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[CRITIQUE] : En Décalage


Réalisateur : Juanjo Giménez Peña
Acteurs : Marta Nieto, Miki Esparbé, Fran Lareu,...
Distributeur : Le Pacte
Budget : -
Genre : Drame, Thriller.
Nationalité : Espagnol, Français, Lituanien.
Durée : 1h44min.

Synopsis :
C. est une ingénieure du son talentueuse, passionnée par son travail. Un jour, elle découvre qu’elle commence à se désynchroniser. Elle réalise alors que son cerveau s’est mis à percevoir le son plus tard que les images qu’il reçoit. C. doit renoncer à son travail et reconsidérer toute sa vie.



Critique :


Après son (très) insolite et primé court-métrage Timecode en 2016, force est d'admettre que le wannabe cinéaste espagnol Juanjo Gimenez Peña a pris son temps pour mettre en boîte son nouveau long-métrage, une attente qui en a valu la peine à la vision de son ambitieux En Décalage (qui partage avec Timecode, la prééminence du son et de ses silences), où il dégaine avec assurance l'idée que le son, au cinéma, peut totalement se dresser contre la dictature du visuel pour mieux nous faire lui aussi, repenser les possibilités offertes par une expérience cinématographique.
Dans un monde où la stimulation optique prévaut constamment où presque sur la stimulation auditive - plus complexe et abstraite finalement -, et encore plus au coeur d'un septième art où ce que l'on voit importe sensiblement plus que ce qu'on entend, la proposition de Peña s'inscrit totalement dans la même démarche sensitive que les récents Berberian Sound Studio de Peter Strickland et Sound of Metal de Darius Marder, en faisant du son le protagoniste majeur du long-métrage, plus encore que les personnages qui nourissent la narration.

Copyright Álvaro Mascarell

L'histoire s'attache aux basques de C., une ingénieure du son talentueuse et passionnée par son travail, qui découvre que son cerveau s’est mis à percevoir le son plus tard - seulement une poignée de secondes - que les images qu’il reçoit.
Un dysfonctionnement dont elle avait conscience mais qui est devenu si important qu'elle ne plus l'ignorer désormais, l'obligeant à renoncer autant à son travail qu'à totalement reconsidérer toute son existence, tant elle se déconnecte lentement mais sûrement du monde - déjà qu'elle était sensiblement asociale.
C'est à partir de là que la vision du cinéaste est des plus fascinantes, puisqu'il mêle la réaction la plus réaliste possible face à cette déconnexion du monde et un trouble bien réel (la neuropathie auditive), au champ symbolique de l'allégorie.
Cette nouvelle condition avec laquelle C. doit vivre est un temps perçu comme un mal physique, qui peut être diagnostiqué par des médecins et des tests - même si aucune réponse ne viendra de la médecine -, avant de glisser vers le domaine du psychologique (avec l'idée d'un mal reçu comme un héritage génétique (même si elle subit ce handicap, C. acquiert même la capacité d'écouter ce qui s'était passé auparavant dans un endroit où elle n'est même pas allée)) avec une pointe de surnaturel, bien plus nébuleux mais pas moins réel tant Peña rend palpable ce handicap au travers de sa mise en scène follement immersive, accouchant de séquences incroyablement poétiques.

Copyright Álvaro Mascarell

Créant un nouveau langage audiovisuel dans lequel le temps, l'espace et le son ne vont jamais de pair, le réalisateur embrasse les codes du thriller où l'asynchronisme devient un redoutable outil de suspense autant qu'un reflet étrange d'une réalité qui nous suit au quotidien (ne sommes-nous pas tous habitués aux contacts virtuels frappés par l'asynchronie ?), pour mieux croquer un formidable et sensible portrait presque Bressonien d'une femme " décalée " et emprisonnée dans son mal-être et sa solitude; une double quête - existentielle et identitaire - portée par la prestation tout en nuances de la magnifique Marta Nieto.
Une expérience originale, délicate et complexe qui assume totalement les vacillements qu'impose son prisme audacieux et... en décalage.


Jonathan Chevrier