[ENTRETIEN] : Entretien avec Élodie Lélu (Colocs de choc)
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Remarquée avec son court-métrage Leçons de conduite et passée par le documentaire, Élodie Lélu se
lance dans son premier long-métrage de fiction avec Colocs de
choc (sorti en Belgique sous le nom de Rétro Thérapy),
l’histoire d’une adolescente qui trouve son identité par le contact avec une
grand-mère trop peu connue.
C’est un film qui parle vraiment de mon vécu puisque j’ai accompagné ma grand-mère dans la maladie d’Alzheimer pendant plus de 7 ans quand j’étais adolescente. C’est vrai que c’est une expérience qui m’a marquée à vie. - Élodie Lélu
D’où est venue l’envie de faire
ce film ?
C’est un film qui parle vraiment
de mon vécu puisque j’ai accompagné ma grand-mère dans la maladie d’Alzheimer
pendant plus de 7 ans quand j’étais adolescente. C’est vrai que c’est une
expérience qui m’a marquée à vie. J’ai toujours su ce que je voulais en faire.
En tout cas, c’était une histoire que je voulais raconter mais pas d’un point
de vue triste. Je voulais vraiment faire un film résilient et léger tout en
étant profond. Je ne voulais pas prendre le point de vue de la dégénérescence,
qui fait très peur dans cette maladie qui est entourée d’un certain tabou, mais
plutôt prendre le point de vue d’une aidante. C’est une jeune fille, un peu mon
alter ego, qui, grâce à sa grand-mère malade, va se construire une identité.
C’était ça qui m’intéressait : plutôt être du côté de la construction que
de la dégénérescence.
Cette construction identitaire se
développe notamment par son rapport au féminisme, à l’évolution des luttes. À
quel point était-ce important pour vous d’avoir cette thématique ?
En effet, le féminisme est aussi
une grande thématique du film. Je ne dirais pas que c’est un film féministe car
je pense que l’image féministe du film, le moment où Manon le devient
totalement, c’est la dernière image du film. Mais on parle plus de tout ce
cheminement pour appréhender sa vie de femme. Je crois que c’est très important
de connaître l’histoire des femmes de sa famille et c’est ce que va vivre Manon
en rejouant sa mère à travers la maladie de sa grand-mère. Elle va
réexpérimenter la vie de sa mère à travers son corps, ses habits, son passé, …
Grâce à ça, elle va se forger une identité en faisant un mélange des années 60,
70, 90, … L’idée était vraiment que, soi-même, on doit s’inventer une identité
à partir de l’identité des femmes de notre famille.
En ce sens, quels ont été la
recherche et le travail avec vos actrices principales, Fantine Harduin et
Hélène Vincent ?
Pour Fantine, je l’ai rencontrée
assez tôt pendant le processus d’écriture car elle avait 14 ans. Pour moi, je
dirais que ce qui était super important dans tout le film, c’est que les choses
soient réelles, vraies. Je voulais donc une fille de 16 ans alors je l’ai
rencontrée deux années avant pour qu’elle soit prête le temps que le film soit
financé. Fantine a une capacité assez incroyable : elle est à la fois
quelqu’un d’assez timide, qui correspond très bien à la Manon du début du film,
mais quand on porte la caméra sur elle, elle se lâche, se libère, elle devient
une espèce de femme fatale. Je trouvais qu’elle avait vraiment ces deux aspects
du personnage que je recherchais. Comme je voulais filmer un corps en mutation,
un corps qui se transforme, j’ai trouvé la comédienne parfaite pour jouer ce
rôle. Mais c’était super important que la décoloration des cheveux soit une
vraie décoloration. Je ne voulais pas travailler avec une perruque ou un
postiche, je voulais une vraie transformation, que Fantine ne se reconnaisse
pas le matin en se regardant dans le miroir après la décoloration. C’était ça
que ma caméra devait aller chercher vu que c’est ça que je raconte :
l’évolution d’une identité. Pour Hélène, elle est aussi arrivée très tôt dans
le processus d’écriture. Au début, je cherchais quelqu’un qui ressemble
physiquement à ma grand-mère. Elle était brune avec pas mal d’embonpoint, en
gros, tout l’inverse d’Hélène. Puis, j’ai compris qu’il ne fallait pas que je
cherche un corps mais plus une personnalité. C’est vrai qu’Hélène est une femme
très engagée, que je trouve très féministe, et elle m’a tout de suite inspirée.
