[ENTRETIEN] : Entretien avec Jean-Bernard Marlin (Salem)
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Pour son deuxième long-métrage,
Jean-Bernard Marlin propose avec Salem un film aux différentes
tonalités, ambitieux récit mythologique autant imprégné d’un naturalisme urbain
que d’un souffle fantastique. Il était donc logique de discuter avec le
réalisateur de cette approche à la lisière du trop mais parvenant à offrir une
proposition singulière.
Ce qui m’intéressait, c’était de parler d’une relation père-enfant, comment on grandit avec un père qui dit avoir une relation avec l’au-delà et qui croit en ses pouvoirs de guérison, qu’est-ce qu’on transmet à ses enfants,... - Jean-Bernard Marlin
Qu’est-ce qui vous a motivé à
tourner ce film ?
La première motivation était que
je me suis beaucoup inspiré de mon père pour écrire le personnage de Djibril.
Ce qui m’intéressait, c’était de parler d’une relation père-enfant, comment on
grandit avec un père qui dit avoir une relation avec l’au-delà et qui croit en
ses pouvoirs de guérison, qu’est-ce qu’on transmet à ses enfants, … Tous ces
questionnements-là m’intéressaient beaucoup, c’était ça mon point de départ à
la base. Pour écrire cette histoire, cette relation, je me suis beaucoup
inspiré de mon vécu. C’est aussi pendant cette période d’écriture que je suis
devenu père donc c’est vraiment pour moi un film sur la paternité. Je l’ai
conçu comme ça en fait. L’intention première était ça mais après, je viens de
Marseille et j’ai placé toute une action là-bas. J’ai pondu cette histoire
personnelle dans cette ville dans laquelle j’ai grandi. Ensuite, il y avait
aussi l’envie de faire un film qui épouse le point de vue d’un
« fou ». Est-ce que c’est quelqu’un qui est fou ou qui a réellement une
relation avec l’invisible ? On ne sait pas et j’avais envie de faire un
film qui épouse son point de vue, ses visions surréalistes et qui mettent les
spectateurs dans un état de rêve éveillé, voire un état second. Il y avait
aussi cette envie de travailler les sens du spectateur dans ce projet.
Formellement, c’est aussi un travail de recherche. J’ai tenté des choses avec
ce réel qui fait signe à travers les animaux. J’ai essayé des choses comme je
voyais un peu chez mon père où le réel faisait signe et il agissait en
conséquence.
Cela répond justement à une de
mes questions sur la porosité entre le réel et l’irréel, conserver cette forme
de croyance absolue. À quel point était-ce justement important de conserver
cette frontière où l’on croit à la fois à ces deux aspects ?
Je vais parler de littérature
avec Todorov. Il a posé une définition du fantastique où il dit, en gros, que
c’est entre le merveilleux et l’étrange. Dans le fantastique, il y a cette
question du doute, il faut qu’il existe toujours. Est-ce que ce qu’on pense est
vrai ou est-ce merveilleux ? Je trouve ça assez passionnant de rester dans
ce doute. Pourquoi ? Car lorsque j’étais enfant, j’étais dans ce doute et
on ne sait pas. Je préfère rester tout le temps dans ce doute-là. En tant que
spectateur, les œuvres qui gardent un doute sont de loin les plus
intéressantes, ce sont celles que je préfère voir. Ça faisait écho à mes
souvenirs d’enfance où j’étais en doute.
Il y a un aspect un peu mythique
dans cette gestion des gangs, une proximité émotionnelle qui se lie à des
événements dépassant les personnages.
En fait, je me suis dit que je
voulais créer un personnage un peu pur, voire naïf, dans un milieu qui ne l’est
pas, et le faire rentrer en contradiction avec ce milieu. Après, sur
l’opposition, j’ai grandi à Marseille et j’y ai longtemps vécu. Je n’y habite
plus mais j’y viens tous les deux mois au moins. Il y a beaucoup de règlements
de comptes entre gangs rivaux. C’est très classique. Il y a un petit côté Roméo et Juliette dans
la première partie du film mais ça m’intéresse plus dans la seconde partie où
le personnage principal est dans le camp inversé de sa fille. Ça crée des
oppositions très classiques, à la base pas liées à l’ethnie, à l’origine
culturelle de la personne, parce qu’on voit dans le film qu’il y a un camp de
comoriens et un camp de gitans. C’est plus complexe que ça à Marseille, il y a
des gens de toutes les origines dans les gangs de Marseille. Il y a une unité
mais c’est très mélangé.
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Quelles ont été les conversations
par rapport à la photographie ?
