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[TOUCHE PAS À MES 80ϟs] : #129. Dangerous Liaisons

Photo by Etienne George / Getty Images

Nous sommes tous un peu nostalgique de ce que l'on considère, parfois à raison, comme l'une des plus plaisantes époques de l'industrie cinématographique : le cinéma béni des 80's, avec ses petits bijoux, ses séries B burnées et ses savoureux (si...) nanars.
Une époque de tous les possibles où les héros étaient des humains qui ne se baladaient pas tous en collants, qui ne réalisaient pas leurs prouesses à coups d'effets spéciaux et de fonds verts, une époque où les petits studios (Cannon ❤) venaient jouer dans la même cour que les grosses majors légendaires, où les enfants et l'imaginaire avaient leur mot à dire...
Bref, les 80's c'était bien, voilà pourquoi on se fait le petit plaisir de créer une section où l'on ne parle QUE de ça et ce, sans la moindre modération.
Alors attachez bien vos ceintures, mettez votre overboard dans le coffre, votre fouet d'Indiana Jones et la carte au trésor de Willy Le Borgne sur le siège arrière : on se replonge illico dans les années 80 !




#129. Les Liaisons Dangereuses de Stephen Frears (1988)

Sous la plume de Pierre de Choderlos de Laclos, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont, libertins notoires, s'échangent des lettres au contenu licencieux. La première, par vengeance, désire que son complice ne débauche la jeune promise d'un ancien amant ; mais le second, de son côté, s'est déjà donné pour illustre défi de séduire la Présidente de Tourvel, réputée pour sa piété maritale. John Malkovich, Glenn Close, Michelle Pfeiffer et les encore tout jeunes Keanu Reeves et Uma Thurman : pour l'adaptation qu'il a réalisée de ce sournois jeu de dupes, Stephen Frears s'est entouré d'un casting de luxe. On pouvait être certain qu'en se reposant sur de tels acteurs, le résultat serait à la hauteur, mais il faut également saluer la mise en scène qui a su donner une incarnation fluide et dynamique à la matière épistolaire, tout en lui restant fidèle. 

Photo by Etienne George / Getty Images


L'exercice, en effet, était délicat, puisqu'il fallait parvenir à en extraire une action qui n'est que rapportée par un croisement de points de vue. L'équation a cependant été habilement résolue, pour donner naissance à un délicieux ballet d'ego et de manipulations.
Cependant, avant même que l'échiquier ne commence à se dévoiler, le premier enchantement réside dans la seule contemplation de ses pièces, et tout particulièrement de sa reine et de son roi, dont le narcissisme est mis en valeur par d'opulentes parures. A voir Merteuil poudrée avec soin et engoncée dans un somptueux corset, à voir Valmont indécis quant à la perruque à arborer pour son prochain rendez-vous, les amateurs de films d'époque auraient bien du mal à bouder leur plaisir. Les costumes, les coiffures mais également les décors convoquent sans mal un imaginaire fait de faste et de coquetterie, mais sans que cette ostentation ne vire jamais au tape-à-l’œil : l'élégance reste maître mot. Pas question, non plus, de se pavaner dans les détails à la manière d'un Marie-Antoinette. Ainsi, hormis lors de la scène d'introduction, qui prend le temps de mettre en place ce terrain de jeu historique, le poids du cadre ne vient jamais étouffer l'oeuvre, se gardant bien de trop confisquer l'attention du spectateur pour se mettre plutôt au service de l'intrigue... ou plutôt devrait-on dire des intrigues.

