[ENTRETIEN] : Entretien avec Ludovic et Zoran Boukherma (Leurs enfants après eux)
© Crédit photo : The Jokers Film // © Warner Bros. France // © Marie-Camille Orlando - 2024 - CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - TRESOR FILMS - FRANCE 3 CINEMA - COOL INDUSTRIE |
Rapidement remarqués par la
singularité de leur premier long-métrage, Teddy, Ludovic et Zoran
Boukherma reviennent deux ans après L’année du requin sur un
titre ambitieux et clairement attendu. Leurs enfants après eux, adaptation du roman de Nicolas Mathieu, est ainsi peut-être le meilleur film de
ces réalisateurs avec qui nous avons eu la chance de discuter lors de leur
venue au FIFF.
À la base, ça a commencé avec Gilles Lellouche qui voulait adapter le roman en série. - Zoran Boukherma
Comment se sont passées la
rencontre avec le livre Leurs enfants après eux et les
discussions avec Nicolas Mathieu ?
Zoran Boukherma : À la base,
ça a commencé avec Gilles Lellouche qui voulait adapter le roman en série. On
s’est donc d’abord rencontrés pour ça. On connaissait un peu Nicolas Mathieu
mais on n’avait pas lu ce livre donc on s’y est mis dans l’idée d’une
adaptation en série pour que Gilles la coécrive avec nous et la réalise. Au
final, il a été beaucoup pris par L’amour ouf et de fil en
aiguille, on a récupéré le projet. On a eu la sensation assez vite en lisant le
roman qu’on préférait en faire un film de cinéma. Ce qui est marrant, c’est
qu’on n’avait jamais eu l’idée de tourner une adaptation avant ça mais en le
lisant, ça a tellement résonné avec notre propre adolescence. Le fait qu’on ait
grandi dans un milieu social très similaire et rural à celui d’Anthony, le
personnage qu’on suit dans le livre, nous a fait nous retrouver en lui. Son
milieu est plus post industriel mais il y avait beaucoup de choses qui
résonnaient avec nous. On s’est donc dit que si on devait adapter cette
histoire, cela pouvait être potentiellement notre film le plus personnel alors
que ce n’est pas notre histoire. Ça a donc été un coup de foudre avec le livre
mais aussi avec Nicolas Mathieu. On l’a beaucoup écouté parler, on a regardé
beaucoup de ses interviews et conférences. On l’a trouvé fascinant comme gars. On
a eu envie de faire ce projet-là et on l’a rencontré au tout début de
l’écriture, alors qu’on réfléchissait encore à comment on allait adapter le
livre. On a discuté de la direction qu’on a imaginée, c’est-à-dire de rester
dans les 4 étés et de supprimer un peu ce qui était en dehors de ça tout en
restant dans l’arène de la ville et de ne pas en sortir.
Comment faire un film qui est
marqué dans le passé mais qui ne tombe pas trop dans la nostalgie ?
Ludovic Boukherma : Il y a
un peu cet aspect nostalgique, même dans le livre avec sa construction musicale
mais on ne voulait pas non plus fétichiser les années 90. Le but n’était pas de
faire un film hommage aux années 90, même si la musique joue un grand rôle dans
l’histoire. Elle est à l’image pour nous de la fougue de l’adolescence. Ce
qu’on aimait bien dans l’histoire de Nicolas Mathieu, c’est qu’on parle de
déterminisme social, de reproduction de classe, de racisme, … Il y a beaucoup
de choses très dures dans cette histoire et ce qui porte le propos, c’est une
histoire d’amour adolescente avec toute la fougue que ça implique. Donc la
musique se met au service de la représentation du fait qu’on aime plus fort
pendant l’adolescence, qu’on vit plus fort que certains adultes. Je pense que
ce qui nous plaisait aussi dans cette histoire, c’est qu’on est dans la
dernière génération qui a grandi sans internet. Il y a donc un truc qui
favorise un peu l’histoire d’amour, le côté mystérieux de Stef. Elle est un peu
comme une apparition qu’on ne peut pas suivre sur les réseaux donc il y a un
truc assez propice à la passion amoureuse. Mais ce qui nous plaît également est
cet aspect social : c’est la première génération qui n’a pas l’usine comme
perspective, elles ont fermé dans les années 80. La génération des pères était liée
par l’usine, travaillait ensemble. Ici, on a une génération qui vit une
scission au sein de la même classe sociale. Anthony et Hacine sont les mêmes,
c’est juste qu’ils sont ennemis par la force des choses. Ils sont séparés et se
trouvent l’impression d’être ennemis jurés par le racisme alors qu’ils
appartiennent à la même classe sociale. Je crois que cette histoire est celle
d’une scission qui se déplace et que pour Anthony, grandir est presque réaliser
qu’il appartient au même monde qu’Hacine. La vraie différence fondamentale est
celle qui est entre lui et Stef. Elle a une opportunité de partir car elle est mieux
née que lui et pour Anthony, il se rend compte en grandissant de cette
distance, que sa vie se fera sur place et qu’il est assigné à résidence. C’est
surtout ça qui nous plaisait dans l’aspect film d’époque. C’est ce que dit très
bien Nicolas Mathieu : la génération d’Anthony est celle qui sortait avec
des gilets jaunes dans la rue il y a quelques années. C’est peut-être aussi une
génération qui vote malheureusement RN. Ce sont en tout cas les prémisses de
cette génération d’aujourd’hui, d’où l’intérêt de parler de cette époque-là.
