[TOUCHE PAS NON PLUS À MES 90ϟs] : #97. La Haine
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Nous sommes tous un peu nostalgique de ce que l'on considère, parfois à raison, comme l'une des plus plaisantes époques de l'industrie cinématographique : le cinéma béni des 90's, avec ses petits bijoux, ses séries B burnées et ses savoureux (si...) nanars.
Une époque de tous les possibles où les héros étaient des humains qui ne se balladaient pas tous en collants, qui ne réalisaient pas leurs prouesses à coups d'effets spéciaux et de fonds verts, une époque où les petits studios venaient jouer dans la même cour que les grosses majors légendaires, où les enfants et l'imaginaire avaient leurs mots à dire,...
Bref, les 90's c'était bien, tout comme les 90's, voilà pourquoi on se fait le petit plaisir de créer une section où l'on ne parle QUE de ça et ce, sans la moindre modération.
Alors attachez bien vos ceintures, prenez votre ticket magique, votre spray anti-Dinos et la pillule rouge de Morpheus : on se replonge illico dans les années 90 !
#97. La Haine de Mathieu Kassovitz (1995)
On a eu une tendance très " française ", au-delà du lynchage aveugle, de qualifier La Haine comme une réponse du cinéma hexagonal aux Boyz N The Hood de feu John Singleton et autres Menace 2 Society des frangins Hughes, là ou il n'était, plus simplement, qu'une mise en image féroce du fossé social qui gangrène notre cher pays (et non une propagande anti-flics, étiquette stupide qui lui sera collé dès sa presentation cannoise); une oeuvre muée par une envie d'agir, de se rebeller et qui n'a jamais paru aussi actuel, pile poil vingt cinq ans plus tard.
En confrontant une urbanité résolument européenne et une culture cinématographique très américaine, pour mieux graver sur la pellicule l'affrontement entre une jeunesse en colère et une police pas toujours adepte du " protéger et servir ", Mathieu Kassovitz dégaine sa vision du problème qui deviendra très vite LE film de banlieue ultime; une explosion de vérités et de commentaires sociaux cinglants, nourrie par une narration dynamique et une envie bouillonnante de fouiller les tréfonds des divisions générationnelles et raciales locales, autant que d'attaquer frontalement le pouvoir en place.
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Articulé sur une journée décisive, faisant suite à une émeute de banlieue résultant d'une tragédie beaucoup trop commune (un adolescent, Abdel, se retrouve dans le coma, après une bavure policière), et vissée sur trois jeunes qui ont la haine, aussi différents que complémentaires : Vinz, juif qui jure de venger Abdel, Saïd, rebeu (très) volubile et Hubert, black boxeur et clairement plus posé que les deux autres.
Trois mômes pas totalement dans l'âge adulte - et dont la fragilité n'est jamais masquée ou idéalisée -, aux vies différentes même si venant du même quartier, qui vont se lancer dans une odyssée de la banlieue aux quartiers riches de la capitale (ou leur marginalité, au-delà même de la distance en RER, est pointée du doigt sans même qu'ils le cherchent), alors que la bombe à retardement qui les menace ne cesse de prendre de l'ampleur...
Fable fataliste sur le déclin de la société, certes férocement unilatéral (Kassovitz voit les choses en monochrome, le noir et blanc élégant qui imbibe la pellicule n'est pas du tout un hasard), La Haine ne donne jamais l'illusion d'une fin heureuse, d'un happy end irréel et putassier qui ne correspond pas au quotidien de la banlieue, témoin direct de l'échec - toujours actuelle - des politiques urbaines.
Entre petites altercations, instants de galères intenses ou de vies familiales - voire même d'exploration de territoires hostiles -, la péloche et son rythme presque méditatif, sublime la banalité du quotidien en capturant de vrais morceaux de vies rugueux, souvent désamorcés par des saillies d'humour salvatrices, qui ne font que renforcer l'électrochoc que veut provoquer le cinéaste, à la conviction inébranlable.
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Désireux d'aller à contre-courant du nombrilisme du septième art français (dans lequel il ne se reconnaît pas), et démarrant tambours battants, avec des images d’archives montrant des affrontements entre policiers et manifestants - au rythme de " Burnin' and Lootin' " de Bob Marley -; Kassovitz, jusque dans les mouvements cinétique de sa caméra (une idée folle par plan, ou pas loin), puise sa puissance dans la rage urbaine New Yorkaise, que ce soit celle de Scorsese (Mean Streets, Taxi Driver jusque dans la reprise de la scène culte " You Talking to Me ", impliquant Vinz) ou de Lee (Do The Right Thing, avec lequel il partage la même chronologie, le même esprit de parabole électrisant, le même compagnon auditif - le hip-hop - et la même montée en puissance de la violence).
Chef-d'oeuvre incendiaire catapulté dans un espace raréfié ou seul l'instant présent compte, d'un noir et blanc froid et furieusement évocateur aussi bien pour installer une ambiance glaciale ou tout le monde doit garder au maximum son sang-froid, que pour arborer une patine ancienne, suggérant sans forcer que le racisme et l'injustice sont des problèmes aussi vieux que le 7ème art lui-même), d'une brutalité douloureuse ne se cherchant jamais d'excuse (leur colère est justifiée et traitée avec une certaine sympathie, mais ils sont constamment tenus pour responsables de leurs réactions et actes); La Haine croque une représentation du monde furieusement ambiguë (" Le monde est à vous ", message martelé aux héros comme à Tony Montana dans Scarface, alors qu'on ne leur donne absolument pas la chance de trouver leur place) et cyclique où la haine ne fait qu'engendrer plus de haine.
Une vérité universelle tellement profondément ancrée au coeur de la société, qu'il n'y a aucun moyen de lui échapper, aucun répit face à elle.
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La tragédie qui plane sévèrement au-dessus du film avant de furieusement la conclure (qui cite directement la mort de Makomé le 6 avril 1993, un jeune zaïrois de 17 ans tué d’une balle dans la tête par un policier, dans un commissariat du 18e arrondissement de Paris), ne laisse personne indemne, et encore moins son auditoire qui se voit asséner un rappel aussi puissant qu'essentiel : tant que le racisme, ou même toute autre forme de désequilibre/répression sociale seront autorisés à exister, nous seront tous à la fois ses auteurs - même inconscients -, et surtout ses premières victimes...
" C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien... L'important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. "
Jonathan Chevrier