Photo by Etienne George / Getty Images


Il est bien là, le cœur des Liaisons Dangereuses, dans cet enchevêtrement de relations pareil à un nid de vipères dans lequel seraient pris quelques oisillons. Ces pépiements que l'on entend, ce sont ceux des ingénus Cécile de Volanges et du Chevalier Danceny, jouets des desseins des roués, et qui semblent n'exister que pour être dévoyés par eux. Pourtant, on a bien du mal à éprouver du regret à leur égard, tant leur candeur est dépourvue de charisme. Il ne fait dès lors aucun doute que la mise en scène et la direction d'acteurs ne sont pas du côté des bonnes moeurs, entièrement voués qu'ils sont à la fascination pour les figures machiavéliques de Valmont et de Merteuil, amants liés par un mélange de complicité et de rivalité. Cinglants, spirituels, perspicaces et badins, d'un narcissisme enjôleur et d'une mesquinerie ludique, ils se jouent des faiblesses humaines et des hypocrisies de la société avec un cynisme digne des plus grandes rébellions adolescentes. Si le spectacle est plaisant, il ne trompe néanmoins personne, car tout un chacun sait que pareil hybris est voué à entraîner un châtiment.
Lorsqu'on en vient à l'inévitable déchéance de ses protagonistes, le roman esquissait une différence de traitement que le film renforce. En effet, Valmont est celui qui, se prenant à son propre jeu, tout absorbé qu'il est dans ses stratagèmes destinés à séduire une femme vertueuse, ne s'aperçoit que trop tard qu'il en est véritablement tombé amoureux. Ainsi, les yeux embués de la Présidente de Tourvel sont tout à la fois son plus grand péché et son ultime espoir de rédemption, en cela qu'ils lui font éprouver au plus profond de lui-même l'infamie de son comportement - et s'il est trop tard pour expier ses fautes dans cette vie, il accède du moins à une forme de sublimation narrative, tandis qu'on le voit se consumer peu à peu (à en oublier sa perruque !).

Photo by Etienne George / Getty Images


Merteuil, quant à elle, est accablée par une dénonciation plutôt que par les regrets, et si la mort qu'elle rencontre n'est que sociale, elle manque ainsi l'opportunité de gagner à travers sa chute une forme de noblesse. Noblesse qui lui fait d'autant plus défaut que Frears semble se désintéresser de son personnage, reléguant ses subtilités à l'arrière-plan.
Hélas, le film perd là une couleur précieuse du roman original, car si la Merteuil littéraire était tout aussi cruelle que son alter ego cinématographique, on décelait du moins, dans les nuances de ses formules, des sentiments plus humains. Notamment, cette amertume teintée de tristesse qu'éprouve la marquise lorsqu'elle se constate supérieure au vicomte dans sa froideur calculatrice, comme tout à la fois on est déçu par un ami et on perd un adversaire qu'on estime, et qui révèle un inextinguible sentiment de solitude. Surtout, la frustration d'être une femme dans une société patriarcale qui cherche à la contrôler, et une défiance perpétuelle vis-à-vis de la condition à laquelle on veut ainsi la réduire (dont on retrouve la filiation, par exemple, chez Cersei Lannister). Faute de ce contexte, la marquise est ici une figure manichéenne, dont la trajectoire ne fait qu'accentuer le sous-entendu moralisateur de l'oeuvre, insinuant que l'orgueil de la femme est plus condamnable que celui de l'homme... Heureusement, on aura pris tant de plaisir à admirer l'habileté de ses manœuvres et de son phrasé que ce sermon a bien peu de poids.

Photo by Etienne George / Getty Images


En définitive, la saveur des Liaisons Dangereuses doit beaucoup à la nature ambiguë de sa morale, où la punition que subissent les intrigants semble anecdotique au regard de l'éblouissement qu'ils suscitent (cela d'autant plus qu'à l'exception de la Présidente de Tourvel, leurs victimes sont traitées avec une dérision certaine). Il serait hypocrite de nier que si la valse du vicomte et de la marquise nous semble si flamboyante, c'est parce qu'elle exorcise notre propre désir secret de cruauté, nos propres velléités de vengeances intimes, notre propre enivrement par des sentiments passagers de puissance et de supériorité. Elle exerce ainsi exemplairement la fonction cathartique du théâtre grec, à l'image du destin de Phèdre ou de l'Hermione d'Andromaque, et il n'est donc guère étonnant que, lorsque Frears se lance dans l'adaptation du roman déjà vieux de deux siècles, il parvienne à y puiser une redoutable modernité, qui, encore plusieurs décennies plus tard, n'a toujours pas fini de résonner.


Lila Gleizes

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