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[ENTRETIEN] : Entretien avec Marusya Syroechkovskaya (How to save a dead friend)

© LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE // © Lightdox


Portrait intime, bouleversant et vivifiant d’un jeune couple en proie à la dépression et à l’addiction, How to save a dead friend documente la jeunesse russe abattue par les choix politiques. Sa réalisatrice, Marusya Syroechkovskaya, a filmé durant de longues années son ami et mari Kimi, ainsi que leur vie, miroir de ce que vivent de nombreux russes aux marges des normes sociétales. De passage à Paris, nous l’avons rencontré pour lui poser quelques questions.


La caméra est devenue mon moyen de défense contre ce que je ressentais. Elle m’a permis de donner un sens à ce qui m’entourait, de communiquer avec un monde extérieur que je trouvais hostile. - Marusya Syroechkovskaya


How to save a dead friend est un récit intime mais qui, néanmoins, tend vers quelque chose de plus générationnel. Comment décririez-vous votre documentaire ?

Marusya Syroechkovskaya : Quand j’ai commencé à travailler sur le film, j’ai compris que notre histoire n’était pas entourée de vide, qu’il y avait un contexte historique et politique. Il y avait certaines choses qui se passaient en Russie qui nous affectaient directement Kimi et moi. Je voulais que l’on ressente, au travers du montage, ce que cela voulait dire de vivre en tant que jeune personne dans ce contexte particulier, à cet endroit précis du globe. Peut-être que l’on pourrait alors comprendre pourquoi cette histoire, notre histoire, s’est déroulée de cette façon.


Au début du film, vous nous montrez des photos et des vidéos de vous adolescente, avant de rencontrer Kimi. On dirait que votre envie de filmer ce qui vous entoure est présente depuis longtemps. D'où vous vient ce besoin de filmer ?

M. S : Quand j’avais environ seize ans, je me sentais mal, je souffrais d’une grave dépression mais je ne le savais pas. Je ne parlais pas de mon état, je ne me suis jamais dit que je pouvais demander de l’aide. Mais il y avait ce moyen de parler de mes émotions sans pourtant les verbaliser. La caméra est devenue mon moyen de défense contre ce que je ressentais. Elle m’a permis de donner un sens à ce qui m’entourait, de communiquer avec un monde extérieur que je trouvais hostile. Je me suis mise à filmer toutes les choses qui m’arrivaient, les choses que je voyais. Kimi était le personnage principal de ce monde que je me suis créée mais je filmais aussi ce qui se passait dans notre quartier, les soirées et concerts où l’on allait, puis bien après les manifestations anti-gouvernementales dans la rue. Avec le recul, je me dis que ça mettait une distance agréable avec ce que je vivais tout en m’intégrant, par réflexion avec la caméra, au monde que je filmais.


Le film se concentre principalement sur les intérieurs mais vous ouvrez parfois le champ sur l’extérieur, avec les manifestations dont vous venez de nous parler et ce que l’on voit nous glace le sang.

M. S : Quand on travaillait sur le montage, j’avais plusieurs possibilités pour faire un portrait de la Russie en arrière-plan. Je voulais qu’on comprenne ma vision de la Russie sans être forcément didactique. Je voulais que l’extérieur ait l’air agressif et peu accueillant. Je voulais que l’on sente l’isolation dans laquelle nous étions, mais que nous étions pas seul⋅es à être isolé⋅es de cette façon. J’ai beaucoup filmé les manifestations et les répressions policières, ça me semblait être un moyen simple et direct de placer un contexte politique.


Votre histoire (et le film) se passe dans les années 2000 et je trouve qu’il y a un savoureux mélange de genre entre un aspect très “blog” comme à l’époque et un aspect plus actuel de se filmer dans son quotidien, comme si vous étiez une sorte de précurseuse des réseaux sociaux et d’Instagram, avec une volonté plus politique évidemment !

M. S : Peut-être ! Dans mon cas, je luttais pour avoir une sorte de connexion avec d’autres gens. C’est pour cela que, quand j’ai rencontré Kimi, ça a fait tilt entre nous. Nous regardions le monde de la même façon. C’est vrai qu’aujourd’hui, c’est presque un réflexe de se filmer, de se mettre en scène même. On a tous et toutes une raison de le faire, de mon côté, je n’avais pas conscience de ce que je faisais. C’était un geste de survie.


Y a-t-il eu un moment où votre regard a changé sur le fait de filmer votre vie ? Un moment où vous avez eu une volonté plus créative ?

M. S : Je ne savais pas, bien sûr, que cela deviendrait un film. Mais Kimi et moi avions des idées sur la façon de filmer notre vie, nos ami⋅es. Il y avait une volonté d’en faire quelque chose, nous n’avions pas spécialement de concept. Sa mort m’a donnée un fil conducteur. La matière était là, il n’y avait plus qu’à.


Le film montre des aspects différents de votre relation avec Kimi, les bons côtés comme les moins bons. On ressent beaucoup de choses devant mais la nostalgie n’en fait pas partie. C’est un peu le piège quand on se confronte aux images du passé, on a tendance à vouloir tout sublimer, à mettre en scène pour en effacer la négativité. J’ai trouvé que le film avait une saveur d’authenticité. Comment êtes-vous parvenue à ce résultat ?

