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[ENTRETIEN] : Entretien avec Michele Penetta (Il Mio Corpo)

Festival del film Locarno / Massimo Pedrazzini

Quand nous avons discuté avec Michele Pennetta par téléphone, la soirée du mercredi 9 décembre 2020, nous ne savions pas encore que les salles ne rouvriraient pas pour la sortie de son nouveau film, Il Mio Corpo, prévu à cette époque pour le 30 décembre. Mais l’année 2021 a commencé sans salles de cinéma et ce vide s’est poursuivi pendant presque six mois. À l’occasion de la sortie du film, nous pouvons enfin vous partager la discussion passionnante que nous avons eu avec le réalisateur.


Quelle est la genèse du film ?

J’ai commencé à filmer la Sicile en 2013. Ce premier film m’a amené à réaliser un deuxième film, et ce deuxième à celui-ci. Chaque film parle de personnes en marge de la société sicilienne. Je me suis pas mal déplacé dans l’île et j’ai tout de suite été fasciné. Dans le coin où j’ai tourné Il Mio Corpo, le centre de la Sicile, il y a toute une histoire autour des mines de soufre. À une époque, la Sicile était la première productrice mondiale de soufre. Du jour au lendemain, les mines ont fermé à cause d’histoires de mafia, des accords avec l’Italie et l’Allemagne, il existe beaucoup de théories différentes autour de ces fermetures ! Évidemment, les habitants ont déserté. J’étais curieux de voir ce qu'étaient devenues ces mines abandonnées. Elles sont maintenant le domaine des ferrailleurs, surtout des jeunes qui arrachent ce qu’il reste comme métaux. C’est comme ça que j’ai rencontré Marco, le père de Oscar. Par cette rencontre, j’ai tout de suite vu qu’il y avait un vrai potentiel de film avec leur famille. Je sentais déjà les non-dits, la tension sur le point d’éclater entre Oscar et son père. Puis, peu après, j’ai décidé d’intégrer un deuxième personnage au film que j’étais en train de créer. Il faut savoir qu’en plus des mines, la Sicile abrite le plus grand centre de réfugiés d’Europe. Il m’est devenu évident que ces deux réalités devaient se rejoindre dans le film. Elles n’ont rien en commun au premier abord, un jeune ferrailleur, un migrant, pourtant ces deux êtres se répondent. Ils ont la même envie d’un ailleurs, d’une fuite.


Justement avec ces deux personnages, vous mettez deux différents destins en parallèle, comment avez-vous géré qu’aucune des deux histoires ne prennent le pas sur l’autre ?

Pour trouver cet équilibre, c’était un travail de montage. Le film a mis presque une année à se monter et il a eu deux monteurs différents. Je connais bien ma première collaboratrice, Orsola Valenti, elle a monté mes deux précédents films. On n'est pas arrivé pas à trouver un rythme intéressant. Au bout de quatre mois de travail, elle m’a dit qu’il fallait enlever tous les plans de Stanley pour se concentrer uniquement sur la famille de Marco. Mais ce n’était vraiment pas le film que je voulais faire. J’ai fini par changer de monteur [Damian Plandolit, ndlr] et en deux mois, nous avons trouvé un rythme solide pour intégrer les deux récits. En ce qui concerne la fin, … Je ne sais pas si tu veux qu’on en parle tout de suite [rire].


Ah mais si, on peut en parler tout de suite ! Du coup : pourquoi ? [rire] Pourquoi Stanley et Oscar se rencontrent ?

En fait, aucun des deux ne savait que je filmais également quelqu’un d’autre pour mon film. Je ne voulais pas créer bêtement de la jalousie en premier lieu, puis je n’avais pas envie que tous deux pensent que je ne les prenais pas au sérieux. C’est toujours fragile la confiance qui s’installe entre un réalisateur documenteur et son sujet et je ne voulais pas qu’ils se pensent dispensables au film. J’ai eu cette idée de les unifier dans le cadre vers la toute dernière semaine de tournage. Avec mon chef opérateur et mon assistant réalisateur, on se faisait de gros brainstorming sur les plans que l’on venait de tourner, pour avoir déjà un plan d’ensemble du film, avant même le montage. L’idée d’une expérience nous est venue lors d’une réunion. Nous pensions qu’une rencontre entre Stanley et Oscar pourrait être un parfait prétexte pour ouvrir un troisième récit avec les deux protagonistes réunis. Rien de ce que j’avais imaginé ne s'est produit. Ce qui s’est passé, c’est ce que l’on voit à l’image. Ils n’avaient rien à se dire. Pendant que je discutais avec mon équipe sur la suite, parce que je voyais bien que mon idée de troisième récit tombait à l’eau, Oscar et Stanley ont écrit cette fin. Oscar s’est endormi sur le lit, à l’intérieur de la chambre et Stanley était assis à côté sur la chaise. Quand je les ai vus, j’ai su tout de suite qu’il fallait capturer ce moment. Je trouve ça beau finalement que ce ne soit pas moi qui ait choisi comment le film allait se terminer, que ce soit eux qui décident de cette image de fin.

