[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective en 4 films - Stanley Kwan, le romantisme made in Hong Kong
Rétrospective en 4 films - Stanley Kwan, le romantisme made in Hong Kong : Amours Déchus (1986), Rouge (1987), Center Stage (1991) et Lan Yu (2001).
Il faut dire, le bonhomme ne s'est jamais contenter de raconter de simples histoires d'amours aussi passionnés que contrariés, il a toujours su traduire à la perfection les émotions débordantes qui animent ses personnages sacrifiels, avec une mise en scène tout en mouvement sinueux et virtuose, épousant délicatement l'expression pleine de désir des corps.
Bonne nouvelle, une (bonne) poignée de mois après la ressortie toute pimpante du magnifique Adieu ma concubine de Chen Kaige, Carlotta enfonce - merveilleusement - le clou en s'attachant à ressortir quelques précieux films du papa de Red Rose White Rose et Women, magnifiquement restaurées : Amours Déchus (1986), Rouge (1987), Center Stage (1991) et Lan Yu (2001).
Amours déchus (1986)
CARLOTTA FILMS |
Il y a une mélancolie déchirante qui se dégage de ce second effort de Stanley Kwan, mélodrame dont la (fausse) nonchalance et apathie embrasse celle d'un trio - puis quatuor - de protagonistes, dans ce qui peut se voir non pas comme un pur produit de la nouvelle vague Hongkongaise (ce qu'il est pourtant, factuellement) mais de la nouvelle vague taïwanaise (et de sa forte révérence au néo-réalisme italien), dans sa manière de questionner la confusion existentielle de la jeunesse urbaine de l'époque.
Tout le cinéma du cinéaste ou presque, réside dans cette rencontre intimiste et introspective profondément intemporel entre quatre âmes amicalement et sentimentalement liés, une sorte de Casanova oisif appelé à gérer l'entreprise familiale, Tony, et trois amies talentueuses mais aux destins douloureux : Suk Ping, une aspirante actrice déjà sur le déclin, Billie, une jeune mannequin fraîchement revenue de Paris (dont la première rencontre avec Tony, est particulièrement drôle) et Su Ling, une chanteuse de bar tout en chagrin qui n'a jamais percé.
Tout bascule lorsque cette dernière se fait assassiner et que la figure charismatique mais pathétique du détective Lan, qui enquête sur l'affaire (véritable fantôme au mariage raté et bientôt frappé par le cancer), vient tromper sa propre solitude/misère en se joignant à la leur.
Embrumé par un chagrin insondable, quand bien même leur insouciance n'est jamais totalement éteinte, ce basculement vers un versant policier ne fait pas tant opérer un revirement radical de l'histoire, mais offre au cinéaste une strate supplémentaire pour accentuer sa direction naturaliste, au plus près des maux et des corps, la mort n'étant in fine qu'un artifice pour explorer davantage le malaise qui s'est installé dans l'intérieur de ses êtres tout en renoncement et en égoïsme, embourbés dans leurs problèmes et leur mélancolie, le tout porté par un regard profondément lucide sur le fossé au cœur de Hongkong, entre une occidentalisation galopante et des mœurs traditionnelles de plus en plus laissées sur le carreau.
Amours déchus ou un magnifique portrait d'une jeunesse perdue et inconsciemment égoïste, entre rêves déchus et amours contrariés.
Rouge (1987)
Dès le départ (une magnifique ouverture ou, durant quelques minutes évanouies dans une beauté cinématographique incroyable, le cinéaste donne toutes les clés ou presque, de son histoire), il est acquis que les amants de Rouge - adaptation du roman éponyme du monument Lilian Lee - sont maudits, et que rien ne pourra rompre cette malédiction, pas même la mort.
Elle, c'est Fleur, une courtisane dans un bordel haut de gamme de Shek Tong Tsui, le quartier chaud du Hong Kong des années 30, et lui Chan Chen, héritier d'une riche dynastie ayant réussi dans les affaires.
