Breaking News

[IN TEDDY’S HEIGHTS] : #4. Jean-Luc Godard : les paysages de la fuite

Copyright Météore Filmsu


#4. Jean-Luc Godard : les paysages de la fuite


Jean-Luc Godard est mort le 13 Septembre 2022. Ce texte ne tend pas à faire un hommage pompeux, ni à glorifier son œuvre. Ce texte vise à réfléchir par fragments, à apporter une grille de lecture forcément incomplète. Parce que toute l’œuvre du cinéaste regorge de nombreuses idées différentes, qu'elles soient théoriques ou esthétiques. C'était le cinéaste de la liberté et de l'émancipation formelles. Si bien qu'il a inspiré de multiples metteurs en scène, et les générations qui l'ont suivi. Et il continuera à inspirer, à influer. Qu'on le veuille ou non, Jean-Luc Godard fut, et est toujours, important. Peu importe ce que l'on pense de la personne (nous ne sommes pas ici pour faire de la sociologie), ses films ne cherchent pas à plaire à quiconque. Ses films sont des interrogations en même temps qu'ils sont des sensibilités. Avec Godard, le cinéma est devenu un espace critique / théorique, pour ajouter des images manquantes à des émotions et sensations. Ainsi, il est question de bouger les frontières de la métaphore, de la symbolique, de l'illustration, de la démonstration. Il est question d'observer comment les images dialoguent entre elles, comment elles s'alimentent entre elles, par des apparitions ou disparitions. Jean-Luc Godard est un explorateur, en recherche constante, de notre rapport aux images. Que ce soit notre croyance envers elles, ce qu'elles peuvent représenter ou suggérer, ses règles et leur pouvoir d'en sortir, ses outils de création, ses différentes formes.

Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard - Copyright Editions Montparnasse

Ainsi, tout devient une réflexion sur l'art. Si bien que le mot s'ajoute aux images, telle une pensée propulsée en passerelle vers l'intérieur de ces images. Le verbe détermine l'esprit et la caméra s'intéresse aux émotions et sensations procurées. Il y a un accompagnement constant : le mot et l'image, la pensée et la série d'émotions. Plusieurs éléments peuvent pousser à la réflexion : que ce soient des esthétiques, le théâtre, la littérature, l'Histoire, le cinéma en lui-même, la musique, des institutions, une géographie, une philosophie, etc. A travers toutes ces pensées, les images sont plurielles et capturent différentes émotions et sensations. Chez Jean-Luc Godard, on retrouve régulièrement l'amour, la beauté, la mémoire, l'aventure, la liberté, le masque, le rapport passé/présent, les conflits dans le monde, l'imagination, etc. De film en film, le cinéaste les mélange et les fait interagir, à chaque fois de manière différente. Ce n'est donc plus l'enjeu de leur relation qui compte, mais « comment » elles se mettent en place. Le narratif interne au film n'est plus le moteur de la mise en scène et du montage, avec Jean-Luc Godard. Le verbe ne sert plus une narration qui s'enferme sur elle-même pour dérouler un « récit », il sert une poésie onirique qui pense les émotions et sensations. Toute cette exploration, faisant confiance en l'intelligence et se dévouant aux corps, trouve des perturbations dans des paysages. Celles dont les images se détachent, pour trouver un ailleurs en rupture. Face au désordre, Godard ouvre le chemin de la fuite vers la liberté : celle de penser, celle de ressentir, celle de mettre en images.


