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[ENTRETIEN] : Entretien avec Emma Benestan (Animale)

© Lou BENOIST / AFP // © June Films

Sorti il y a peu en France, Animale nous avait pourtant marqué dès sa découverte, valant à l’auteur de ces lignes de mettre cinq étoiles à ce film complémentaire mais différent du premier long-métrage d’Emma Benestan, Fragile. Sa venue à Bruxelles dans le cadre du festival Cinemamed constituait alors une belle opportunité pour creuser derrière ce qui est peut-être un des meilleurs films de l’année…

J'ai fait mon premier film dans l’idée de creuser la fragilité masculine dans un genre, la comédie romantique, qui est plutôt dominé par des personnages féminins. Là, j’avais envie de faire l’inverse, c’est-à-dire creuser la question de la puissance féminine liée à l’animalité dans un genre plutôt majoritairement dominé par des figures d’hommes, le western, avec un aspect fantastique et un côté body horror final. - Emma Benestan


Attention, cet entretien révèle des points d’intrigue du long-métrage.


Lors de notre conversation sur Fragile, vous parliez du projet Animale comme « le fait d’aborder avoir une force en tant que femme dans un milieu d’hommes ». Y a-t-il moyen de développer un peu plus les réflexions à ce sujet ?

Emma Benestan : Effectivement, j’ai fait mon premier film dans l’idée de creuser la fragilité masculine dans un genre, la comédie romantique, qui est plutôt dominé par des personnages féminins. Là, j’avais envie de faire l’inverse, c’est-à-dire creuser la question de la puissance féminine liée à l’animalité dans un genre plutôt majoritairement dominé par des figures d’hommes, le western, avec un aspect fantastique et un côté body horror final. En fait, je trouvais ça intéressant comment en tant que jeune femme, on grandit avec des nouvelles figures. Mais comme je ne me sens ni Bridget Jones, ni Wonder Woman, j’avais un peu envie d’être avec un personnage qui a envie d’une place qui n’est pas nécessairement évidente vu qu’elle doit la conquérir mais sans poser la question de son genre comme un problème. Pour moi, Nejma est dans l’idée d’aller dans l’arène et d’être proche de l’animal, et le fait qu’elle soit une femme racisée n’est pas un problème car l’animal est plus important que tout. Ça me fait penser à une phrase prononcée par Marie Segretti, que j’avais suivie pendant un an en documentaire et qui est la première femme à être allée dans l’arène en Camargue : « L’animal s’en fout que je sois un homme ou une femme, je suis juste un animal face à un autre animal. » De tout ça, j’ai eu envie d’avoir ce personnage et de creuser le fait de me dire ce que c’est d’avoir cette place aujourd’hui en tant que femme, d’avoir une envie très forte de cette place liée à la puissance qui va avec mais également la souffrance car je pense qu’il y a quand même une forme d’injonction qu’elle subit. On lui répète qu’elle est forte mais du coup, on oublie sa fragilité, notamment celle du corps, et je trouvais ça intéressant de creuser cette question-là. La puissance est nécessaire mais elle ne peut pas dénier la fragilité.

C’est un deuxième long-métrage, ce qui reste un cap compliqué avec un film qui paraît aussi différent au premier abord mais est complémentaire avec le premier…

J’avais très envie de faire ce film mais les gens ne comprenaient pas forcément et me conseillaient d’aller encore dans la comédie romantique. J’avais aussi envie d’expérimenter dans le sens où Fragile est un film bavard, en tout cas le dialogue est très important, et Animale a peu d’échanges. C’est vraiment la caméra qui doit raconter quelque chose, ce qui est super important pour moi. J’adore les réalisateurs comme Alfonso Cuaròn, Kubrick ou Spielberg qui peuvent faire Les dents de la mer et E.T., Y tu mama tambien et Harry Potter. Je trouve ça toujours fascinant et ça montre que tout dépend de l’histoire qu’on raconte. Ça me semblait très complémentaire dans mes deux films. Le plus compliqué a donc été de rassurer en amont des financeurs et des gens pour leur dire mon envie d’aller là-dedans et leur demander d’essayer de m’aider car c’était important pour moi. Dans la création, ce qui m’a rassurée, c’était que les documentaires que j’avais faits avant m’ont permis de dire que je comprenais l’arène et que je l’avais déjà filmée. Ce qu’on a fait avec des productrices, c’est qu’on a filmé une vidéo pitch où j’ai parlé de mes références de genre, où j’ai présenté mon film et où je l’ai défendu, ce qui a bien marché et a permis de convaincre. On parle ici de nouvelle vague avec Ducournau et Fargeat, ce qui est super, mais ça ne fait pas très longtemps. Le genre reste en France un vilain petit canard. Du coup, je crois que ce qui était difficile pour le film était ce mélange entre western, chronique sociale et body horror. Il y a cette espèce de conte horrifique à la fin. Tout ça mélangé, ce n’était pas évident. En même temps, quand j’ai fait Fragile, je me disais qu’il y a de l’huître, une fausse série télé, de la danse soul, … Je mets plein de choses différentes mais j’essaie qu’elles cohabitent ensemble et j’aime bien cette idée d’hybridité car on ne la trouve pas facilement partout.

