[CRITIQUE] : Cycle Sean Baker - « Les Oubliés de l’Amérique »
Cycle Sean Baker - « Les Oubliés de l’Amérique », composé de quatre films en versions restaurées : Four Letter Words (2000), Take Out (2004) - co-réalisé avec Tsou Shih-Ching -, Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012).
Passé la ressortie du trio Tangerine/The Florida Project/Red Rocket en juillet dernier, et en attendant la sortie du magnifique Anora ce mercredi, la seconde moitié de l'année ciné 2024 se fait toujours sous le signe de la célébration du cinéma de Sean Baker, fraîchement auréolé du sésame cannois de la Palme d'Or, de la ressortie de ses plus beaux efforts à la découverte de ses essais les plus intimes, les symboles vivifiants d'un cinéma authentique, fait de bric et de broc mais aussi et surtout mué d'une propension proprement exceptionnel à capturer la vérité et la singularité d'un lieu, d'un cadre, qui se fait un personnage presque aussi important que ceux qu'il met en scène.
Et c'est de ses œuvres les plus méconnues dont il est question en ce mercredi méchamment chargé, où les cinéphiles de bon goût ont déjà pour mission de se délecter de la seconde moitié de l'imposante - et essentielle - rétrospective consacrée à Chantal Akerman, par Capricci Films.
Titré « Les Oubliés de l’Amérique », cette rétro de quatre films - Four Letter Words (2000), Take Out (2004) - co-réalisé avec Tsou Shih-Ching -, Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012) -, a pour but de sonder les prémisses de ce qui deviendra l'une des voix les plus importantes du cinéma indépendant ricain, et par cinéma indépendant c'est dans la plus pure et strict définition du terme, celui qui ne s'exprime que dans une poignée de salles d'arts et d'essai, dans des festivals locaux, underground, presque hors des radars : un cinéma à l'image de ceux qu'il met en images.
Un cinéma dénué de tout sentimentalisme putassier, qui vit et meurt dans son souci de réalisme extrême, aux figures bouffées par le propre bourbier de leur existence en marge, des rejetés d'un American Dream dont le cinéaste expose les fausses promesses avec une dévotion presque maladive, se refusant de romancer de quelque façon que ce soit la moindre de ses fables.
Dans l'ombre des deux John, Cassavetes et Sayles, voire même pas si éloigné des premiers efforts de Richard Linklater (pensez fort à Dazed and Confused, mais avec l'humour de Kevin Smith et un montage à la Spike Lee), Four Letter Words se fait la mise en images désenchantée d'une poignée de jeunes adultes à l'aube de la maturité, pas tant le point de départ donc d'une étude de la marginalité chère à son cinéma (il en est même aux antipodes), que l'expression d'un trope typiquement de son époque, où les discussions enflammées ont pour sujet tout ce qui tourne en-dessous de la ceinture : les relations sexuelles et l'industrie du porno.
L'œuvre un poil dégrossi d'un wannabe cinéaste fraîchement sorti de l'âge bête, qui pensait le sexe uniquement ou presque dans son versant le plus simpliste et pervers, avant de mûrir et d'en pointer la face obscure et humaine, de voguer vers une déstigmatisation, une humanisation des travailleuses du sexe.
Plus intéressant et captivant est Take Out, co-écrit et co-réalisé avec Tsou Shih-Ching, que l'on peut intimement considérer comme la première pierre familière de son édifice cinématographique, un portrait captivant et intimiste du quotidien des sans papiers au cœur de Manhattan, et plus directement ici au sein de la communauté chinoise, vissé sur la mauvaise journée d'un pauvre livreur de plats à emporter, Ming Ding, obligé de se démener sous une pluie battante pour amasser suffisamment d'argent - 800$ - et rembourser un usurier avant que la nuit ne pointe le bout de son nez.
Un canevas édifiant, sombre et pourtant incroyablement rafraîchissantdans son naturalisme décontracté, d'une jeunesse clandestine tiraillée de toute part (un stress au quotidien, et au-delà même du cercle professionnel, la difficulté de s’acclimater à une nouvelle culture et à une nouvelle langue, mal nécessaire pour gagner de l'argent à la fois pour l'envoyer à la maison et, surtout, pour payer les passeurs), une odyssée au plus près de la misère humaine que la caméra capture avec suffisamment d'empathie pour ne jamais paraître forcée.
