[ENTRETIEN] : Entretien avec Isaac Ezban (Evil Eye + Membre du Jury International du BIFFF)
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Présent au BIFFF aussi bien en tant que juré que pour présenter son nouveau film, Isaac Ezban nous a parlé de son rapport au cinéma de genre, de son lien avec le festival mais également son rapport aux contes.
C'est mon festival préféré au monde. Depuis la première fois que je suis venu présenter un film ici, je me sens comme dans une famille par son ambiance, la façon dont les gens réagissent aux films,...
Pour commencer, quel est votre regard sur le cinéma de genre actuel ?
Isaac Ezban : Au Mexique ou d'un point de vue général ?
Comme vous le souhaitez !
Quelque chose d'intéressant qui se passe est que le cinéma de genre était auparavant un objet de niche, et l'est toujours d'une certaine manière, comme les gens qui commentent les films au BIFFF. Mais cela a toujours été critiqué et c'était mal vu d'avoir un film de genre dans un grand festival plus généraliste. Les critiques étaient plus sévères avec ce genre de film. Et maintenant, il y a cette nouvelle tendance, depuis plus ou moins 8 ans, où l'on parle d'« elevetated horror », un terme que les gens détestent. Personnellement, cela ne me dérange pas. C'est une façon de dire que nos films sont peut-être plus complexes, plus dramatiques, plus lents, plus originaux ou avec un rapport plus éloigné avec le genre. Ce terme d'« elevetated » a été inventé par des critiques, des festivals, pour finalement accepter le genre, dire « OK, on l'apprécie ». Cela ne me dérange pas et j'aime les réalisateurs comme Robert Eggers, Ari Aster et David Robert Mitchell, qui ont fait ces films « plus élevés » dans l'horreur mais je pense à ces gens qui détestent ce mot. L'autre chose que je dirais est que le genre évolue toujours. À un moment, on a eu une tendance pour le found footage, sans doute depuis « Paranormal Activity » et ce moment vers 2010 où on a tous eu ces téléphones qui permettaient désormais de filmer tout ce qu'ils souhaitent en les sortant juste de sa poche. Cela a commencé comme ça. Mais même avant, on a eu cette tendance à faire des films d'horreur avec des enfants, ces enfants possédés inspirés par des films orientaux comme The Ring ou The Grudge. Puis il y a eu le found footage avant de revenir aux films de possession comme avec « Insidious » ou « The Conjuring », qui portaient des thématiques rappelant les années 80. Et maintenant, on a ce que j'appellerais une « horreur de la vieillesse ». Tu as des réalisateurs comme Ti West qui font X. Les espagnols en font beaucoup aussi. Ici, au BIFFF, on a vu The Elderly, un très bon film dans ce genre. On a également eu Paco Plaza avec « Abuela » ou Jaume Balaguero avec Venus. Il y a aussi mon film, Evil Eye. Je pense donc qu'on a eu toute cette vague d'horreur à propos des enfants et que c'est maintenant le tour des personnes âgées. C'est un cycle. Dans cinq ans, on se dira peut-être « Oh, encore du found footage ! », cela se répète tout le temps. Mais le cinéma de genre restera toujours intéressant par sa façon de parler de la société et de sujets politiques.
Cela me permet justement de retomber sur une autre question...
J'essaierai de faire une réponse plus courte ! (rires)
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Pas de soucis, ne vous inquiétez pas ! Qu'est-ce qui vous intéressait avec Evil Eye dans cette peur de la vieillesse et de la mort en général ?
Il y a quelque chose de mystérieux à propos de la vieillesse, vous savez. Ici, il y a cette grand-mère qui pourrait être une sorcière. Votre grand-mère n'est peut-être pas la personne à laquelle vous pensez, ce que je trouvais intéressant. Bien que cela puisse paraître exagéré, ce rapport à la sorcellerie, c'est quelque chose qui me vient d'un sentiment étrange. En tant qu'enfant, on adopte un regard sur ses grands-parents plutôt gentil, prenant soin de vous, vous racontant des histoires, ... Mais il y a aussi quelque chose de bizarre et étrange sur ces personnes dont vous ne connaissez pas le passé et avec qui, en tant qu'enfant, vous êtes en opposition de vie. Donc je pense que c'est pour ça que l'horreur de ce genre est intéressante car cela aborde ce rapport mystérieux au passé et aux grands-parents. Vous parlez de mort et j'ai vu il y a peu un film appelé Talk to me. Je ne devrais pas trop en parler car je suis dans le jury* mais je dirais qu'on a vu des centaines de films sur le portail entre les vivants et les morts, comme ceux que j'ai mentionnés plus tôt : Insidious, Conjuring, ... Ce n'est pas une chose originale, on l'a vu tant de fois. Mais ce film parvient à l'accomplir de manière très originale. C'est quelque chose que j'aime, quand un film d'horreur aborde une thématique classique et l'oriente vers quelque chose d'original, comme « Hérédité » d'une certaine façon.