AMOUR


Dès ses premiers films, jusqu'à traverser toute son œuvre, Jean-Luc Godard explore l'amour et montre son pouvoir libérateur. C'est notamment le cas avec la manière de poser le regard, qu'il vienne de la caméra ou des personnages eux-mêmes. Parce que le cinéaste n'a cessé de le prouver : il n'existe pas d'image prédéfinie, elle provient toujours de la rencontre d'éléments divers. Là où le corps appartient à un environnement, tout en pouvant s'en détacher. Et là où l'esprit appartient à la parole et au son. Le but étant de capturer et réinventer le présent à chaque instant. Tel est le cas de A bout de souffle (1960). Plus de passé ni de futur, seulement le regard et le désir du présent. Le protagoniste Michel incarné par Jean-Paul Belmondo est dans une course contre la mort. Face à cette certitude, le regard vers les autres lui procure une légèreté insouciante, voire désinvolte. C'est alors que les émotions et les sensations ressortent, à mi chemin entre l'action et l'intime. C'est là que l'amour intervient : dans cette sensation de devoir vivre le présent, Michel retrouve Patricia. La fuite a donc deux voies : celle du regard qui se projette hors-champ, celle des sentiments comme refuge face à la rage. Pourtant, Godard en fait un amour impossible. Il y a fuite parce que l'un veut aller à Rome, et l'autre veut rester à Paris, parce que les voitures se succèdent comme les robes de Patricia, parce que c'est une romance qui se fait percuter par un polar. La fuite est la manière dont Michel s'échappe d'un paysage dangereux, pour se retrouver à vivre d'amour incertain et spontané dans les rues de Paris. Entre la mobilité déterminée de l'un, et la lucidité indécise de l'autre, le montage cherche l'émotion et le désir dans l'instant. Le regard se concentre alors sur le plaisir instantané. Ce qui crée la désorientation vis-à-vis du hors-champ, et donc celle face à l'amour (le moment présent). Dans cette impasse, le seul souffle possible est alors la fureur de vivre le présent. Parce que le temps fait des bonds constamment, et échappe à toute raison. Mais il n'échappe pas à la mélancolie. Celle qui s'immisce dans les décalages entre les corps et les esprits. Exactement là où les personnages qui s'aiment ont arrêté d'être coordonnés, où se trouvent l'ivresse et la confusion.

À bout de souffle - © STUDIOCANAL

Sauf que l'amour ne peut que se conjuguer au présent, ce moment et cet espace où un personnage n'a pas réussi à capturer le passé d'un autre. Ainsi l'amour est bel et bien ailleurs, dans un espace éphémère qui fuit la mélancolie de la désynchronisation. Il doit permettre de survivre au mépris, comme entre Camille et Paul dans Le Mépris (1963). L'amour incarne ici les cendres, les morceaux, les parcelles qui restent d'un voyage à deux. Là où la beauté du Technicolor a transformé un quotidien en fragilité. Là où la rupture annonce la mort de l'amour. C'est justement au prix de l'amour qu'il y a une échappée. La présence de l'autre devient une simple réminiscence et une dérive. Les espaces de l'intimité du couple sont les derniers éléments auxquels ils peuvent se raccrocher. Leur amour fuit dans les souvenirs et le fantôme de leurs espaces intimes. Cette fuite de l'intimité est celle où les mots, le langage s'amenuisent, pour que puissent naître les derniers instants de beauté d'un couple. Jusqu'à créer une longue dispute dans l'appartement. Là où il est encore une fois question de regard : ce gouffre d'où surgit la confusion et la discorde. Mais c'est justement dans la mort du couple que l'amour entre Camille et Paul se révèle (dans ce qu'il était). C'est dans la déchirure et la fuite que la conscience de la beauté passée se dessine (en Technicolor). Parce qu'avant d'arriver au néant, ou à la libération, il faut comprendre et voir ce qui se perd. Et là, c'est le délitement de l'espace intime. Son silence. C'est la vie qui s'échappe des bonds du temps. Ce qui reste d'amour et de désir s'extrait d'un geste mortifère et d'un état mourant, pour se projeter dans les espaces. Dans le basculement généré au sein d'une intimité (l'amour pour se protéger d'une menace : la mort, la séparation, etc), c'est la poétique qui se révèle pour épouser ce qui fait / faisait vivre les âmes, plutôt que se focaliser sur le chaos.

Le Mépris - © 1963 STUDIOCANAL – Compagnia Cinematografica Champion S.P.A.