Vous parliez des pères mais il y
a aussi la répétition d’une certaine masculinité brutale. Comment se confronter
à cet autre héritage ?
Ludovic Boukherma : Je
crois que c’est un monde dans lequel on n’a pas forcément les mots, où il y a
l’idée d’aimer de travers. C’est ce qu’on apprécie avec le personnage de
Patrick : ce n’est pas quelqu’un qui n’aime pas sa famille, il ne sait
juste pas s’exprimer comme il faut avec des éclats de violence, dans cette idée
où celle-ci naît dans des endroits où on n’a pas la parole. C’est aussi
en ça que Malek et Patrick sont les mêmes mais cela crée aussi une évolution
possible pour Anthony et Hacine. Quand ils ont 14 ans, ils sont imbibés de
cette violence et la répètent. On aime bien se raconter qu’en grandissant, ils
vont certes reproduire le schéma professionnel de leurs pères (à ceci près
qu’ils n’ont pas d’usines) mais peut-être qu’ils ne reproduiront pas cette
violence.
Zoran Boukherma : C’est ce
qu’on suggère à la fin quand il rend la moto, qu’il y ait une possibilité de
réconciliation, en tout cas un rapport plus apaisé entre eux.
Ludovic Boukherma :
On aimait bien l’idée que Paul et Saïd soient deux acteurs plutôt doux. Quand
on lit le roman, Anthony est présenté comme petit, trapu et bagarreur. On
aimait bien avoir des acteurs chez qui la violence semblait presque mal placée
parce qu’ils sont doux, comme si la violence qu’ils avaient en eux était la
reproduction de celle de leur père et qu’elle n’était pas à la bonne place chez
eux. On les voulait comme des figures de masculinité un peu plus douces, créer
un peu d’espoir à cet endroit-là à cet égard.
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Justement, Paul et Saïd sont très
bons à mes yeux dans votre film dans leur bouillonnement, différents mais
complémentaires. Quelles ont été les conversations à ce sujet avec eux ?
Ludovic Boukherma :
Je sais qu’avec Paul, on avait à cœur de faire ressentir la différence entre
ses 14 et 20 ans. C’était d’ailleurs une des questions qu’on s’est posées au
moment des castings : est-ce qu’on allait avoir plusieurs comédiens pour
incarner ce personnage-là ou rester sur un seul ? D’instinct, on avait
envie de n’avoir qu’un acteur car, quand on change, il y a un déficit
d’empathie qui peut se créer chez le spectateur vu qu’on perd le visage du
personnage. Avec Paul, on a beaucoup travaillé sur ça, notamment la
gestuelle : comment un gamin de 14 ans bouge dans l’espace, tient sa
cigarette, … À mesure que l’espace passe, il évolue, se redresse et devient
plus assuré. Sur Saïd, on a fait un travail un peu différent car on aimait bien
l’idée que les personnages qui entourent Anthony soient un peu plus figés dans
leur façon d’être. On voulait que Stef et Hacine soient un peu plus droits dans
leur façon d’être, plus assurés dès le départ.
Zoran Boukherma : Il y avait une colère froide. Au début, on
s’est posé la question si Hacine devait être un personnage plus impulsif. Au
final, ce que dégage Saïd, c’est quelque chose de plus réservé, qui subit plus
des choses. On voit aussi qu’il subit la violence chez lui, avec sa main
brûlée, et cela raconte de la violence que l’on répète. On suppose une violence
qui existe dans le foyer et il a quand même un corps qui représente cette
violence.
