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[ENTRETIEN] : Entretien avec Juan Sebastian Torales (Almamula)

Copyright CINEMIEN Deutschland

Rendez-vous semi-manqué avec Juan Sebastian Torales pour la sortie de son premier long métrage, Almamula, nous n’avons hélas pas pu le rencontrer. Mais la technologie aidant, et aussi parce qu’il nous a généreusement donné de son temps, le cinéaste a répondu à nos questions par mail. Un échange peut-être moins fluide que d’habitude mais qui n’a pas pu être déformé par une incompréhension ou par une retranscription.

Je voulais un film sans genre, parce que les étiquettes sont en train de nous noyer dans un monde où il n'y a pas de place pour la surprise. J'aime les films ou tu ne sais pas où tu vas, l'inattendu. - Juan Sebastian Torales


J’ai lu que Almamula s’inspire de votre adolescence. Que signifie filmer cette expérience, des années plus tard, pour l’homme que vous êtes aujourd’hui ?

La concrétisation de ce film signifie d’une part transmuter à l'écran l’une des périodes les plus difficiles de ma vie et à la fois la réalisation de mon plus grand désir, faire du cinéma. Donc c'est très fort de rassembler ces 2 forces si puissantes dans un seul événement.
Je n’ai pas choisi le chemin le plus facile, certes. Il n’y a pas que de l'autobiographie dans Almamula. Même les scènes où Nino se fait agresser ont été tournées aux mêmes endroits où je l’ai été. En pleine lumière du jour, sous le regard des passants.

C’est ma façon de faire je pense, mais en grande partie le travail que j’ai fait avec ma psy. On a plongé dans mes rêves, mon inconscient et tout m’emmenait à ce moment précis.
Je n’ai pas pu résister à la noirceur des images que ma tête m’envoyait.
Le résultat est un exorcisme total. Une libération difficile à expliquer, Ce n’est pas un film revanchard contre tous ceux qui m’ont fait du mal, pas du tout. C’est un processus de guérison et une lettre d’amour a tout ce que j’ai laissé en Argentine. Même tout ce qui fait du mal.

Almamula est mon rêve d’enfant qui se réalise. Depuis tout petit je voulais faire un film. Je n’ai pas pu fuir, il m’a happé, il criait à l'intérieur de moi, depuis mon inconscient, depuis mon côté le plus obscur. Il était là. Et j'étais là pour lui.
Je suis tellement heureux de l’avoir fait. De l’embrasser. Je suis en paix et amoureux de tout ce qu’il y a dedans.

Vous vous servez de la figure du monstre presque comme d’une symbolique à l’opposé de Jésus. Comment avez-vous travaillé cette dualité chez Nino mais aussi dans le récit tout entier?

Pour moi, le processus était assez fluide, douloureux, mais fluide.
A l'âge de Nino je me réfugiais dans la forêt, loin de la ville, dans la maison de campagne de ma famille. C’est là où je trouvais un peu de répit, ou j'échangeais avec les locaux. C’est eux qui m’ont appris la plupart de ces légendes, et leur vision du monde.

Je partais là-bas parce qu'après un événement violent, physique ou psychologique, ta tête et ton âme commencent à voir la réalité et le monde différemment. Tu es d'une certaine façon dédoublé et tu fais tout pour échapper à la douleur, pour ne plus la ressentir.
Cette douleur refoulée se traduit peu à peu en honte, culpabilité, ou d'autres émotions négatives qui t’éteignent complètement. Elles finissent par te transporter dans une sorte d'obscurité.

Ce sont des choses qu’on a tous plus ou moins ressenti dans notre vie, et je me suis servi de ça - à part mon vécu - pour construire mon fil rouge, cette bulle sensorielle. Ce sont devenues des mots clés, mon dogme a moi pour créer cet univers.
Au milieu de tout ça, l’Almamula représente alors l'être obscur qui t'accueille de l’autre côté pour te protéger dans ce moment sombre que tu traverses. La contrepartie de ce monde qui te rejette, qui rejette Nino a l’occasion, pour ce qu'il est, pour ce qu'il désire.