LUMIÈRE


Au sein même de ces palpitations du cœur, qui s'emballe ou qui s'égare, Jean-Luc Godard chercher à connecter ces corps à notre monde. Cet amour qui fuit dans le paysage n'est autre qu'un aveu de sensibilité profonde, face à la cruauté de tout ce qui nous entoure. C'est parce que le cinéaste a compris la société et ses changements, qu'il fait un cinéma sensible aux émotions et sensations. La base même de la construction d'une image, en soi. Pour contrer la cruauté de la société et capter ses basculements et évolutions, quoi de mieux que de mettre en valeur cette énergie nouvelle ? Cela passe par la couleur, déjà. Dont le rôle est de manifester la poésie et l'affirmation de ses sentiments, face à la mélancolie et la mascarade de la société. Toutefois, ces couleurs ne sont que des apparitions. Si bien qu'il est quasiment impossible de déterminer s'il s'agit du début d'une délivrance ou de la fin d'une beauté. Dans les deux cas, c'est une célébration. Telle la fuite picturale engagée dans Pierrot le fou (1965), le réel est une absurdité cruelle, alors les couleurs font surgir cette balade folle et désespérée. Les couleurs permettent donc de renouveler constamment, tout en se renouvelant elles-mêmes à travers différents costumes ou objets décoratifs, le besoin de poésie et de sensibilité. Où qu'elle soit – sur un vêtement, un visage, un accessoire, dans le paysage –, la couleur est ici ce qui permet d'extraire les corps d'une souffrance environnante. En faisant dénoter quelques couleurs dans chaque image, Jean-Luc Godard extrait ses personnages d'un piège, celui d'un univers qui manque d'enchantement et trop abstrait. Un monde devenu terne et qui ne sait plus voir (et pas seulement regarder) les couleurs des sensations. Ainsi, la cruauté est suspendue de la même manière que la narration, pour s'accorder une fuite : celle qui donne une liberté à la sensibilité.

Pierrot le fou - © STUDIOCANAL

Pour capturer toutes ces énergies diverses que sont l'amour, la sensibilité et la fulgurance des couleurs, il faut bien une lumière qui les distingue. Jean-Luc Godard a toujours eu à cœur de retranscrire formellement ce passage de l'ombre vers le visible. C'est donc grâce à la lumière qu'il y parvient. Pour raconter la cruauté tout en voulant la fuir, il faut manifester la lueur : qu'elle soit naturelle ou fabriquée. Sa présence est de l'ordre de l'exception, en allant chercher sa source dans la nature, ou en l'imposant avec des projecteurs. La lumière est l'élément qui crée le pouvoir de sensibilité chez un personnage, en particulier pour son corps qui doit se mouvoir. Grâce à elle, les personnages ont un horizon qui se profile : celui de prendre conscience. De nos énergies, de nos sensibilités, de nos capacités, de notre environnement (d'un point de vue matériel, scientifique et sensoriel), de notre place dans un paysage, etc. De la même manière que les couleurs, la présence d'une lumière avec Godard est une fonction de pensée. Les couleurs et la lumière sont devenues des pensées dans lesquelles l'esprit et le corps réfléchissent des images, afin d'en faire un enjeu dramatique. C'est tout l'intérêt de Passion (1982), où il est question d'apprendre à voir, et non plus simplement regarder. Dans les désirs humains d'élévation (et leurs limites), Jean-Luc Godard y conjugue la quête d'une lumière. Il met en miroir le travail en usine et la création d'images : la recherche d'émotions perdues qui rencontrent l'exaltation de celles-ci par le cinéma. En intégrant des tableaux d'Histoire, le cinéaste connecte l'émotion avec la conscience et le savoir. La lumière est alors un passage, de la cruelle condition vers la sensibilité. Elle est le rapprochement entre une condition (la cruauté) et une idée (la fuite). Dans un espace tragique, la lumière apporte cette énergie et cette voie nécessaires pour s'émanciper, et libérer ses émotions.


MÉMOIRE


La lumière va également chercher ces émotions autre part, dans ce qui est sûrement la forme la plus sensible au sein d'une image, ce qui peut se confronter à degré égal avec la caméra : le visage. A travers cette forme, Jean-Luc Godard observe la condition sociale et professionnelle de Nana, la protagoniste de Vivre sa vie (1962). Pas seulement, car il explore également ses souffrances et ses doutes. Dans le visage d'Anna Karina, il y a ce regard quasiment toujours porté vers le hors-champ, comme s'il y avait constamment une marge infranchissable entre elle (ses désirs, ses blessures intimes) et toute la société qui l'entoure. Le visage serait alors le reflet du monde, car il réfléchit des idées ou des formes que la caméra ne peut pas capter. En étudiant et observant les différentes nuances qui composent le visage de Nana à travers ces douze tableaux, la caméra obtient un témoignage de la société. Jean-Luc Godard trouve ce qui dépasse l'intimité et donc ce qui compose le politique. Ce sont des scènes de vie, dans une existence qui se craque petit à petit, comme le puzzle mémoriel d'une liberté fragmentée. Une idée qui se retrouve dans Masculin féminin (1966), où Godard suggère « 15 faits précis » présentés par des cartons. A nouveau, la société dans laquelle vit les personnages est illustrée par des fragments. Autant le film peut se voir comme un marivaudage, autant il est plus malin et subtil que se contenter de cela. Il y a bien cette forme de chronique, où les scènes s'enchaînent avec légèreté et presque aléatoirement, mais c'est justement l'entremêlement qui construit le film. Il s'agit même du portrait d'une génération, dont les esprits s'échappent et les âmes vagabondent dans un environnement avec lequel ils ont du mal à se connecter. Près des visages, le cinéaste capte les non dits et les silences, regarde le corps comme ce qui reste de vivant au sein de la mélancolie ambiante. Parce que cette envie de liberté ne cherche qu'à déborder des contours de l'image pour embrasser la vie, et que le fantasme de tendresse envahisse le réel. Celui qui se révèle absurde (par les fragments mémoriels se reflétant sur les visages) où l'insouciance, la légèreté et les rêves ne font que fuir.