Après, j’ai un peu mêlé l’histoire de Gisèle Halimi à ce personnage mais c’est
vrai que c’est elle qui m’a inspiré ce côté ultra féministe. Sa vie est un vrai
magnifique récit de femmes, on a presque envie de faire un film sur sa vie. Ce
que j’aimais bien par rapport à Hélène et Fantine, c’est qu’elles se
ressemblent physiquement. Je trouve ça important dans les films qu’on croie
dans les familles. Du côté des trois générations avec la grand-mère, la mère et
la petite fille, j’ai trouvé trois comédiennes qui se ressemblent énormément
physiquement. Du coup, on y croit d’emblée.
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C’est un film qui a un ton
populaire, qui peut toucher tout le monde, tout en parlant ouvertement de
maladie, de l’importance du féminisme, ce qui est intéressant vu la manière
dont certaines personnes prennent de haut les comédies populaires.
Ça me touche que vous parliez de
ça car ça fait partie de mon engagement de cinéaste. Je veux faire un cinéma
accessible. J’ai été formée par Theo Angelopoulos, qui était un très grand
cinéaste auprès de qui j’ai appris énormément de choses, mais c’est vrai que je
trouve ça hyper important de remettre le spectateur au centre du dispositif
cinéma. On fait quand même des films pour lui. Je pense que c’est beaucoup de
travail de raconter simplement des concepts philosophiques compliqués parce que
là, il s’agit d’un film où on rejoue le passé mais sans flash-back. C’est quand
même assez complexe. Je suis inspirée par des philosophes comme Walter
Benjamin, Bergson, … mais je veux rendre tout ça hyper accessible pour
n’importe quel spectateur, que ma grand-mère puisse voir le film et être émue
par lui, ne pas exclure. J’ai eu un parcours universitaire, très théorique, et
à un moment donné, j’ai eu comme une révélation, l’envie de faire des films
pour tout le monde. C’est ça mon but.
Si je ne me trompe pas, c’est
votre premier long-métrage de fiction.
Oui, j’ai fait du docufiction,
beaucoup de documentaires, une série télé, … Après, avec la série télé, j’ai eu
pas mal d’expérience dans la mise en scène de comédiens, c’est ce que j’adore
faire aussi. Mais voilà, c’est mon premier film de fiction complètement
personnel, que j’ai écrit. C’est une histoire que j’avais très envie de
raconter et que je porte depuis des années.
Justement, qu’est-ce que vous
avez peut-être appris sur ce tournage ?
Disons que je faisais un peu ce
film pour retrouver le passé, quelque part inconsciemment pour retrouver ma
grand-mère. Je l’ai retrouvée parce qu’Hélène a eu cette capacité de la refaire
vivre. On en a beaucoup parlé et elle est très sensible donc elle a très bien
compris ce que je cherchais mais elle a fait apparaître quelque chose de plus
que ma grand-mère donc j’ai été très surprise. À la fois, c’était familier, je
racontais mon histoire et mon passé, et en même temps, c’était tous les jours
une invention parce qu’Hélène avait toujours plein de propositions et que
Fantine m’amenait un autre regard sur mon passé. Olivier Gourmet ressemblait
énormément à mon papa, avec qui j’ai vécu seule quand j’étais adolescente.
C’est aussi très intime mais à chaque fois, les comédiens sont allés beaucoup
plus loin que ce que j’avais vécu, même plus loin que ce que j’avais écrit dans
l’imaginaire du scénario. C’est ça que j’ai trouvé incroyable : être
surprise en permanence sur le plateau.