Parce que l'Almamula a connu, en tant que femme, la punition de l’église, les ragots de son village, les regards méprisants. C’est d’ailleurs un schéma qui se répète dans toutes les légendes, la femme est jugée, et tout est toujours de sa faute.
C'était le moment parfait pour moi de redorer l’image de ces mythes et de les transformer en un symbole de rédemption. Donc je me suis permis quelques libertés.

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Il y a cette sensualité qui irrigue l’intégralité de votre film, chez les adolescents, chez les adultes. Une sensualité homoérotique, mais pas que. Pourquoi était-ce important de la rendre indispensable à l’écran ?

Je parlerais plus de désir que de sensualité. Et pour avoir du désir il faut un objet.
La plupart des personnages qui se traînent dans cette bulle sensorielle qui est Almamula sont des corps qui ont un vécu. Pour raconter ce vécu il fallait que leurs corps parlent, qu'ils s'expriment. Le langage corporel occupait une grande partie des répétitions des acteurs. La façon dont ils seraient montrés à l'écran m'ont coûté des nuits de sommeil.

La caméra reste près d’eux pour qu’on puisse presque sentir leurs odeurs, voir leur sueur, entendre le moindre bruit provenant de leur corps.
La bande son est censée produire en partie les bruits de l'intérieur du corps de Nino.
Il y a aussi un parallèle avec toutes ces images qui étaient accrochées aux murs de mon église ou même chez moi. Ces Christs musclés aux cheveux longs et blonds, c'étaient les seuls hommes nus (ou presque) que j'avais vu dans ma vie à ce moment. Toujours représentés dans des sublimes clairs obscurs qui magnifiaient leur beauté.

Les instincts les plus basiques sont représentés dans mon film pour que je puisse faire finalement une satire du monde qu’on s'est tous créés autour de la sexualité, juste pour continuer à trouver des guerres entre nous, à se haïr, à avoir peur de celui qui est différent et se réfugier derrière notre petite carapace rassurante, ou l’on s’attache à une idéologie, un parti politique, une religion qui nous dise à quel point on est sur la bonne voie, et que nous sommes obéissants. Cette bulle où on parle ou on connecte seulement aux personnes qui nous ressemblent.

Cette carapace enferme notre corps, nous éloigne de tout et nous rend incapables d’avoir de l’empathie. On doit apprendre à être des êtres tolérants et empathiques

La présence à l’écran de Nino alterne entre lumière et obscurité. Comment avez-vous pensé votre mise en scène ?

Almamula EST un voyage de l'obscurité à la lumière.
Je ne voulais pas faire un mélodrame de mon adolescence, je voulais créer un univers sensorielle pour vivre et sentir ce qu'il se passe après un événement violent.
Alors j’ai puisé dans mon inconscient pour donner du sens à toutes les images que ce côté inexploré de ma tête m'envoyait, pour ainsi faire une succession de tableaux.

Chaque scène a une résonance avec mon vécu et avec cette touche onirique.
Le but était de créer un univers sensoriel, sans ciel, sans repères, intemporel et oppressant. Pour être au même niveau que notre héros. Et partir main dans la main avec lui dans ce voyage sombre.
Pour la mise en scène, il y a un autre facteur qui a été essentiel. Être fidèle à Santiago del Estero, ma terre natale. C’est une terre vierge pour le cinéma. Jamais personne n'avait mis un pied dans le monte pour le filmer à cette échelle. C’est une ville avec une très faible activité culturelle. Le reste du pays se moque de notre accent. On est les “campagnards” de l’Argentine. C'est aussi une ville mystère pour la plupart des argentins parce que personne ne va passer ses vacances à Santiago del Estero, il fait 52 degrés l'été !