Masculin Féminin - © Prod DB - Argos Films

Ce qui reste de vivant et de tendresse est propre alors à l'art, à la fabrication de l'image. Face à cela, c'est le désordre d'un monde à l'agonie. Une façon d'imprimer définitivement l'image, de la figer dans le temps pour ne pas oublier les dérives qui s'implantent et subsistent devant nos yeux. Ce qui est montré peut être vu comme un témoignage, mais à plusieurs échelles. Celui d'une culture, celui d'une violence, celui d'une Histoire, celui d'une vie. Il suffit notamment de deux minutes et quelques secondes dans Je vous salue Sarajevo (1993) pour comprendre comment l'esthétique s'implante sur la cruauté du monde. Jean-Luc Godard crée de multiples cadres dans l'horreur, et y parsème de la poésie diverse et variée. Comme une confrontation de deux réminiscences : celle de l'art dans son intemporalité, face à celle du monde qui s'écroule sans cesse. Ou comment passer des siècles à penser le réel avec l'esthétique (voire le défier, le remettre en question, le formaliser autrement), pour constater que celui-ci continue de sombrer. D'une certaine manière, l'art est un refuge pour l'humanité et la sensibilité. C'est justement là que la mémoire prend une puissance politique : quand l'art et l'humain s'entremêlent et cohabitent, pour révéler le caractère insupportable du réel. Fabriquer une image est un témoignage sensible de l'état du monde. Mais dans ce cas : qui de l'art ou de l'Histoire dépasse l'autre ? Jean-Luc Godard suggère l'éternité du premier, mais montre comment la seconde est fixe. Comme s'il y avait deux vitesses différentes. L'Histoire ne retiendrait elle rien de l'art ? Ou est-ce l'art qui serait impuissant face au monde ? Dans les deux cas, le lien mémoriel est bien présent d'une façon ou d'une autre. C'est même l'un des aspects de Éloge de l'amour (2001), qui construit avec mélancolie les flammes de l'amour entre les humains, de l'amour envers le cinéma, de l'amour envers la peinture, de l'amour envers la littérature, et de l'amour pour l'Histoire. Une question d’effondrement, qui se répercute en collages, superpositions et croisements. Ce que les paysages ne peuvent plus offrir en poésie, Jean-Luc Godard l'intègre dans les images, faisant des corps et des personnages des transmetteurs présents du passé. Finalement, la construction esthétique (d'un mélange images et mots) est le témoignage de peurs, de regrets, de sidération, de mélancolie face à une sensibilité qui tend à disparaître des mémoires. Parce se souvenir, c'est aimer.