Du beau et bon cinéma brut héritier de De Sica, décousu juste ce qu'il faut, conscient que la conscience sociale est un outil essentiel dans un monde où la déshumanisation des plus faibles et de leur calvaire, est monnaie courante.
C'est dans le même mouvement, une nouvelle fois dans un New York tout aussi bouillant et vivant que s'inscrit Prince of Broadway, tranche savoureusement organique de néoréalisme, une peinture profondément honnête de la Grosse Pomme à travers le parcours de deux immigrés, deux " arnaqueurs " débrouillards de la rue, un arménien (Levon) et un ghanéen (Lucky... ironie), le premier devant faire face au divorce annoncé de son mariage blanc, là où le second essaye de s'en sortir dans les rues hostiles d'une économie souterraine qui va beaucoup trop vite pour lui, et encore plus lorsqu'il doit assumer une paternité imprévue qu'il semble un temps renier.
Un film chaleureux et doux-amer, drôle et poignant.
Suite et fin de cette rétrospective avec Scarlet, tourné trois ans avant Tangerine qui délocalisera pour de bon la caméra du cinéaste en Californie, sorte de fable buddy moviesque au féminin au plus près d'une amitié improbable d'une jeune actrice porno fraîchement dans la vingtaine (qui se lance dans l'industrie parce qu'il faut bien payer les factures, et dont Baker retranscrit l'ennui profond avec une vérité férocement crue), et d'une octogénaire grincheuse et accro au bingo, démarrant sur un évènement improbable - un thermos plein de billets vert -, et ne débouchant sur aucune leçon de vie faussement moraliste.
Ni l'une, ni l'autre ne s'influence, elles créent par leur amitié intergénérationnelle une sorte de point de convergence, de liaison entre deux mondes diamétralement opposés et jamais supposés à se rejoindre, sans qu'aucune n'ait à changer de caractère en cours de route.
Un portrait douloureusement triste et pourtant merveilleusement solaire, de l'éveil moral de deux âmes démunies dans une Cité des Anges dénuée de tout glamour, où Baker déconstruisait avec finesse le rêve américain sans pour autant empêcher des figures d'en rêver.
Quatre jolies (re)découvertes donc, même si notre cœur peine sensiblement à s'emballer pour la première.
Jonathan Chevrier
Distributeur : The Jokers Films
Passé la ressortie du trio Tangerine/The Florida Project/Red Rocket en juillet dernier, et en attendant la sortie du magnifique Anora ce mercredi, la seconde moitié de l'année ciné 2024 se fait toujours sous le signe de la célébration du cinéma de Sean Baker, fraîchement auréolé du sésame cannois de la Palme d'Or, de la ressortie de ses plus beaux efforts à la découverte de ses essais les plus intimes, les symboles vivifiants d'un cinéma authentique, fait de bric et de broc mais aussi et surtout mué d'une propension proprement exceptionnel à capturer la vérité et la singularité d'un lieu, d'un cadre, qui se fait un personnage presque aussi important que ceux qu'il met en scène.
Et c'est de ses œuvres les plus méconnues dont il est question en ce mercredi méchamment chargé, où les cinéphiles de bon goût ont déjà pour mission de se délecter de la seconde moitié de l'imposante - et essentielle - rétrospective consacrée à Chantal Akerman, par Capricci Films.
Titré « Les Oubliés de l’Amérique », cette rétro de quatre films - Four Letter Words (2000), Take Out (2004) - co-réalisé avec Tsou Shih-Ching -, Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012) -, a pour but de sonder les prémisses de ce qui deviendra l'une des voix les plus importantes du cinéma indépendant ricain, et par cinéma indépendant c'est dans la plus pure et strict définition du terme, celui qui ne s'exprime que dans une poignée de salles d'arts et d'essai, dans des festivals locaux, underground, presque hors des radars : un cinéma à l'image de ceux qu'il met en images.
Un cinéma dénué de tout sentimentalisme putassier, qui vit et meurt dans son souci de réalisme extrême, aux figures bouffées par le propre bourbier de leur existence en marge, des rejetés d'un American Dream dont le cinéaste expose les fausses promesses avec une dévotion presque maladive, se refusant de romancer de quelque façon que ce soit la moindre de ses fables.