M. S : Oui je vois ce que vous voulez dire. Je suis heureuse que l’on ressente cette authenticité. Je ne sais pas, peut-être que cela vient de la façon dont je vois les choses, dont je perçois l’art. J’aime que l’art soit intime, authentique, brut aussi. Je ne voulais pas créer quelque chose qui ne s’inscrive pas là-dedans.

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Bien qu’il soit un journal intime, How to save a dead friend possède une forte portée politique. En aviez-vous conscience au moment du montage ?

M. S : L’intime est politique. Je ne saurais pas comment expliquer pourquoi Kimi et moi avions l’impression que nous ne pouvions voir le futur, qu’il y avait un poids dans nos vies qui nous entraînaient inexorablement vers le fond. C’est le lieu où nous vivions, l’époque, notre façon de penser et d’agir. Ça ne peut qu’être politique.


Vous venez de parler d’art intime et du fait que l’intime est politique. En visionnant votre documentaire, j’ai beaucoup pensé au travail de Nan Goldin. Aviez-vous des inspirations concrètes au moment où vous vous filmiez avec Kimi ?

M. S : Cela me touche que vous citiez Nan Goldin c’est une photographe que j’adore. Elle possède un exceptionnel sens du cadre, ça me parle beaucoup. Je suis également une grande admiratrice du travail de David LaChapelle. Je me suis beaucoup inspirée de lui pour le film. Concernant le cinéma, j’aime beaucoup la vision de Gregg Araki sur l’adolescence, surtout dans ses premiers films. Harmony Korine aussi, dans la même veine. La musique m’a énormément inspirée, surtout les artistes que nous écoutions avec Kimi durant notre adolescence. Elle avait, et a toujours d’ailleurs, une grande place dans ma vie.


On le sent, notamment dans le montage. Il n’y a pas un moment sans musique, en tout cas dans mon souvenir
.

M. S : Oui c’est vrai, je n’ai pas pu m’en empêcher ! C’est avec la musique que je puise la plupart de mes idées artistiques. Pour le film, j’ai utilisé un outil de sonorisation, VOSIS, qui synthétise les images pour les transformer en son. Je m’en sers comme d’un instrument. Si vous vous souvenez, dans le film, il y a un moment où je touche une photo de Kimi à travers un iPad et un son se crée. D’un côté c’est poétique, Kimi, en tout cas l’image de Kimi devient son puis musique. Et pour moi, il y a aussi un côté spirituel. On ne sait pas vraiment ce que deviennent les gens qu’on aime une fois qu’ils ne sont plus là. La musique est en quelque sorte éphémère, intouchable mais toujours présente pourtant, comme un souvenir.


Au début du film, vous dites une phrase qui m’a marquée “La Russie appartient aux gens tristes”. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se cache derrière cette affirmation ?

M. S : Il y a tellement de choses à interpréter avec cette phrase. La Russie, et même tous les pays de l’ancienne Union Soviétique, ont un taux de suicide très élevé. Un taux de suicide chez les jeunes très élevé devrais-je dire plutôt. On peut citer beaucoup de raisons à cela. Il n’existe peu d’aide médical, surtout en ce qui concerne les maladies mentales. On y ajoute la pauvreté, la précarité, un taux de chômage important aussi. Sans parler de la façon dont on traite la communauté LGBTQIA+, la violence et l’omerta qui existe autour. Et, comme on le voit dans mon film, il y a les problèmes d’addiction à la drogue, à l’alcool, et on préfère stigmatiser les personnes qui en souffrent plutôt que de réfléchir à les aider de façon concrète et sans jugement. Je dois sûrement oublier des choses … Depression Federation ! (rire)


A-t-il été difficile de produire le film ? Vous avez sillonné pas mal de festivals et de pays différents, mais avez-vous pu projeter le film en Russie également ?

M. S : Non, nous n’avons pas pu projeter le film en Russie, du moins pas encore. Mais je doute que cela soit possible. C’est quelque chose que je veux accomplir néanmoins, c’est important pour moi. Quand nous avons commencé à produire le film, nous savions qu’il serait impossible d’obtenir une quelconque aide financière de la Russie au vu du sujet. De toute façon, je ne voulais pas me sentir redevable du Ministère de la Culture russe, je voulais garder ma liberté d’expression, ma liberté créative et je ne l’aurais pas obtenue dans ces cas-là. Il était aussi inconcevable de faire partie du système d'oppression et de censure. L’argent du film provient uniquement des pays d’Europe. C’est un cheminement assez commun pour des cinéastes russes quand on y pense.


Malgré son sujet, votre film ne possède pas une atmosphère funèbre. Au contraire, il y a de la vie, de l’entrain, de l’humour, …

Carrément ! Je voulais célébrer notre vie avec Kimi. Nous avons connu some bad shit, je ne saurais dire autrement (rire). Mais nous avons vécu tellement de bons moments, il était impossible de ne pas le montrer. Je voulais finalement donner de l’espoir, l’amour peut être parfois plus fort que la mort.



Propos recueillis par Laura Enjolvy le 22 juin 2022
Merci à Anne-Lise Kontz et Paul Chaveroux

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