AVENTURE


Faire ressurgir les images du passé, ainsi que faire surgir l'amour dans un contexte historique, sont un voyage rempli d'émotions. Il est possible de parfois considérer cela comme une lutte, dans les films de Jean-Luc Godard. Mais ce n'est pas systématique et évident à chaque film. Il pourrait cependant s'agir d'une aventure, une quête de sensibilité dans le désarroi de générations perdues. Et éperdues. Le cinéaste filme l'âme d'une époque, pour en extraire une déambulation sentimentale. Durant la guerre d'Algérie en contexte dans Le petit soldat (1963), un homme et une femme se rencontrent, tombent amoureux, mais font partie des deux camps opposés. Le récit se déroule à Genève donc la guerre est loin, mais dans ces deux espaces il y a les conséquences. Pour défier l'horreur d'un conflit, pour contrer le désarroi de la violence, pour esquiver le contrat que le personnage Bruno devrait honorer, il y a l'amour. Mais pas uniquement. Il y a aussi les paysages, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs. Le romantisme se joue dans la multiplicité des espaces, dans l'urgence et la brièveté. Une façon de dépouiller le désarroi face au chaos, pour croire en un idéal fait de l'anecdotique. La politique ne s'arrête pas avec ce dépouillement, mais c'est là qu'elle commence réellement. C'est dans la pluralité minimaliste des espaces que Jean-Luc Godard trouve une fuite poétique. Chaque nouveau lieu est à la fois un apaisement et un nouveau départ. Il n'est donc pas anodin que le cinéaste aime insérer des noirs entre des images. Là où une scène doit finir, et juste avant que la prochaine puisse commencer. Pour le citer : « comme en musique où on peut mettre un silence, toutes les notes ne se suivent pas nécessairement ». Il faut prendre le temps, il faut laisser le temps aux choses. Ainsi, s'aventurer dans les espaces est s'aventurer dans l'amour, en laissant le temps de le vivre, en prenant le temps se détacher de plus en plus. Ce chemin est quelque part une prise de risque, où l'âme et le cœur se laissent porter par les paysages qu'ils traversent.

Adieu au langage - Copyright Wild Bunch

Sauf qu'au bout du chemin, que reste t-il des mots et des images ? Les sentiments. Les paysages sont donc une affaire d'émotions. Ces figures qui n'ont pas de langage en soi, se réfléchissent par le son et le corps. Dans la multiplicité des espaces, il y a ce mélange de conscience et d'inconscience tout autant qu'il existe au cinéma une frontière entre le réel et l'imaginaire, entre le trivial et la poésie. Ce n'est pas pour rien que l’œuvre de Jean-Luc Godard est souvent marquée par la pratique du « et », en rapport au collage. Un film se construit par le montage qui consiste à coller un plan et un autre plan, à coller une phrase (bande son) sur le visage de celui qui la prononce (bande image interprétation) placé dans un morceau de paysage (bande image regard). Embrasser le monde dans toute son ambiguïté constante est au centre de Adieu au langage (2014), où la nature est comme une berceuse pour un cœur esseulé. Dans le désarroi face au monde (et ici face au numérique également), le seul ami de Jean-Luc Godard est un chien, et les fragments de paysages sont les dernières notes de poésie qui restent. Est-ce une flamboyance par fulgurances ou une mosaïque désordonnée comme le monde ? Dans les deux cas, l'âme et le cœur se retrouvent face à face avec les paysages. Alors que le langage et la communication disparaissent au profit de la violence et du chaos, la nature propose son réconfort. C'est donc bien dans les couleurs, dans les lumières et dans les étendues (horizons compris) que les sentiments peuvent s'éclaircir à nouveau. Quelques lignes précédemment, il était question d'errance. Mais cette aventure ne serait-elle pas simplement une promenade de foi ? Se laisser déambuler dans la saturation des sons et des visuels, dans le dépouillement des images et des mots, pour (re)trouver la poésie. Il y a tant à voir, alors autant se perdre dans la beauté de la nature, accompagné d'un chien. Les saisons passent, et il ne faut pas oublier de communier avec les paysages pour que le cœur se substitue à la conscience. Le sensible est là, à portée : il suffit d'accepter de fuir le monde et s'abandonner à la nature.