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C’est pourtant un point intéressant, notamment dans le traitement du « Taureau-Garou », sachant que la figure du loup-garou a souvent permis d’exprimer une frustration masculine qui finit par exploser sauvagement, le tout en conservant un ancrage régional fort…

C’est intéressant ce que vous dites parce que le genre m’a permis de métaphoriser un propos et de prendre le contrepied du loup-garou. Surtout, dans tous les films de métamorphose, les gens finissent par mourir, ce que je trouve terrible, et la bête n’est que bête. J’avais envie de creuser la question de la bête et interroger si, derrière la figure du minotaure, il n’y a pas juste un monstre mais quelqu’un victime de quelque chose et si cette violence-là, qui sortait d’une frustration masculine comme le loup-garou, sortait de quelque chose d’extrêmement dur mais plus lié au corps féminin. Je trouve ça intéressant la façon dont nous avons de nouveaux mythes. Les femmes au cinéma qui sont liées à des bêtes, je les ai toujours vues érotisées comme dans La féline.  J’avais envie de prendre le contrepied de ça aussi. Je pense que le mélange n’est pas évident mais j’avais envie de faire cela de manière très authentique avec ce langage du sud. Je viens de là, pas loin de là où les décors ont été tournés. Je suis une camarguaise d’adoption en quelque sorte. J’aime cette langue, cette tradition, la justesse de cet univers qui est tellement particulier et qu’on voit peu. Je voulais donc mélanger cela, qu’on ait un côté presque documentaire avec ce côté plus fantastique. Mais c’est cette hybridité qui me paraît intéressante car on voit beaucoup autour de nous, surtout après le Covid, et on se rend compte qu’il y a plein de choses magiques qui se passent. Le taureau a toujours fait partie de mon adolescence et j’ai toujours eu cet animal en tête. Mais quand je suis partie plus tard à Paris et à Nantes, je me suis rendu compte qu’il n’y a pas de taureaux partout. Je crois que c’est intéressant de voir d’un point de vue régional ce qu’on détermine. Quand je fais des films, je veux que le décor soit un personnage. J’ai envie que ce personnage-là soit irremplaçable en fait.

Quelque chose d’intéressant également est la bascule dans la photo. Fragile avait ce côté très solaire et estival. Ici, on a une aridité plus marquée. Comment se sont passées vos conversations avec Ruben Impens, par rapport à Aurélien Marra avec qui vous avez travaillé sur Fragile ? Je pense ainsi aux scènes nocturnes par exemple…

Encore une fois, tout dépend de ce que vous souhaitez raconter. Avec Aurélien, on avait d’autres références sur Fragile. Ma grande référence en termes de couleurs venait de Spike Lee. J’avais un film de Michael Mann que j’avais adoré pour ses scènes de nuit mais ça devait rester quelque chose de très solaire. Même au niveau du découpage technique et du langage visuel, l’idée était bien évidemment de rappeler la comédie dans certains plans mais surtout d’avoir une caméra quasi invisible. Quand la comédie devient trop maniérée, on perd un peu l’humour. Il y a une question sur la distance qui n’est pas la même alors que là, comme je vous le disais tout à l’heure, la caméra est comme quelqu’un qui vous donne des indices et vous guide dans un territoire qui est de plus en plus sombre comme elle l’est. Il y a un trajet que la caméra épouse, au niveau de la lumière et des couleurs, avec le personnage, qui est un trajet impressionniste. Ruben a vachement poussé pour ne pas avoir peur de cette obscurité. Il était question à un moment de faire une nuit américaine comme dans les westerns. Je trouve que c’est une idée plaisante avec ce rappel et Ruben a beaucoup insisté -à raison- sur le fait que ce film nécessite du noir, de l’obscur, cette force nocturne. Je trouvais ça hyper vrai, encore plus quand je vois le film maintenant. Je me dis qu’il a amené ce clair-obscur et cette obscurité qui dégage quelque chose de très mystique et conte horrifique dont avait besoin le film. C’est vrai que ce sont deux opérateurs très différents mais ce sont aussi deux scénarios très différents. Si ça se trouve, le film aurait donné autre chose avec Aurélien de tout aussi intéressant. J’ai fait un premier film bavard où toute l’énergie était autour des comédiens et où le découpage technique s’adaptait à leurs corps. Là, j’ai fait l’extrême inverse : la caméra était essentielle car elle dialoguait avec le corps de l’actrice, il y avait très peu de dialogues et il fallait travailler dans ces ambiances. Mais j’ai aimé travailler dans ces deux choses très différemment car je trouve que ce sont deux histoires très différentes.