Une autre chose intéressante avec votre film est sa façon de s'orienter par le biais du conte. On en a discuté avec Juan Antonio Bayona précédemment qui en parlait comme quelque chose de primal et honnête à la fois. Est-ce que c'est une chose sur laquelle vous vous accordez ?
Oui, vous savez, les contes de fées ont ce quelque chose... Je me considère comme plus qu'un réalisateur et plutôt comme un conteur. C'est pour cela que je fais des films : pour raconter des histoires. C'est quelque chose que j'aime absolument. Donc, je pense que les contes sont un bon moyen pour faire qu'un film se raconte en tant que récit sortant d'un livre d'enfants. Aussi, j'aime que les contes de fées apportent un reflet sur notre société. C'est quelque chose qui arrive régulièrement au Mexique et dans le folklore latino-américain. Nous aimons expliquer tout ce qui nous arrive, dans notre société, par le biais des histoires. Nous avons donc des histoires sur les mythes, les légendes, et c'est pour cela que l'on aime autant l'horreur et le genre. Quelque chose d'intéressant par rapport à Evil Eye : je voulais utiliser cet aspect de conte de fées pour parler du folklore latino-américain et mexicain car on a tellement vu des histoires à propos de sorcellerie provenant d'un point de vue européen ou américain. On ne voit pas assez souvent comment cela s'oriente dans les Caraïbes ou au Mexique.
Le travail sur la colorimétrie est très exacerbé. Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur sur cet aspect ?
Je dirais que c'est mon film le plus ambitieux à ce jour, pas en terme d'histoire mais du point de vue des mondes racontés dans cette histoire. Il y a le monde de cette fille qui passe à l'âge adulte, le monde de sa mère et de sa grand-mère, mais vous avez aussi le monde de la maison et son mystère, le monde du passé avec les triplées et la légende. Donc la couleur est très importante pour créer une différence entre tout cela. Nous avons alors décidé d'adopter une palette de couleurs très fortes. Presque toutes les légendes sont en noir et blanc, il y a juste une partie en couleur. Je pense que cela confère vraiment au film son aspect de conte de fées. Mais nous avons également utilisé un filtre qui rend le tout plus lumineux. Les lumières sont ainsi plus éclatantes quand on est dans la légende avec les triplées. Pendant la nuit, on a tenté de rendre celle-ci très bleutée, juste pour permettre de différencier les atmosphères dans le film. J'aime beaucoup utiliser ce traitement de la couleur, je pense que mes films en jouent beaucoup. C'est une de mes parts préférées du processus dans sa manière d'aller jusqu'au bout. Mes films sont extrêmement esthétiques et j'aime utiliser cet élément. Dans ce cas, c'était pour différencier les atmosphères et puis les combiner. (ATTENTION DÉBUT DE SPOILER) Quand l'héroïne grimpe les escaliers pour tuer sa grand-mère, et que vous voyez les triplées de la légende danser au ralenti, on est dans quelque chose où le passé nous rattrape. Tous les films parlent de cela d'une certaine manière.
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Sans trop vouloir en dévoiler, il y a aussi la façon dont vous utilisez la figure du double comme dans The Similars. Qu'est-ce qui vous fascine dans cette part de duplicité, d'autre identité ?
Vous savez, ce film est sans doute l'un des plus personnels de ma carrière et la raison derrière cela est que j'ai rajouté toutes ces thématiques qui sont proches de mon cœur, comme le passage du temps, rajeunir et vieillir, notre rapport au corps physique et comment cela influe notre identité. Une de ces thématiques est effectivement la duplicité car c'était présent dans chacun de mes films. Je ne sais pas pourquoi et peut-être que le jour où je l'apprendrai, cela ne me sera plus intéressant. J'aime beaucoup les réalisateurs qui parlent de duplicité et parallèles comme David Lynch par exemple. Dans mon cas, c'est peut-être car j'ai toujours l'impression de vivre une double vie, en étant mexicain et juif, un réalisateur et un père de famille en même temps. J'ai toujours l'impression de travailler sur deux aspects différents de la vie en même temps. C'est pour cela que l'idée de duplicité m'intrigue toujours. Dans ce film, cela s'oriente plutôt bien car c'est un film qui ne se présente pas en tant que tel. J'aime qu'on découvre qu'à la fin, tous mes films ont ce composant, quelqu'un qui essaie d'être ou du moins de remplacer une autre personne. Donc oui, c'est quelque chose qui est toujours présent dans mes films.