Prince of Broadway - Copyright Cre Film |
Dans l'ombre des deux John, Cassavetes et Sayles, voire même pas si éloigné des premiers efforts de Richard Linklater (pensez fort à Dazed and Confused, mais avec l'humour de Kevin Smith et un montage à la Spike Lee), Four Letter Words se fait la mise en images désenchantée d'une poignée de jeunes adultes à l'aube de la maturité, pas tant le point de départ donc d'une étude de la marginalité chère à son cinéma (il en est même aux antipodes), que l'expression d'un trope typiquement de son époque, où les discussions enflammées ont pour sujet tout ce qui tourne en-dessous de la ceinture : les relations sexuelles et l'industrie du porno.
L'œuvre un poil dégrossi d'un wannabe cinéaste fraîchement sorti de l'âge bête, qui pensait le sexe uniquement ou presque dans son versant le plus simpliste et pervers, avant de mûrir et d'en pointer la face obscure et humaine, de voguer vers une déstigmatisation, une humanisation des travailleuses du sexe.
Plus intéressant et captivant est Take Out, co-écrit et co-réalisé avec Tsou Shih-Ching, que l'on peut intimement considérer comme la première pierre familière de son édifice cinématographique, un portrait captivant et intimiste du quotidien des sans papiers au cœur de Manhattan, et plus directement ici au sein de la communauté chinoise, vissé sur la mauvaise journée d'un pauvre livreur de plats à emporter, Ming Ding, obligé de se démener sous une pluie battante pour amasser suffisamment d'argent - 800$ - et rembourser un usurier avant que la nuit ne pointe le bout de son nez.
Un canevas édifiant, sombre et pourtant incroyablement rafraîchissantdans son naturalisme décontracté, d'une jeunesse clandestine tiraillée de toute part (un stress au quotidien, et au-delà même du cercle professionnel, la difficulté de s’acclimater à une nouvelle culture et à une nouvelle langue, mal nécessaire pour gagner de l'argent à la fois pour l'envoyer à la maison et, surtout, pour payer les passeurs), une odyssée au plus près de la misère humaine que la caméra capture avec suffisamment d'empathie pour ne jamais paraître forcée.
Du beau et bon cinéma brut héritier de De Sica, décousu juste ce qu'il faut, conscient que la conscience sociale est un outil essentiel dans un monde où la déshumanisation des plus faibles et de leur calvaire, est monnaie courante.
C'est dans le même mouvement, une nouvelle fois dans un New York tout aussi bouillant et vivant que s'inscrit Prince of Broadway, tranche savoureusement organique de néoréalisme, une peinture profondément honnête de la Grosse Pomme à travers le parcours de deux immigrés, deux " arnaqueurs " débrouillards de la rue, un arménien (Levon) et un ghanéen (Lucky... ironie), le premier devant faire face au divorce annoncé de son mariage blanc, là où le second essaye de s'en sortir dans les rues hostiles d'une économie souterraine qui va beaucoup trop vite pour lui, et encore plus lorsqu'il doit assumer une paternité imprévue qu'il semble un temps renier.
Un film chaleureux et doux-amer, drôle et poignant.
Starlet - Copyright Rapid Eye Movies |
Suite et fin de cette rétrospective avec Scarlet, tourné trois ans avant Tangerine qui délocalisera pour de bon la caméra du cinéaste en Californie, sorte de fable buddy moviesque au féminin au plus près d'une amitié improbable d'une jeune actrice porno fraîchement dans la vingtaine (qui se lance dans l'industrie parce qu'il faut bien payer les factures, et dont Baker retranscrit l'ennui profond avec une vérité férocement crue), et d'une octogénaire grincheuse et accro au bingo, démarrant sur un évènement improbable - un thermos plein de billets vert -, et ne débouchant sur aucune leçon de vie faussement moraliste.
Ni l'une, ni l'autre ne s'influence, elles créent par leur amitié intergénérationnelle une sorte de point de convergence, de liaison entre deux mondes diamétralement opposés et jamais supposés à se rejoindre, sans qu'aucune n'ait à changer de caractère en cours de route.
Un portrait douloureusement triste et pourtant merveilleusement solaire, de l'éveil moral de deux âmes démunies dans une Cité des Anges dénuée de tout glamour, où Baker déconstruisait avec finesse le rêve américain sans pour autant empêcher des figures d'en rêver.
Quatre jolies (re)découvertes donc, même si notre cœur peine sensiblement à s'emballer pour la première.
Jonathan Chevrier