On retrouve quand même Oulaya Amamra, avec qui vous avez déjà collaboré auparavant, qui est tellement phénoménale ici…

Oulaya est phénoménale de toutes façons ! (rires) Ce qui s’est passé, c’est qu’elle est venue 4 mois avant en amont, on a fait beaucoup d’essais avec des comédiens, beaucoup de call back, mais elle a surtout pris des cours pour monter à cheval et pour pouvoir sauter les barrières dans l’arène. Elle a assisté à de nombreuses courses et était en totale immersion en Camargue pour aussi sentir toute cette dimension aussi particulière de la région pour qu’on croie en son personnage. Oulaya a ce truc où elle prépare ses rôles avec beaucoup d’absolu, une envie un peu à la Robert De Niro dans Taxi Driver, de se mettre à la place de quelqu’un qui pourrait exister dans ce monde et c’est purement fabuleux. Comme je ne suis entourée que de gens qui jouaient pour la première fois, elle a permis une générosité et un dialogue avec ces nouveaux acteurs, ce qui est beau. C’est quelqu’un que je connais depuis 12 ans, c’est la troisième fois qu’on bosse ensemble. D’abord à 16 ans, puis 25 ans, ici à 29 ans. Je la revois à différents moments de sa vie et je me dis qu’on grandit toutes les deux différemment en tant que femmes. On a eu beaucoup de conversations où on n’était pas d’accord avant de trouver pourquoi, en se demandant comment est cette fille, pourquoi elle ne se pose jamais cette question d’être une femme au milieu d’hommes. D’ailleurs, elle danse en soirée, elle ne se dit pas une seule seconde que ce qu’elle fait est un problème. Elle n’est pas dans la séduction avec eux mais dans une relation amicale. On essayait de trouver ce qui nous parlait en tant que jeunes femmes d’avoir vu des femmes dans ce milieu-là qui ne sont pas toujours à copier les hommes, à avoir envie d’être avec leur féminité. Ce qu’elle veut, c’est juste y arriver. On a eu plein de discussions sur la féminité, la masculinité et la représentation, et c’est surtout en ça que c’est quelqu’un de phénoménal : elle incarne tout ça. Il y a une phrase de Marguerite Yourcenar que j’aime beaucoup qui dit « Si un être inventé n’est pas plus important que vous-même, alors il n’est rien ». Je trouve que c’est une très belle phrase qu’Oulaya incarne bien : elle donne Nejma du moment qu’elle joue. Ce n’est plus Oulaya mais Nejma et elle vit totalement son personnage.

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Il y a eu beaucoup de conversations sur la façon de filmer le corps féminin, notamment avec The Substance qui se réapproprie le male gaze. Vous-même, comment percevez-vous ce rapport ?

Je pense que j’ai beaucoup essayé d’être dans le female gaze. The Substance reprend ces codes-là pour le détourner. J’ai plutôt essayé d’être dans la sensation du corps au féminin donc jamais le regarder comme un objet de fantasme ou l’érotiser, au contraire, plutôt de parler de ce détachement qu’une femme peut avoir avec son propre corps au moment où celui-ci lui dit quelque chose qu’elle n’a pas envie de voir ou qu’elle n’a pas capté. Je pense que ça passe beaucoup par la manière dont on filme les gens, le personnage, ce qu’on a envie de raconter dans chaque scène. Il y a des films de genre que j’aime mais, par exemple, dans La féline de Paul Schrader, il y a plein de moments où je suis très gênée par Nastassja Kinski que je trouve magnifique mais qui est vraiment filmée comme un objet de désir et de fantasme. Elle a des scènes où elle porte des cuissardes pour la mettre dans une position sexy mais pas nécessairement pour raconter quelque chose. Du coup, je crois que prendre le contrepied de ça dans un film de métamorphose au féminin, c’était hyper important de savoir où je plaçais la caméra par rapport au corps de mon actrice en me demandant ce que je pouvais raconter sans enlever la sensualité, le rapport à l’autre ou au désir. En tout cas, je ne voulais pas qu’on la regarde comme un objet de consommation ou quelqu’un qui se fait érotiser par quelqu’un d’autre.

Quel a été le travail sur les trucages concernant cette transformation ?