(FIN DU SPOILER)
C'est amusant car vous avez présenté votre film comme votre premier purement d'horreur alors qu'un titre comme The Similars dégageait une horreur grotesque dans une certaine forme. Comment avez-vous approché ici cet ancrage plus fort dans l'horreur ?
D'une certaine façon, tous mes films ont touché à la science-fiction mais de manière sombre et dérangeante. Je dirais que tous les grands films de science-fiction doivent devenir des films d'horreur dans leurs 20 dernières minutes. D'une certaine façon, je faisais peut-être déjà de l'horreur dans ces titres avec une part proéminente d'éléments horrifiques. Je pense donc que j'ai toujours voulu faire de l'horreur mais que je me suis toujours réorienté vers la science-fiction. C'est donc excitant de se lancer dedans même si, en y regardant de plus près, nous ne sommes pas uniquement dans du film d'horreur. Je dirais plutôt m'être orienté vers du fantastique sombre, dans la même lignée que Guillermo del Toro. Il y a quand même cette partie d'horreur que le marketing et les distributeurs ont appuyé car c'est ce qui vend, je pense. Au Mexique, le film a été vendu comme si c'était Conjuring et c'est devenu le troisième film mexicain ayant rapporté le plus de l'année. Mais ce n'est pas non plus de l'horreur pure comme vous pouvez le constater. En tout cas, ça a été effectivement compliqué car l'horreur, en tant que genre, se trouve beaucoup dans un certain timing. Vous devez penser encore plus à comment orchestrer, bloquer votre mise en scène et vos acteurs, afin de mieux aborder les jump scares ou les instants plus atmosphériques. Il y a des maîtres dans ce domaine, comme dans ceux modernes une personne comme James Wan. J'ai vu ainsi que beaucoup de gens me reprochaient mes jump scares et disaient qu'il y en avait beaucoup trop ou qu'ils semblaient trop forcés. Je voulais faire quelque chose qui se ressente comme un film d'horreur et je me suis donc beaucoup amusé avec ça.
Pour ma part, je ne suis pas un grand fan de jump scare mais je trouve que ceux-ci s'ancraient pleinement dans votre narration.
C'est ça, ce sont des parties essentielles de l'histoire car il y a un cauchemar ou s'inscrivent dans les scènes donc je suis d'accord avec vous, ils s'ancrent dans le récit et ne le détruisent pas. C'est comme ça que j'y ai pensé en tout cas.
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Peut-être pour en revenir au festival, vous êtes beaucoup lié au BIFFF : vous y avez présenté des films, maintenant vous revenez en tant que juré. Comment vous sentez-vous par rapport à ce festival ?
Oh, j'aime ce festival ! C'est mon festival préféré au monde. Depuis la première fois que je suis venu présenter un film ici, je me sens comme dans une famille par son ambiance, la façon dont les gens réagissent aux films,... C'est un festival qui vous accueille pleinement et vous fait vous sentir chez vous. Ce n'est pas un petit festival où tout vous paraît petit mais ce n'est pas non plus un de ces festivals trop grands où vous vous sentez perdu, il a une taille parfaite. J'aime me voir grandir avec ce festival en même temps que ma carrière et c'est le cas pour tous ceux que je rencontre. Vous m'avez dit avoir été stagiaire ici et vous êtes maintenant du côté presse, j'ai rencontré plusieurs stagiaires qui travaillent désormais à d'autres niveaux. J'aime ça, j'aime voir les gens que je rencontre ici grandir avec le festival. Y être ici en tant que juré est un honneur. Quand vous venez présenter un film, vous vous demandez toujours ce que pense le jury, quels sont les autres films présents, et maintenant je suis un de ces gars donc j'ai beaucoup de responsabilités sur mes épaules. C'est aussi excitant et j'espère pouvoir continuer à être invité ici.
Un grand merci à l'équipe du BIFFF, notamment le service presse de Jonathan Lenaerts et ses stagiaires, pour l'accès au festival ainsi qu'aux interviews.
* Le film est justement reparti avec le Corbeau d'or et l'auteur de ces lignes essaiera de revenir dessus pour sa sortie cinéma car c'est effectivement très bien.