Ludovic Boukherma :
C’est presque un martyr avec ses dents, sa main. Il subit presque plus qu’il
n’est à l’origine de la violence.
Quelque chose que j’apprécie dans
votre cinéma, c’est d’ancrer vos histoires dans un décor régional qui explose
cinématographiquement. Ici, on est dans une autre explosion, moins fantastique
mais plus romanesque…
Zoran Boukherma : On a déjà
grandi dans une zone rurale d’une région populaire donc il y a cet instinct,
c’est ce qu’on connait. La classe sociale du personnage de Teddy ou même celle
d’Anthony est la même que celle dans laquelle on a grandi. On a à cœur de
filmer les gens qui sont en fait nos amis et nos parents tout en leur donnant
un écrin de cinéma. Si on fait des films sur cette classe populaire qui n’est
pas nécessairement cinéphile, on aime bien l’idée de faire des titres qui
peuvent leur plaire, du populaire dans le bon sens du terme, vachement
accessible. C’est un truc qu’on a vachement ressenti dans le roman de
Nicolas : c’est à la fois un livre très social avec un propos sociologique
hyper précis et très généreux dans l’écriture. On aime bien l’idée d’aller dans
le fait de filmer cette France-là et d’aller totalement dans de la fiction et
non dans du naturalisme trop simple.
Ludovic Boukherma :
C’est un film sur les gens mais pour les gens aussi. Cette France-là est celle
dite des « invisibles » depuis Paris mais pour Nicolas Mathieu, c’est
la France qu’il voyait et c’est la même chose pour nous. On filme la majorité
des gens et donc l’idée n’est pas de les laisser au bord du chemin, faire ici
un film qu’on peut donner à nos parents. On a quand même grandi avec des
références assez plurielles, le cinéma hollywoodien, des films grand public. On
était beaucoup dans un cinéma avec beaucoup d’émotions et de spectacle donc on
a une grande attirance pour ça. Nos films d’adolescents qu’on tournait allaient
dans ce sens et ça va aussi dans le fait qu’on parle ici d’adolescence. Les
émotions sont exacerbées donc le film reproduit cela avec la musique et ses
effets. Ça va à l’image de l’intériorité des ados.
En parlant d’exacerbation des
sentiments, quelles ont été les conversations avec votre chef opérateur Augustin
Barbaroux, avec qui vous aviez déjà travaillé sur Teddy ?
Ludovic Boukherma :
On fait beaucoup de choses à trois, comme le découpage. On a beaucoup
d’échanges. On va dans les décors à trois et on pense le film ensemble. On
avait ces références de films américains dès le départ.
Zoran Boukherma : Comme The Deer Hunter. On voulait notamment ce côté pellicule malgré
l’usage du numérique car on a cet amour commun pour le Nouvel Hollywood. On
voulait aussi filmer l’est de la France avec un côté solaire, chaud,
caniculaire, que ça suinte même si on est dans une région pas très ensoleillée
en général. On souhaitait qu’à l’image, il y ait une sensation de canicule avec
un côté très saturé et chaud.
Ludovic Boukherma :
Tous les trois, avec Augustin, on veut ancrer le film dans une France réelle et
en même temps la cacher un peu, la magnifier par la mise en scène. Il y a plein
de trucs qu’on n’aime pas filmer comme les centres-villes, les panneaux, les
mobiliers urbains. Ce sont des trucs bêtes mais on essaie de trouver une façon
d’esthétiser cette France-là, l’avoir à la fois très réaliste et mettre à
distance volontairement certains éléments. Sur Teddy, on était
passé par l’utilisation de grands angles, de courtes focales pour éloigner les
décors des personnages. Cela nous permettait d’avoir nos protagonistes en grand
plan mais de ne pas avoir les décors trop grands à l’image, de les cacher un
peu. On essaie paradoxalement de trouver des chorégraphies ou autre pour
planquer le réel.
Zoran Boukherma : On voulait aussi que le lac ait un
côté magnifique pour avoir une nature un peu foisonnante comme dans The Deer Hunter, que ça ressemble un peu à un décor du Canada qui côtoie une
ville industrielle. On démarre avec Anthony et son cousin qui se font chier au
bord du lac mais ce sont encore des enfants donc on voulait avoir un aspect un
peu Stand By Me. On souhaitait qu’Anthony tombe amoureux de Stef
à cet endroit-là et que c’est quand il est frappé par le drame de la suite
qu’on arrive sur les hauts fourneaux, avec toute la dureté de la ville. On
voulait que ces deux aspects se côtoient alors qu’ils ne sont pas du tout
proches géographiquement. C’est un lac des Vosges qu’on a mis à côté d’une
ville de Mozelle.