En parlant de ce père, il y a
quelque chose de très maladroit et faillible qui se ressent dans ce personnage…
Je voulais absolument donner une
représentation qui s’éloigne du mâle alpha, un père de famille monsieur tout le
monde. Je crois que c’est ça qui plaisait à Olivier, de jouer quelqu’un de la
vie normale avec ses failles, sa fragilité. J’ai toujours été touchée par les
hommes un peu fragiles. Mon père aussi est comme ça, c’est quelqu’un de très
sensible et j’avais envie de montrer cette vision-là des hommes, même si c’est
vrai que dans mon film, il a fait quelque chose d’assez impardonnable. On a une
représentation des hommes qui est un peu dure. Je pense qu’Olivier a cette
douceur où on arrive à lui pardonner l’impardonnable. Olivier avait ce registre
de jeu qui faisait que, sur le plateau, on a fait beaucoup de variations de
jeu. Parfois, il s’énervait très fort, parfois il était très contenu. Au
montage, on a créé l’arche du personnage avec des choses très fines, comme de
la broderie, pour que ce personnage soit toujours sur la corde, proche de
flancher, d’une fragilité incroyable.
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Est-ce que c’était un film avec
un budget plutôt léger ?
Non, c’est plutôt un film qui a
été bien financé par trois pays, à majorité belge, coproduit par la France et
le Canada. Pour un premier film, on était sur un budget plus que correct qui
nous a permis de bien faire les choses. C’est quand même un film historique. Si
on pense aux décors de la maison comme le papier peint et les objets, il y a
énormément de travail. Je voulais que chaque objet soit une petite madeleine de
Proust et que les spectateurs se souviennent des années 90 en voyant un discman,
que ça rappelle plein de souvenirs. Au niveau des droits musicaux, ça a été un
sacré budget. Puis, il a fallu trouver les objets, les vêtements justes. Ce que
j’aime bien, c’est que ça n’y paraît pas, qu’on ne voit pas qu’il y a eu
énormément de travail derrière et que ça paraisse naturel. Nous, ça a pris
beaucoup de temps avec l’équipe car je voulais que chaque couleur et détail
soit le plus pertinent possible.
Est-ce qu’il y a une scène en
particulier sur laquelle vous avez envie de revenir ?
Si on me demandait quelle est ma
scène préférée du film, je dirais que c’est quand Hélène s’en va dans la nuit,
habillée en avocate. C’est quelque chose que j’ai vécu avec ma grand-mère. Les
malades d’Alzheimer ne sont pas fous, ils revivent juste leur passé. À un
moment donné, elle m’a dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle était
pensionnée alors qu’elle a toujours trouvé ça important d’être une femme
active. Mon grand-père, qui était très ouvert à l’époque, a dit que si elle
voulait travailler, elle n’avait qu’à le faire. Donc il lui versait un salaire
et elle, quand elle me voyait, elle pensait que j’étais sa fille donc elle me
donnait cet argent pour payer mes études. Toute cette histoire d’une grand-mère
qui redevient active en revivant son passé, j’ai mis toute cette histoire dans
cette scène. Quand elle a cette prise de conscience brutale, c’est ce qui est
le plus dur à vivre pour les malades d’Alzheimer, quand ils se rendent compte
par moments de leur état. C’est peut-être la chose la plus intense à vivre,
quand le malade redevient conscient avant de repartir dans ses délires. Je
dirais que c’est la scène d’où je tire toute mon inspiration. Il y a une autre
scène, celle du bar, où elle donne des conseils sur sa vie sexuelle. Les
malades d’Alzeimer perdent les barrières sociales, ça fait partie de
l’évolution de la maladie, et c’est quelque chose que j’ai vécu. Les dialogues
du film viennent des moments avec ma grand-mère au parc où elle me parlait de
sa vie intime avec mon grand-père. Mine de rien, c’était dans les années 2000,
j’ai appris beaucoup de choses grâce à ma grand-mère. Elle m’a vraiment formée
et grâce à elle, j’ai pu appréhender ma vie de femme plus librement. C’était
quelque part un cadeau de la maladie.
Propos recueillis par Liam Debruel.
Merci à Maud Nicolas de Distri 7
pour cette interview.