Copyright Nour Films

D’ailleurs toute cette séquence possède une atmosphère onirique très forte comparée au reste du film, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’elle a été “mise en scène” vu que vous avez provoqué cette rencontre.

Oui, c'est la magie de ce genre de film, où on ne peut rien millimétré. C’est vrai que cette rencontre ne soulève pas beaucoup de questions parce qu’on la prend comme un rêve. C’est drôle parce que j’ai dû débattre avec la production, ils avaient peur du côté fictionnel de la rencontre. Pour l’instant, personne ne m’a fait de remarque, en tout cas les spectateurs qui ont pu voir le film. Justement, je pense qu’ils le voient comme mon équipe et moi l'avons voulu, comme un moment suspendu, hors du temps. Cette séquence se détache totalement de la réalité et c’est assumé, mais elle se détache de la fiction également. Onirique est vraiment le mot juste, je voulais terminer ce film sur une émotion. Dans sa forme même, le film questionne son genre, il navigue entre la fiction et le documentaire. J’essaie toujours d’aller au-delà et cette fin pour moi, c’est comme si on pouvait toucher une vérité. Ou plutôt leur vérité.


Je rebondis sur ce que vous venez de dire, sur le genre de Il Mio Corpo. J’ai souvent lu que vous "fictionniez le réel”. Comment qualifiez-vous votre style ?

J’ai découvert le documentaire à l’école de cinéma. Dans mon esprit, les documentaires, c’était ce qu’on pouvait voir sur National Geographic, tout ce qui avait trait aux animaux, je ne sais pas pourquoi. C’est grâce à Jean-Louis Comolli, un grand théoricien de cinéma du réel français et à Claudio Pazienza, un cinéaste belge d’origine italienne que j'ai eu comme mentor durant ma dernière année. J’ai appris avec eux à me questionner sur la façon dont on regarde la réalité. Ces dernières années, j’ai un peu travaillé sur comment bâtir mon point de vue, comment transmettre la réalité à travers mon regard. Comment traduire ce regard en utilisant les instruments à ma disposition, l’équipe, la caméra, le son, le montage. Je qualifie mes films comme des films, j’aime pas mettre des étiquettes, documentaire ou fiction. C’est vrai que j’essaie de briser cette ligne dans mes derniers films, même si je pense qu’ils sont vus comme des documentaires parce que je travaille dans l’immersion d’un quotidien d’une personne réelle. C’est un travail d’observation et de captation, parfois de provocation de ma part pour avoir certaines actions. Mais je parlerais plutôt de point de vue, plus qu’autre chose et on pourrait en parler pendant des heures pour définir ce que c’est au cinéma. Je me vois comme un peintre qui doit choisir son pinceau et quelqu’un qui fait des films doit utiliser la caméra comme telle.


Si je ne me trompe pas, vous avez tourné en scope, un format très cinématographique. Pourtant, vous avez une démarche très brute dans votre mise en scène, ce n’est jamais esthétisant. C’est parce que vous ne voulez pas édulcorer ce que vous filmez ?

Oui et non. L’image a été le sujet sur lequel je me suis toujours questionné. Pour ce film, j’ai discuté avec Paolo [Ferrari, ndlr] mon chef opérateur sur notre vision. Le scope, comme tu dis, est un format très cinématographique dans l'œil du spectateur. On voulait jouer avec ce doute. C’est aussi le format du western. Quand je me suis retrouvé dans ces carrières, dans cette atmosphère presque jaune, on avait vraiment l’impression d’être dans un western. Je voulais cet aspect au final. On pourrait presque voir le film comme un western contemporain, non ? Mais en même temps, mon but était de mettre la décadence de ces paysages en avant, de valoriser l’abandon. Paradoxalement, pour être le plus fidèle à la vérité, il fallait utiliser les codes du cinéma.