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Vous en avez parlé mais, comme
vos films précédents, on est encore dans un récit estival. Comment peut-on
capter selon vous l’énergie cinématographique de l’été sur grand écran ?
Ludovic Boukherma :
Par la lenteur du coup.
Zoran Boukherma : Oui, on l’avait peut-être encore plus
fait dans Teddy et L’année du requin mais on aime
cette idée de torpeur avec des plans fixes, où tout est un peu lent, par le
montage ou par le son avec l’ajout de bruits de mouches. Là, on l’a pensé
différemment mais je crois qu’il y a quand même une idée de torpeur…
Ludovic Boukherma : Des plans qui durent…
Zoran Boukherma : Dans certaines scènes, quand ils sont
sur la dalle, il y a ce côté d’avoir de longs plans pour exprimer l’ennui. On a
essayé sur la séquence où Hacine rentre du Maroc et donne des coups de bâtons à
Khader, avec un très long plan, presque un plan séquence très lent. On essaie
de conserver cette lenteur à l’image pour retranscrire l’ennui de l’été.
Ludovic Boukherma :
On aime aussi cette idée d’avoir peu de dialogues, avec beaucoup d’espaces, de
silence, … C’est aussi un travail qu’on a fait au maquillage pour qu’ils
brillent et suintent.
Zoran Boukherma : Ils étaient presque maquillés pour
être plus brillants qu’en vrai afin de donner une sensation collante. On était
embêtés parce que le livre démarre durant un été caniculaire alors que
lorsqu’on a commencé à tourner le film, il pleuvait quasiment tout le temps. On
ne dirait pas mais il y a beaucoup d’effets spéciaux. Par exemple, au début,
les séquences de lac ont le ciel remplacé pour ne pas les avoir tout blanc. On
a dû effacer la pluie, …
Ludovic Boukherma :
Ils avaient très froid sur le ponton.
Zoran Boukherma : Oui, ils étaient frigorifiés. Nicolas
avait le luxe d’écrire un été caniculaire et quand on arrive dans l’est de la
France, on se trouve avec 12 degrés et la pluie. Heureusement qu’on avait le
budget pour les effets spéciaux !
Ludovic Boukherma :
On avait des figurants lors de la fête qui jouaient dans la piscine alors qu’il
faisait très froid, ils jouaient du cinéma.
La scène où Hacine attaque Anthony
résonne comme une résurgence de vos films de genre précédents avec ce plan très
marqué. Comment diriez-vous que votre cinéma a évolué ?
Zoran Boukherma : On s’est dit ici que nos personnages
seraient notre jauge, qu’on les suivrait au mieux. On avait peut-être plus
tendance avant à inscrire les personnages dans les décors et de plus cadrer ces
derniers avant de mettre des protagonistes dedans avec des plans fixes ou peu
de mouvements. On a utilisé ici du steadycam avec une mise en scène plus
envolée, plus en mouvement, moins second degré. Dans Teddy ou L’année du requin, on cherchait toujours à déformer le réel,
avoir toujours la caméra un peu en dessous de l’axe, …
Ludovic Boukherma : Ce qui
reste commun par contre avec les films d’avant, c’est qu’on conserve un goût
pour le hors-champ. On aime bien se dire qu’on raconte des choses plus fortes
ou plus dures quand on reste dans le hors-champ.
Zoran Boukherma : C’est comme le fait qu’on n’aime pas les
chorégraphies de bagarre, on n’est pas forts avec ça.
Ludovic Boukherma :
Du coup, on trouve des subterfuges pour les filmer, qu’on les entrevoie
derrière une vitre…
Zoran Boukherma : Quand on voit dans le scénario une
scène de bagarre qui fait deux pages et demie, on se dit que ça va prendre huit
heures à tourner. Ici, on a pensé à ce plan dans le miroir avec un zoom avant
et un travelling. Du coup, ce qui devait nous prendre huit heures et être
complexe devient assez simple.
Ludovic Boukherma : Puis le
hors-champ existe tout autant que ce qu’on voit à l’image. On raconte tellement
de choses par le son, par ce que les personnages racontent. Ce qu’il se passe
hors-champ existe autant que dans le champ donc on aime jouer avec ce qu’on ne
voit pas.
Propos recueillis par Liam Debruel.
Merci à Valérie Depreeuw de
Warner ainsi qu’à l’équipe du FIFF pour cet entretien.