Pour moi, le mot clé pour travailler
l’image et le son était qu’on faisait un film « trip », comme une
drogue. Évidemment, j’avais des références de films qui étaient dans ce même
délire. Je pensais évidemment à Apocalypse Now ou aux films de
David Lynch. J’aime bien quand les hautes lumières sont cramées, quand les
images bavent un peu, qu’il n’y a pas de netteté, … L’idée, c’était de créer un
univers et une atmosphère un peu déréalisés et qu’ils puissent mettre le
spectateur dans un type de rêve éveillé, comme l’état de Djibril, comme l’état
de beaucoup de mes personnages dans leur réalité. Certains vont fumer ou boire,
d’autres vont être un peu fous. Il fallait une image en accord avec le monde
intérieur du personnage principal.
Quel a été le travail avec votre
casting non professionnel ?
Ce ne sont que des acteurs issus
des quartiers nord de Marseille. Le casting a duré près de 10 mois. C’était un
gros casting avec beaucoup de gens travaillant dessus. On a quadrillé tout
Marseille pour trouver les rôles. Ensuite, j’ai organisé des ateliers pour leur
apprendre à jouer devant une caméra et avoir accès à leurs émotions, ce qui
n’est pas toujours évident car c’est leur première fois. Petit à petit, le
processus s’est fait. J’ai organisé des ateliers, ce qui nous a permis de
nous rencontrer, de nouer des relations. Quand on travaille sur les émotions,
on travaille sur soi donc chaque comédien a fait un travail sur lui. J’ai
essayé de leur donner aussi beaucoup de liberté, de leur apprendre à se faire
confiance, à suivre leurs impulsions, à être libres de faire des propositions.
Ensuite, il y a l’apprentissage du texte, les faire travailler celui-ci pour
qu’ils soient naturels face caméra avec ce texte dans la tête.
Comment sentez-vous votre
évolution entre Shéhérazade et Salem ?
Ce sont deux films tout à fait
opposés. Avec Shéhérazade, j’étais dans un film assez naturaliste
et très ancré dans le réel, où j’essayais d’avoir une mise en scène très
documentaire. Je voulais recréer une image qui passe comme un documentaire. Là,
au contraire, mes acteurs sont très réels, comme mes décors qui sont vrais. Je
me suis dit que je voulais aller dans l’imaginaire, la fiction pure. Ça
s’incarne dans un scénario plus fictionnalisé, plus narratif, plus romanesque.
Dans le découpage technique, la mise en scène, j’ai une approche plus appuyée
que Shéhérazade. En fait, ça s’exprime de nombreuses manières.
Évidemment, il y a des points communs entre « Shéhérazade » et
celui-ci mais j’avais vraiment envie d’explorer autre chose, les genres aussi.
Dans Shéhérazade, il y avait déjà un mélange des genres, entre
documentaire et film noir. Là, on a du film noir, du fantastique, beaucoup de
choses qui en font un film plus hybride. C’est pour ça aussi que je le
considère comme une œuvre de recherche.
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Enfin, est-ce qu’il y a un point
du film que vous auriez souhaité partager ? Une scène dont personne ne
parle ou une étape dans la conception qui vous a tenu à cœur ?
La première chose qui me vient en
tête, ce n’est pas une scène, c’est un sentiment. J’ai le sentiment que le film
peut diviser beaucoup. Contrairement à Shéhérazade, je trouve que
ce film est plus radical. Donc dans la réception, il peut beaucoup diviser,
créer des avis très contradictoires. Peut-être que je me trompe car je n’ai pas
encore assez projeté le film. J’ai des gens qui étaient très emballés et sont
rentrés dans le délire du film. Ils comprennent ce que j’ai créé. D’autres
peuvent vraiment passer à côté car c’est vraiment spécial, je crois. Ça me va,
j’aime bien cette idée que ça ne fasse pas forcément consensus. Ce n’est pas
très vendeur ce que je dis (rires) mais c’est comme ça que je ressens les
choses. Ce que je pourrais rajouter aussi, c’est que j’ai vraiment voulu marier
le réel à l’imaginaire, des acteurs réels qui vivent vraiment dans les endroits
où j’ai filmé, des vrais décors, une approche presque de néoréaliste italien et
de mêler ça à de l’imaginaire, des visions fantasmatiques, à des fantasmes. J’appellerais
ça du réalisme magique. Je ne dis pas que j’y suis arrivé mais c’est ce que
j’ai essayé de faire. Je trouvais ça passionnant d’avoir un endroit de
découverte pour un créateur, j’étais en totale découverte en allant vers des choses
que je ne savais pas spécialement faire. Je ne voulais pas refaire Shéhérazade car c’est trop facile. Je voulais aller vers des
endroits que je découvre sinon je vais m’ennuyer. C’est passionnant d’aller
dans des genres qu’on ne connaît pas.
Propos recueillis par Liam Debruel.
Merci à September films pour cet
entretien.