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[ENTRETIEN] : Entretien avec Hind Meddeb (Paris-Stalingrad)

© AFP/FETHI BELAID

À l'occasion de la sortie de son nouveau documentaire le 26 mai 2021, Paris-Stalingrad, co-réalisé avec Thim Naccache, nous avons pu discuter avec la réalisatrice Hind Meddeb, de l’importance du regard, de ce qui le construit et l’instrumentalisation de la violence par l’État.


Paris-Stalingrad commence par vous, par votre voix et un long plan à l’intérieur d’une voiture qui traverse Paris à cinq heures du matin. Il était important de débuter le film comme cela ?

Dans les faits, l’idée du film a débuté ainsi. J’ai été témoin de violence contre les réfugiés dans le quartier où j’habitais, proche de Stalingrad. Cette scène tôt le matin, où on essaye d’arriver le plus rapidement possible pour être là quand la police arrive, pour essayer d’aider, c’est une scène que j’ai vécu de nombreuses fois. C’était une époque très dure, assez déprimante, parce qu’on avait l’impression que ça ne s’arrêterait jamais. Il y a eu une mobilisation des gens du quartier et à ce moment-là j’étais encore journaliste. J’avais écrit une tribune, nous avons essayé d’alerter au maximum parce que nous étions sûrs que si on montrait ce qui se passait, le cauchemar allait s’arrêter. Finalement, rien n’a bougé. Et c’est là que j’ai décidé de prendre ma caméra un peu comme une arme. Jean-Marie Straub disait “si je n’avais pas fait des films, j’aurais posé des bombes” et je comprends cette phrase. Quand vous avez cette colère qui monte, quand vous êtes complètement impuissants, quand vous ne pouvez pas influer sur la politique de votre ville, alors que vous y habitez pourtant, il ne vous reste plus grand chose. Mais j’avais une caméra. Je voulais restituer ce moment où on arrive sur le campement. C’était le geste de départ, un élan de solidarité et surtout quelque chose de très personnel. C’est mon expérience, je suis témoin de quelque chose là où je vis et je décide d’en faire un film. Je pense que c’était important que le spectateur sache d’où je pars, ce n’est pas une caméra extérieure à cette ville et surtout il n’y avait pas une volonté de tout montrer. Le film est très subjectif. Il porte mon point de vue mais aussi celui des réfugiés, de Souleymane. Il n’y a pas la parole des responsables des institutions, des politiques ou des policiers, je voulais vraiment que ce soit un film immersif. Le regard des arrivants sur Paris, conjugué à mes émotions. Donc il y a beaucoup de hors-champ, beaucoup d’informations que nous n’avons pas. Je conseillerais à vos lecteurs de voir un autre film qui complète le mien, En territoire hostile de Chloé Guerber-Cahuzac. Il n’est malheureusement pas sorti au cinéma mais il a beaucoup circulé dans les universités, dans les associations pour des séances spéciales. Ce film, c’est l’envers du décor sur toutes les démarches administratives que vous devez effectuer quand vous arrivez en France.


Et que l’on devine en filigrane dans votre film.

C’est vrai qu’on peut le deviner. Chloé Guerber-Cahuzac vous le montre dans le détail d’une manière effrayante. Nous prenons conscience par ses images qu’il existe une violence administrative peut-être encore plus forte que la violence de la rue ou de la police, et qui m’a fait penser au Château de Kafka. L’aliénation de l’individu face à la bureaucratie. Tout est fait pour décourager.


Nous avons parlé de la prémisse mais quand avez-vous su que les images que vous filmiez deviendraient un film ?