Copyright Nour Films

Comment trouvez-vous votre place pendant le tournage, dans le quotidien des gens que vous filmez ? Y a-t-il un scénario que vous suivez ou captez-vous la réalité du moment ?

J’ai quasiment préparé le film pendant un an. C’est beaucoup de temps passé avec les personnages pour essayer de créer un lien très fort, pour qu’ils s’habituent à ma présence et plus tard, à la présence de mon équipe. Ce temps est précieux pour moi parce que je peux déjà imaginer des situations dans leur quotidien qui pourraient être intéressantes à filmer. Quand mon équipe est arrivée sur place, nous avons passé un mois sans tourner pour que tout le monde s’imprègne du lieu, de l’atmosphère. On ne tourne pas avec un planning pré-défini, c’est en fonction de ce qui se passe. C’est vraiment beaucoup de discussions avec mon équipe sur les rushs qu’on filme, ça m’aide à faire un découpage par la suite. C’est important pour moi de créer ce climat de confiance, pour mes personnages, mais aussi pour mon équipe. Il n’y a pas d’ambiance formelle avec des chefs de poste. Tout le monde a son mot à dire, ça nous fait avancer dans la bonne direction. La confiance est vraiment bénéfique pour le film. Vers la fin, Oscar et Stanley étaient capables d’anticiper ce que je voulais et ils me le donnaient sans que je le demande. Cela installe aussi une certaine décontraction devant la caméra, on a vraiment l’impression que ce sont des comédiens chevronnés, alors que c’était la première fois qu’on les filmait ! C’est un film qui s’est écrit dans l’action, en équipe.


Copyright Nour Films

Vu votre regard et votre intention de mise en scène, un scénario vous aurait totalement desservi.

Ah mais bien sûr ! Je n’aurais pas pu passer un an avec eux. Et c’est vrai que j’ai l’impression qu’ils ont vu la caméra comme l’occasion de dire des choses. J’ai découvert toute l’histoire sur la mère de Oscar pendant qu’on tournait, comme s’ils s'appropriaient le récit finalement. La caméra peut produire une envie de partager, de s’ouvrir. Je n’aurais jamais pu imaginer un moment aussi puissant que cette séquence de repas où Marco déballe tout. Quand on rentre dans l’intime, on ne peut jamais prévoir, jamais réaliser la force des récits des gens que tu filmes.


Que représente le titre Il Mio Corpo pour vous ? Quelle est sa signification ?

Le titre est arrivé à la fin du film parce qu’il avait beaucoup évolué par rapport à ce que j’avais en tête. Au début, le titre était Terra Plata, qui veut dire Terre Chauve en français, littéralement. C’est d’ailleurs le nom qu’on donne à cette région, parce qu’il n’y a rien. C’est une région sèche, aride, à l’image des gens qui l’habitent. J’ai trouvé que ce titre n’avait plus beaucoup de sens parce que ce n’était plus un film sur un lieu, mais sur des hommes, sur des corps. La religion traverse le film, j’y ai mis beaucoup de symboles. Il me semblait plus pertinent d’aller dans ce sens-là. Il Mio Corpo, c’est un bout d’une prière “ceci est mon corps, offert en sacrifice”. Ce titre me parle parce qu’à la fois ce sont des corps humains, et dans leurs histoires il y a cette notion du sacrifice. Ils utilisent leur corps pour travailler, pour survivre et en même temps, il existe un corps plus métaphysique, avec une âme qui aimerait bien s’échapper. J’aimais bien ce titre, car il n’est pas non plus trop connoté religieux. Il a une résonance assez universelle.


Il Mio Corpo fait donc partie d'une sorte de trilogie sicilienne. En avez-vous fini avec cette région ?

J’ai envie de renouveler cette curiosité qui m’a poussé à venir ici. J’ai appris à la connaître grâce à mes films. Mais cela fait maintenant huit ans que je parcours la Sicile de long en large et je sens le besoin de filmer une autre réalité. Vu que j’en parle comme le miroir de l’Italie et de l’Europe, j’aimerais bien effectivement aller voir ce qui se passe ailleurs.


propos recueillis par Laura Enjolvy, le 9 décembre 2020



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