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[CRITIQUE] : Je tremble ô Matador


Réalisateur : Rodrigo Sepúlveda Urzúa
Avec : Alfredo Castro, Leonardo Ortizgris, Luis Gnecco, Julieta Zylberberg,…
Distributeur : Outplay Films
Budget : -
Genre : Drame, Historique, Romance
Nationalité : Chilien, Mexicain, Argentin.
Durée : 1h33min.

Synopsis :
Chili, 1986, en pleine dictature de Pinochet. Par amour pour un révolutionnaire idéaliste qu’il vient de rencontrer, un travesti sur le déclin accepte de cacher des documents secrets chez lui. Ils s’engagent tous deux dans une opération clandestine à haut risque.


Critique :


Pour son quatrième long métrage, le cinéaste chilien Rodrigo Sepúlveda Urzúa s’inspire d’un roman très connu dans son pays, écrit par Pedro Lemebel. Je tremble ô Matador (Tengo miedo torero), publié en 2001, décrit l’histoire d’amour entre un homme qui se travestit et un guérillero qui prépare un attentat contre le Général Pinochet dans les années 80. Le film, éponyme, suit ce récit et installe une ambiance mi-réelle, mi-sentimentale sous fond de dictature. La caméra capte deux mondes opposés : un monde queer underground et un monde révolutionnaire, qui partagent pourtant l’attrait du secret et des apparences.

En premier lieu, il y a un cocon. Un bar souterrain queer où La Loca (Alfredo Castro) retrouve ses ami⋅es drag. C’est coloré, c’est pailleté, un moment à part loin de la réalité de la dictature, qui interdit cette forme de représentation. Mais le rêve s’éteint au moment où l’armée fait irruption dans le bar. Les coups de feu mettent fin à l’illusion : la politique de Pinochet peut pénétrer ce monde et le piétiner sauvagement. La Loca s’en sort grâce à Carlos, qui passait par là. Cette rencontre fortuite ouvre un nouveau champ dans la vie du personnage principal, celui du mouvement révolutionnaire qui œuvre pour détruire la dictature chilienne.

Copyright Outplay

La rue ne ressemble en rien à l’ambiance du bar. La nuit, elle est vide, dépouillée de vie et en partie détruite par un terrible tremblement de terre survenu en 1985. Les gravats et la poussière font partie du quotidien de La Loca, un quotidien fait de bric et de broc pour joindre les deux bouts. Il brode pour de riches épouses de militaire la journée et la nuit, il est travailleur du sexe. Le cinéaste s'intéresse aux petits détails de cette vie solitaire et sédentaire. Les pieds fatigués à force d’attendre les clients. Les longues journées à broder des motifs floraux ou le sigle militaire pour des repas mondains. Dans ces moments-là, l’ambiance du film vire vers le réalisme d’une vie en marge de la société. Une vie presque solitaire qu’une vive lumière vient éclairer quand La Loca est entouré des siens. L’image du film va dans ce sens. Son appartement est sombre, éclairé faiblement par de rares rayons de soleil filtrés par les fenêtres. À la fois cosy et minimaliste, son intérieur reflète son quotidien précaire.

Nous comprenons alors assez vite l’importance que détient Carlos quand il entre dans la vie de La Loca. Ce jeune homme mystérieux le fascine aussi parce qu’il a l’air de s’intéresser à lui. Bien vite, la vérité apparaît, dans sa forme la plus pure : La Loca est la personne idéale pour cacher des éléments du futur attentat que Carlos et ses compagnons de lutte préparent en secret. Qui d’autres qu’une personne en marge, une personne qui doit elle-même se cacher du gouvernement pour accueillir une révolution en marche ? Mais Rodrigo Sepúlveda Urzúa laisse à son personnage le droit de rêver à une histoire d’amour. L'ambiguïté de Carlos envers La Loca lui permet de se jouer de lui, mais permet également à ce dernier de vivre un fantasme que la réalité lui a toujours refusé. C’est sur cet équilibre fragile que tient Je tremble ô Matador. On devine aisément Carlos en tant qu’homme hétérosexuel, qui ne s’est jamais posé de question sur sa sexualité, pourtant il semble comprendre ce qui habite La Loca et cela semble même l’émouvoir jusqu’à une certaine mesure.

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Pour souligner l’illusion dans laquelle s’enferme son personnage principal, le cinéaste utilise une patine vintage au sous-ton violet qui rappelle, dans l’imaginaire collectif, une image télévisée des années 80-90. Un pique-nique, à l’enjeu bien plus important que prévu, devient le summum de ce rêve éveillé, tandis que La Loca jouit d’une liberté à l’air libre que le personnage n’a jamais eu jusqu’alors dans le film. Mais la réalité des événements est toujours là, aux aguets et le personnage peut de moins en moins se glisser dans le fantasme. Avec l’approche imminente de l’attentat, les péripéties s’enchaînent et, avec elles, un propos plus politique que le réalisateur insère facilement dans le récit. Car, malgré les manifestations pour revendiquer la liberté du peuple, malgré l’implication croissante de La Loca au sein de la révolution, le personnage n’a de place nulle part, que ce soit dans la dictature ou les partis de gauche révolutionnaire. Pendant une arrestation de la police au milieu d’une manifestation à laquelle La Loca a pris place, le personnage ne sait plus où se placer car aucun mouvement social ne le considère. Le gouvernement actuel interdit l’homosexualité et toute la communauté LGBTQIA+ mais la communauté de Carlos ne semble pas accepter La Loca non plus. En ce sens, Rodrigo Sepúlveda Urzúa souligne très justement l’hypocrisie d’un militantisme conçu uniquement pour une partie de la société qui appartient à une norme bien établie.

Je tremble ô Matador réussit aisément à rassembler deux histoires distinctes en une seule : celle d’un combat contre la dictature chilienne et celle d’une histoire d’amour imagée et illusoire au cœur d’une vie marginalisée. Le récit que nous conte Rodrigo Sepúlveda Urzúa est muni d’une belle empathie et rend toute sa dignité à un personnage haut en couleur, impeccablement interprété par Alfredo Castro.


Laura Enjolvy

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