Dès le début. Tout a commencé par l’occupation du lycée Jean Jaurès dans le 19ème par des exilés qui avaient été chassés régulièrement sous les ponts des métro aériens, sans proposition d'hébergement. Le lycée fait cinq mille mètres carrés, il était vide depuis cinq ans. Très vite le tribunal administratif a prononcé l’expulsion. Je suis allée dans ce lycée la veille de l’expulsion justement, c’était extrêmement bien organisé. La solidarité venait de tous les gens du quartier et j’ai filmé l’effervescence qui régnait. Ces images ne sont pas du tout dans Paris-Stalingrad, mais elles sont sur Youtube. Prendre la caméra à ce moment-là, c’était un geste militant avec le côté instantané d’Internet. Mais quand j’ai vu que rien ne bougeait politiquement parlant et surtout quand la police est arrivée le lendemain, qu’ils ont expulser ces gens d’un lieu qui ne sert strictement à rien encore maintenant, le lycée aurait très bien pu servir de foyer, je me suis dit qu’il fallait que j’aille plus loin que mes petites vidéos militantes. Je voulais un film d’archive, un film qui soit le témoin d’un moment de l’histoire de Paris. Il y a une politique d’éloignement du centre-ville, on voit que la solidarité des parisiens pour les réfugiés dérange. Il y a aussi quelque chose de liée à l’image même de Paris qui ne doit pas circuler et je dois dire que j’ai été impressionnée par la force de la communication de la ville pour que tout soit invisible aux habitants. Ce qu’on voit dans mon film était tout à fait accessible aux cinéastes et aux journalistes, mais très peu de choses ont été filmées ou écrites sur ces événements. Quand j’ai montré le film à l’étranger, les spectateurs ont été très choqués, pas seulement par l’action mais par où se passe cette action. Personne ne pensait que c’était possible dans une ville comme Paris. C’était intéressant quand j’ai montré le film à Toronto, à New York, Los Angeles, au Danemark, en Norvège, en Égypte, en Tunisie, au Maroc, les réactions étaient très fortes. Paris c’est la ville où l’on vient passer sa lune de miel, c’est la ville de la mode, c’est l’une des villes européennes les plus visitées. Il y avait un immense décalage entre l’image de la ville ouverte sur le monde, une ville qui accueille des artistes et des intellectuels et l’expulsion de migrants avec une violence inouïe non nécessaire.

La Vingt-Cinquième Heure

Le cinéma populaire a souvent tendance a idéalisé les grandes villes, notamment Paris, la ville lumière, la ville des amoureux. Vous parliez de témoignages tout à l’heure et c’est très intéressant parce que Paris-Stalingrad nous confronte à un autre regard et quand on est face aux images, on a parfois du mal à se dire que c’est la même ville.

Oui et puis surtout, tout a disparu. Tout ce qui se trouve dans le film n’existe plus aujourd’hui. J’avais vraiment une obsession de l’archive, avec déjà la conscience que c’était un moment de l’histoire qu’on a voulu rendre invisible. Médiatiquement, ce qu’on voyait c’était simplement ce qu’ils appellent des “évacuations”. Je trouve terrible ce mot, un terme de plomberie totalement déshumanisant. Il y avait l’envie de rassurer avec ce déploiement de policiers alors qu’ils sont juste face à des gens qui demandent à être hébergés et à pouvoir déposer leur demande d’asile. On voyait les bus remplis s’en allant on ne sait où et des interviews très policées dans les journaux télévisés. Tout dépend de comment on filme un événement, les réactions qui vont s’enclencher par la suite peuvent changer du tout-au-tout en fonction du regard avec lequel vous avez filmez.


C’était une de mes questions ! Vous êtes ou étiez journaliste...

J’étais journaliste et justement j’ai arrêté de l’être parce qu’il y avait véritablement un problème de liberté. On ne peut pas dire certaines choses, on ne maîtrise pas son récit et puis nous sommes souvent dans la vitesse, un sujet en chasse un autre et ainsi de suite. J’ai décidé d’arrêter pour faire des films qui prennent le temps.


Comment on construit ce regard qui prend le temps justement, ce regard de témoignage qui s’éloigne des images pour faire “du buzz” ?

Cette histoire de “faire le buzz” c’est intéressant. Je me souviens que ce qui me gênait le plus dans mon travail c’était l'unilatéralité des sujets. Tous les médias se jettent sur un seul et même événement, en occultant ce qui se passe autour. A contrario, ce que je trouve intéressant c’est de pouvoir se distinguer, pouvoir raconter autre chose. Pourquoi devrait-on tous suivre le même récit ? Je crois que le basculement du regard se situe là, quand vous ne voyez pas l'intérêt que tout le monde fasse la même chose au même moment. Un film c’est l’expression d’une singularité, c’est ça pour moi le regard. Je ne vais pas raconter cette histoire de la même manière que quelqu’un d’autre parce que derrière il va y avoir toute une construction personnelle. On essaye d’effacer votre singularité dans le journalisme, votre histoire, alors que c’est ça qui est intéressant. D’ailleurs, il y a des formes de journalisme qui l’assument complètement. Hemingway par exemple, son statut d’écrivain était déjà présent dans ses textes journalistiques. Je pense qu’on pourrait faire différemment, mais il faudrait alors tout revoir, tout remettre en question.