LIBERTÉ


Parce qu'il ne reste que des sentiments, des émotions, alors il y a une liberté de créer et modeler. Une liberté des images et des mots, pour que l'incohérence et le manque de raccords (enfin, ce qui semble en être) soit un étourdissement. Celui dont les fragments mémoriels et visuels forment une aventure en quinconce. Le discours linéaire d'un film disparaît alors petit à petit, au profit d'une pensée indirecte et décomposée. Ce n'est plus le raisonnement qui construit la narration et la mise en scène, c'est la sensibilité de l'instant présent. L'uniformité de l'âme s'efface face au monde, pour créer une rupture : celle de se laisser porter par les paysages et avoir confiance en eux. Jean-Luc Godard s'en amuse même dans Une femme est une femme (1961), avec Angela qui va et vient entre Émile et Alfred. Premier film en couleurs du cinéaste, et découverte du tournage en studio. Cette expérimentation lui permet de rendre l'ensemble quelque peu instable. Sauf que ce côté foutraque accompagne très bien les mouvements d'Anna Karina. C'est dans la dissonance des formes que le film trouve l'intensité des émotions d'Angela. Le regard ludique permet de mettre en valeur l'impétuosité et le tourbillon d'émotions qui traversent la détermination d'Angela. La protagoniste, fidèle à ses désirs, fuit sans cesse les espaces qui peuvent les bousculer, pour mieux se retrouver – y revenir – et les fuir à nouveau. Dans le mouvement, le paysage reste porteur de beauté. Cette variation est le fondement même de la fabrication de Bande à part (1964), tragédie moderne d'âmes sensibles. Rempli de légèreté et de gravité à la fois, le film est comme une multitude d'humeurs qui se succèdent. Dans cette chorégraphie à trois au sein de Paris magnifiée, l'errance et la liberté sont désinvoltes. C'est dans cette insolence sans cesse renouvelée (par les différents espaces, par l'improvisation de la mise en scène, par l'urgence des images) que Jean-Luc Godard trouve la vitalité des émotions. La spontanéité à la base du film, accompagnée d'un esprit jazzy, fait de la nonchalance l'argument ultime pour (re)trouver le romantisme qui semble s'être perdu. C'est en construisant pas à pas que la poésie refait surface, la liberté n'étant que le côté léger d'une fureur qui plane.


Une femme est une femme - EIA/Unidex / Collection Christophel / Collection ChristopheL via AFP

Ce travail sur les interstices n'est pas une discontinuité mais bien une rupture, entre des images et des mots. Dans chaque film du cinéaste, il y a ces passages d'une catégorie à une autre, d'un art à un autre, d'une pensée à une autre. Le passage entre l'anecdotique et la poésie, entre l'authentique et l'imaginaire, comme la rupture entre la vie quotidienne et le théâtre dans Une femme est une femme. Rien n'est fixe, tout est à décrypter que ce soit par le verbe ou par la métaphore visuelle. Jean-Luc Godard fait de la liberté (et de la fuite dans les espaces) une esthétique des rapports : image entre image, son entre son, mot entre mot, image et son, image et mot, mot et son, corps et image, corps et son, etc. Ces rapports servent à se construire un chemin vers toutes les variations possibles. Comme s'il était question de chercher une mise au point. Dans Puissance de la parole (1987), les conversations entre personnages cherchent à refaire le monde, pendant que les images semblent ne jamais réussir à se fixer dans le regard, ou toujours à vouloir décrocher d'elles-mêmes. Telle une perturbation permanente pour percevoir (en ruptures) les remous et flottements chaotiques du monde. La liberté chez Jean-Luc Godard est de ne pas pouvoir statuer sur des idées, de tout remettre en question sans chercher forcément des réponses, de s'abandonner à la puissance de l'art pour voir et comprendre le monde qui nous entoure. Comme si la recherche de mise au point était une retranscription esthétique de l'idée qu'il y aurait « d'un côté ceci, de l'autre cela ». Ceci et Cela étant les fragments illustrant le monde (son chaos, son mystère, son absurdité), l'art (l'image, le mot, le son), le corps (les acteurs, les personnages, l'auteur, le regard), ainsi que les croisements entre les deux. La liberté et la beauté seraient-elles fictives, naissant uniquement dans le montage entre Ceci et Cela ? Peu importe la réponse à donner, Film Socialisme (2010) laisse entendre et voir qu'il ne s'agit que de mouvement(s). Jean-Luc Godard y dresse un portrait obscur et funéraire de notre époque. Le film représente parfaitement cette recherche de mise au point : la liberté naît de la volonté de ne pas être stable, de ne pas se satisfaire d'un confort : qu'il soit matériel ou immatériel (l'image, le son, les mots sont immatériels). Il y a autant de difficulté à reconnaître les paysages que les personnages, si bien que la croisière (revenant à l'idée d'aventure) n'est autre qu'un mouvement de flottements. Mais là où le chaos règne, là où le sens n'est plus, Jean-Luc Godard cherche un centre. Au sein d'une esthétique moderne qui semble bloquée et contaminée par la consommation populaire, au sein d'une société corrompue par la violence, la sensibilité ne peut trouver son chemin de fuite que dans l'abstraction.


Teddy Devisme