnelle jusqu'à maintenant (puisque liée implicitement au deuil de son frère Gio, tragiquement décédé alors qu'elle n'avait que quinze ans), le film se fait le récit funèbre de cinq sœurs - Lux, Cecilia, Mary, Therese et Bonnie Lisbon -, issues d'une famille où le drame la plus horrible qui soit - le suicide d'un enfant -, est devenue une choquante routine, frappée par le sceau d'une continuité macabre et (presque) écrite à l'avance.

Copyright Virgin suicides LLC. Tous droits réservés.

Il n'y a pas de crime à résoudre ici, pas réellement de mystère à percer (Coppola montre sans détour pourquoi les sœurs en sont arrivées à cette décision chorale et tragique), le spectateur sait ce qu'il va se passer, permettant dès lors à la cinéaste de voguer vers l'inconnu (puisque les victimes elles, ne le sont plus), conté par un chœur de personnages masculins (proches de l'âge mur et qui se remémorent leurs souvenirs), incarnant à la fois la voix d'anciens adolescents charmés, que celle de toute la conscience collective de ce quartier de l'Americana profonde du Michigan, qui catalyse en sourdine tous les maux profonds de l'ère Eisenhower.

Les filles sont, sous le poids de leur vision, continuellement placées à distance, agissant telles des spectres lumineux, des êtres qui embaument et hantent les imaginaires (à défaut, peut-être, de pouvoir pleinement s'ancrer par elles-mêmes, dans le réel), la définition même d'une adolescence qui échappe à la raison, d'une féminité qui échappe à la compréhension des hommes, et qui n'en voit que ce qu'ils veulent.
Dans une tapisserie infiniment romanesque, on nous les présente donc au détour de fantasmes adolescents, avant que Coppola ne tranche ce point de vue (issu du matériau d'origine) avec la solitude crue et empoisonnée de leur vie privée, celle-ci opposant avec maestria ce que les garçons voient d'elles, et ce qu'elles vivaient à l'abri des regards, renforçant le gouffre entre l'imaginaire et le réel, entre le pourquoi et la vérité.

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Ou comment, par la force du septième art, une faiseuse de rêves donne les éléments par l'image, à des narrateurs - et aux spectateurs - pour qu'ils comprennent, pour qu'ils comblent les trous d'une réalité qu'ils ont pensés connaître ou déchiffrer, mais dont ils n'ont finalement jamais vraiment rien su.
Si les hommes racontent chez Jeffrey Eugenides, avec Sofia Coppola, les femmes montrent.
Avec une malice folle (qu'elle n'a, sans doute, jamais réellement retrouvé par la suite), Coppola joue subtilement avec les fantasmes culturels et sexuels de l'adolescente chaste dans l'Amérique puritaine (totalement personnifiée par une Kirsten Dunst parfois savoureusement provocante).

Elle les tords, les subvertis, les contredis, fustige cette objectivisation elle-même orchestrée par la narration masculine, en montrant la réalité : l'étouffement causé par les règles oppressives de leur mère, l'impuissance lâche de leur père, cette maison qui semble lentement mais sûrement les enfermer comme pour mieux les engloutir, ce désespoir et ce manque d'amour qui vous tue de l'intérieur.
Pire, elle dévoile par petites touches subtiles ce que les hommes refusent de voir, les pensant toutes comme une seule et unique entité : chacune des filles à sa propre personnalité, ce que démontreront les mots gravés dans le journal intime de Cecilia, mais surtout la manière différente et terrifiante, avec laquelle chacune va se suicider.

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Comme si, dans le refus d'identité qu'elles subissent chez elles (par leur parents) et dans le regard des autres (le désir masculin, qui les mènera à leur perte lorsque celui de Trip est consommé, dans ce qui est, peut-être, la scène la plus douloureuse et désespérée du film, tant elle marque totalement le passage à l'âge adulte tout en désillusion et en humiliation de Lux, par un homme qui ne voulait que son fantasme, pas ce qu'elle était réellement), elles ne pouvaient s'affirmer pleinement que dans la mort.

Par sa perspective féminine et féministe, Sofia Coppola offre ce que le matériau d'origine était incapable de donner : une représentation brute et honnête des expériences de ses jeunes femmes et, plus directement, de toute jeune femme dès l'adolescence, de cette voix-off masculine et ses narrateurs (incarnation, même non-affirmée, de la domination masculine au cœur de la société patriarcale américaine), dont elle castre la tentative constante de contrôle (ils ne savent au final rien d'elles, et ce n'est pas leur histoire mais celle des Lisbon) autant que leur statut rêvé de chevaliers blancs et servants (ils ne les sauveront jamais), en passant par sa déconstruction du mythe de la " girl next door " au coeur de l'Amérique des 70s, asphyxiant la liberté de la décennie précédente par la politique moralisatrice/conservatrice d'Eisenhower (la maison des Lisbon est le symbole empoisonnée de cette politique répressive et aliénante, où toute rébellion - comme celle de Lux - est vaine).

Copyright Virgin suicides LLC. Tous droits réservés.

Mais là où Virgin Suicides se fait le plus pertinent et dévastateur, même deux décennies plus tard et au-delà de sa gestion sensible et jamais racoleuse (coucou 13 Reasons Why) du suicide adolescent, c'est dans la mise en lumière du manque cruel de compréhension et d'empathie envers les expériences et la parole féminine (encore aujourd'hui difficile, pour être poli), cet échec institutionnel, culturel, sociétal mais surtout humain à comprendre, soutenir mais surtout un minimum considérer les problèmes, les pressions et les violences auxquelles les jeunes (mais pas uniquement) femmes sont confrontées au quotidien.

Ce qui en fait, si besoin était, une ressortie totalement justifiée et essentielle,  pour un film qui l'est tout autant.


Jonathan Chevrier