Ça a été un travail assez long parce qu’il a fallu qu’on trouve ensemble avec Oliver Alfonso le fait de trouver la créature, comment elle allait être. J’ai fait beaucoup de recherches en amont avec Raphaël Beau pour essayer de capter ce dont j’avais envie. Très vite, je me rendais compte qu’il y avait deux endroits en soi : soit un corps de taureau avec une tête de femme, soit l’inverse. Je n’avais pas envie d’être dans l’un ou l’autre, je préférais quelque chose de beaucoup plus hybride dans la transformation. C’est arrivé tard que je pense qu’elle devienne complétement taureau en me disant que la Camargue est magique et que je voulais épouser la dimension animiste de la région en la transformant totalement en taureau. Olivier Alfonso a constitué des parties prothèses pour installer sur le corps de l’actrice et que les effets numériques allaient animer en post production. Je voulais qu’on garde un max de sensations organiques dans la transformation. Du coup, je ne voulais pas tout tricher. On aurait pu le faire en post production mais je trouve qu’on sent très vite les images de synthèse. Du coup, j’ai essayé d’être au maximum de ce que je pouvais faire en réel sur le plateau. Ça a fait qu’Oulaya, pour un plan où on voit son visage à moitié transformé, a fait 7 heures de maquillage. Elle est arrivée et avait de la peine à se mouvoir car le masque est énorme et la bloque mais, en même temps, ça crée quelque chose sur la solitude dont elle s’est servie sur d’autres scènes vu qu’on ne tourne pas toujours dans l’ordre. Ça a nourri aussi des scènes plus dures qu’elle devait jouer après. On se rend compte à quel point c’est une grosse partie du travail en réalisant ces scènes-là mais c’est super aussi.

Au moment de la sortie de Fragile, je vous ai demandé vos comédies romantiques préférées et vous aviez cité entre autres La garçonnière. Mais quels sont les films de genre que vous adorez ?

Il y a Near Dark de Kathryn Bigelow qui est un de mes films préférés. C’est mon film de vampire préféré, il m’a beaucoup inspirée et je l’adore vraiment. Ginger Snaps, j’aime énormément ce film où une femme devient loup-garou, c’est un des rares où on voit ça et c’est un beau film qui est aussi une métaphore de l’agression qui parle de relation entre sœurs. Il y a aussi It follows que j’adore, c’est un chef d’œuvre absolu pour moi et il me fait toujours aussi peur alors que je l’ai vu plusieurs fois. C’est tellement ancestral : ça part d’une peur viscérale, d’amitié, de MST, … ça dit beaucoup de choses à travers le genre et le personnage principal est hyper touchant, cette fille qui voit son monde basculer.

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Le film a fait plusieurs festivals, on se rencontre ici dans le cadre du Cinemamed et il y a déjà eu des projections en France. Comment percevez-vous ces retours du public ?

C’est toujours étrange car, quand on finit un film, il ne nous appartient plus. Chacun le prend. Je le perçois plutôt bien avec des bons retours. Là où je suis très contente, c’est que le film a été tourné dans cette région qui est si particulière et ça fait plaisir que la Camargue visite d’autres pays. Ce n’est pas quelque chose qui est collé au film mais je crois que c’est vraiment intéressant pour moi que les gens voient ce film sans être dans un documentaire. Ça me rend hyper contente. Après, je dis toujours que ça appartient au public. Je présente les choses et je me rends compte qu’il y a à chaque fois des gens bouleversés qui viennent me voir, ce qui me touche beaucoup. Il y a aussi des gens qui doivent passer à côté, c’est évident, le film est singulier mais en tout cas, c’est fort car j’y ai mis beaucoup de mes tripes donc je suis contente si ça peut toucher les gens. 

Est-ce qu’il y a un dernier point que vous souhaiteriez noter avant la fin de cet entretien ?

Je pourrais dire à quel point la musique est importante pour le film. J’ai travaillé avec un compositeur, Yan Wagner, qui a donné une identité très forte à la musique et même à l’univers du film. J’étais hyper contente à chaque fois qu’il m’envoyait les morceaux qu’il a composés car j’avais l’impression de basculer dans de la magie. J’aimerais ajouter qu’on est toujours tout seul à parler d’un film parce qu’on le porte pendant plusieurs années mais le cinéma est tellement collectif. Je pense malheureusement qu’il y a plein d’aides qui s’enlèvent dans les festivals alors qu’on a besoin des gens et qu’ils aillent au cinéma. C’est important de se raconter des histoires et de les voir dans le noir, d’avoir ce goût-là et c’est hyper important que les festivals nous soutiennent.


Entretien réalisé par Liam Debruel.

Merci à Valérie Depreeuw d’O’Brother et Olivier Biron de Cinemamed pour cet entretien.