On en a parlé, votre film se concentre sur le regard des réfugiés. Un en particulier cependant, Souleymane. Comment l’avez-vous rencontré et quand avez-vous su qu’il deviendrait un élément central de Paris-Stalingrad ?

C’est d’abord une rencontre humaine, avec une amitié qui est née. Il venait juste d’arriver, il était très seul et comme on parlait arabe tous les deux, nous avons pu communiquer. Mais c’est aussi une rencontre de cinéma. Je lui ai proposé de raconter son histoire et il a accepté. Le film suivait une galerie de personnages mais il s’est passé quelque chose de magique avec Souleymane, quelque chose d'inexplicable. On ne sent pas la caméra sur lui. Il n’était pas du tout gêné par elle, son attitude ne changeait pas quand elle s’allumait. Je me suis vite rendue compte qu’il adorait être filmé. D’ailleurs, il aimerait bien être acteur, il aime le cinéma, ça l’intéresse et il pensait que le film pouvait changer les choses, ce qu’il ne pense plus aujourd’hui si vous le rencontriez. C’est aussi en regardant les rushs que je me suis rendue compte de sa dimension cinématographique. J’ai fait ce choix de le mettre au centre parce que je ne voulais pas que le film soit juste de la dénonciation. Ce qui est intéressant, ce n’est pas uniquement mon point de vue, c’est aussi de faire des rencontres. Une rencontre avec la poésie de Souleymane, une rencontre avec quelqu’un qui crève l’écran, dans le sens où on a le sentiment qu'il y a quelque chose qui se joue ailleurs. On est dans le cinéma et pas juste dans un reportage ou un simple documentaire.

La Vingt-Cinquième Heure

Cela se sent dans votre mise en scène. Quand la caméra se pose sur lui, on sent une espèce de plénitude gagner le cadre, un recul sur la ville et l’action qui s’y passe.

Exactement ! Souleymane permet de ne pas être juste dans l’émotion du moment, mais de poser son regard sur la ville, sur la situation, sur toute cette politique. Et la poésie nous permet d’entendre les choses différemment, de nous regarder autrement. J’espère justement qu’il peut toucher des personnes qui ne se sentent peut-être pas tout de suite concernés par ces questions.


Vous avez tourné en 2016, pourtant le timing de la sortie du film ne pourrait pas être plus actuel, si on part du côté de la violence policière et surtout l’interdiction de la filmer avec la loi Sécurité Globale.

Alors ce n’est pas qu’on ne peut plus filmer les policiers, c’est qu’ils veulent être floutés. Mais c’est une vraie question parce qu’ils veulent pouvoir continuer à exercer cette violence. C’est une mise en garde en fait parce que je pense que l’État souhaite instaurer une peur. Peur d'aller manifester, peur d’émettre une opinion dissidente, parce qu’on sait que cette violence est là et qu’elle nous concerne tous. Il y a une volonté qu’elle soit présente continuellement, qu’elle soit filmée. Par contre, ils veulent pouvoir continuer à l’exercer, et même, à la mettre en scène, sans que l’on voit les visages, en toute impunité. C’est encore plus grave que ce qu’on pensait. Les violences policières ont vocation à être montrées et vues du point de vue de l’État.


D’où l’importance d’avoir des films comme le votre, qui donne un autre point de vue de cette violence et qui en plus, en donne une multitude de facettes. Il n’y a pas que la violence physique, dans l’action. C’est une violence installée dans leur quotidien.

Je ne voulais pas que la violence soit le sujet du film, ce que je voulais qu’on voit c’est l’humanité des personnes qui arrivent, leur intelligence, leur regard parfois poétique, leur capacité à transformer cette violence et à la surmonter avec les mots parce que c’est la seule chose qui nous reste. L’écriture, l’art, la beauté et surtout le langage. La violence démarre là où le langage s’arrête. Ce que je voulais c’est que la violence soit le “décor” du film en quelque sorte, parce qu’ils arrivent dans ce contexte, mais eux, se situent ailleurs. Ils ne sont pas que victimes, ils sont aussi acteurs de leur destin. Je ne voulais surtout pas de misérabilisme, il y a plutôt une volonté de s'élever au-dessus de leur instrumentalisation par l’État, qui est une forme de diversion pour ne pas aborder les vraies questions. Les questions sociales, de solidarité, de partage des richesses. On fait de la politique comme ça, depuis toujours. Et je voulais les poser, enfin.


Propos recueillis par Laura Enjolvy, le 17 mai 2021



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