Donc pour la création de cet univers je voulais respecter tous ces éléments et faire un film qui représente à 100% Santiago. Partir de zéro dans tous les domaines et travailler avec ce que la nature nous donnait.
Par exemple, une partie de la bande son est faite avec les insectes et les animaux du monte. Les acteurs sont 99% Santiagueños sans expérience devant une caméra. C’est le premier film de mon pays à parler intégralement en Santiagueño. Les décors sont tous les décors de la forêt où je jouais.La forme de l’Almamula est inspirée des algarrobos, l’arbre typique de la région.

C’est rare en tant que réalisateur de se confronter à autant de richesse sur place, surtout quand cette richesse vient de la ville que tu voulais quitter à tout prix en étant jeune.

Le rythme assez lancinant du film rend la tension plus palpable. On a le temps de s’extasier devant la beauté de vos images avant de se laisser consumer par la peur de l’atmosphère horrifique. Peut-on parler du film comme d’un film d’horreur, plus que d’un drame social ?

Pour être sincère, quand je décide d’aller voir un film ou un spectacle, je ne veux rien savoir sur ce que je vais découvrir en tant que spectateur. Je ne veux pas voir la bande annonce ni le synopsis, pour ne pas être pollué, ni par les commentaires, ni par les critiques. Je me laisse tout simplement surprendre et j'aime ça. D'habitude j’ai des très belles surprises.

Dans Almamula, très humblement je ne voulais pas la mettre dans une case. Parce que j’ai l’impression que l’industrie et les plateformes t'obligent à créer un produit sur mesure pour ne pas décevoir le public. Je ne suis pas du tout d’accord avec ça, une application de rencontres est le meilleur exemple. On va chercher la personne sur mesure, en pensant que c’est la façon de trouver l'âme sœur. Alors que pas du tout.

On essaie d'arrondir les bords de ce qui n'est pas censé être inoffensif. Le cinéma doit mordre, surprendre et secouer, pas juste caresser et te réconforter et te dire à quel point tu es beau et heureux dans ta vie.
Surtout dans un film comme Almamula, qui prône un message d’inclusion. Je voulais un film sans genre, parce que les étiquettes sont en train de nous noyer dans un monde où il n'y a pas de place pour la surprise. J'aime les films ou tu ne sais pas où tu vas, l'inattendu. Un film qui commence avec une famille dans une voiture et finit dans une usine à poupées gonflables.
Tout est devenu comme ça et même si je vois quelques côtés positifs sur toutes ces options, je considère qu’elles ne collent pas avec l'âme et la genèse de mon film.

Je peux dire que Almamula n'a pas de genre, c’est comme mon enfant que j’ai engendré en tant qu’homme gay. Je lui ai donné une éducation, j’ai soigné son image, je me suis persuadé qu’il se fasse entendre, qu’il ait une notion du monde ou il va sortir, une conscience écologique, et que maintenant il est là dehors en train de faire son chemin, à faire passer son message, a se présenter fier de ce qu’il est, un film sans genre et fier de l'être et prêt à recevoir les critiques.

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On ne voit pas beaucoup de personnages dans le cadre, peu de paysages variés aussi mais on l’impression que vous ne parlez pas que d’un seul village, que votre propos est plus universel. La société argentine a-t-elle changé depuis votre enfance ?

D'où l'intention de situer l’histoire dans un monde intemporel.
Tout ce qu’il se passe dans Almamula existait avant, existe encore et j’ai bien peur que ça continue à exister dans mon pays.
Ma vision n’est pas la plus positive, je sais que les gens se battent pour des idéaux mais que la contrepartie est de plus en plus forte, et les minorités se fragilisent. A la même vitesse que la nature. On insiste à tuer tout ce qui reste de plus beau dans le monde pour des idéaux démodés, poussiéreux et rétrogrades.

Le non-sens est devenu une monnaie courante partout.

Chaque adulte du film a péché, qu’il le veuille ou non, malgré leur éducation religieuse. Seul le personnage de Malevo semble en être exempt. En quoi est-il différent ?

Malevo n’a aucune carapace.


Propos recueillis par Laura Enjolvy
Merci à Anne-Lise Kontz et Paul Chaveroux