Tué dans l'œuf par leurs classes sociales et les entraves profondes qui, inéluctablement, sont voués à les séparer, ils en viennent à commettre l'impensable : un suicide commun au romantisme absolu, par overdose d'opium, pour mieux vivre ensemble dans l'éternité.
Premier vrai choc qui en suit un second : la narration nous catapulte dans le Hong Kong des années 80, ou le fantôme de Fleur recherche son bien aimée, au contact de deux journalistes, Yuen et Chor, dont l'histoire fantastique va les pousser à réévaluer leurs propres sentiments l'un pour l'autre.
Et tout est une question de comparaison et de contraste avec Rouge, dans l'exploration que fait Kwan du sentiment et de l'aliénation amoureuse sur deux époques elles-même diamétralement opposées sous la lentille du cinéaste (un passé tout en couleur et à la mise en scène virtuose, se voit supplanter par un présent glacial et terne à la réalisation un peu plus impersonnelle), ou quand la rugosité stricte de la société suscite/contrôle des relation aussi passionnées que désespérées - ou même la mort est un sublime acte d'amour -, là où la modernité et ses libertés plus marquées, font perdre à la flamme de l'amour une partie de son intensité, de son urgence, étouffée par un certain confort.
Même les deux versants de Fleur sont nuancées, la jeune femme à la sensualité et à la passion démonstrative dans le passé (ou elle est en vie et amoureuse), fait place à un fantôme tout en distance et aux expressions glaciales dans le présent (ou elle est morte et inéluctablement détachée de l'être aimé), presque une relique d'un temps révolu.
En résulte un fabuleux drame post-mortem ou dansa vie comme dans la mort, les cœurs de deux âmes sœurs ne font que se croiser sans jamais pourvoir s'épouser.
Center Stage (1991)
Peut-être le plus bel effort de son auteur, ne serait-ce que parce qu'il a ici l'occasion de dresser un formidable portrait de femmes à travers l'odyssée tragiquement réelle de Ruan Lingyu, célèbre comédienne de l'ère du muet qui s'est suicidé à l'âge de 25 ans, après avoir été prise en grippe par la presse à scandale, pour sa liaison avec un homme marié, Chang Ta-min, qui l'a laissé encaisser la tempête seule.
Un portrait que Kwan trace au cœur d'une œuvre merveilleusement expérimentale, entre le biopic traditionnel, le documentaire (avec une opposition fascinante entre l'interprète de Ruan à l'écran, la merveilleuse Maggie Cheung, alors que la comédienne compare son rapport à son métier et à son image publique, à celui de sa défunte aînée) et la reconstitution historique minutieuse, ou chaque genre entame une discussion ou presque avec les autres, ou son hommage ambitieux s'en vient à engager une vraie réflexion sur le passé (surtout avec l'industrie du cinéma chinois des années 30), pour mieux guider/informer le présent.
En se focalisant uniquement ou presque, sur les années qui ont précédé la mort prématurée de Ruan, sans pour autant suivre le chemin balisé d'une narration linéaire (loin de la même), Kwan se balade dans le temps, entre une mise en images colorée des événements de l'existence de son sujet, une reconstitution en noir et blanc des films de la comédienne et une vision de l'intérieur, un film dans le film sur les propres mots et sentiments de Kwan et ses acteurs, à propos de leur sujet.
Une manière habile, voire même proprement virtuose de se délester du carcan du biopic moderne, pour mieux incarner une fantastique et nostalgique réflexion plurielle, à la poésie déchirante et volontairement non-définitive; une lettre d'amour ou l'important pour Kwan est de toute la grâce et la modestie d'une comédienne emportée trop tôt par la vie, et dont la tristesse intérieure déchire littéralement l'écran.
Lan Yu (2001)
Dernière œuvre de cette rétrospective et, sans doute, la plus " mineure " des quatre films (en comparaison aux autres, évidemment), Lan Yu, qui peut se voir comme une réponse directe à son documentaire Yang ± Yin: Gender in Chinese Cinema (ou il observait, à l'aide d’images d’archives et d’entretiens, les représentations de l'identité queer et LGBT dans l'industrie du cinéma chinoise, ou le cinéaste y révélait publiquement son homosexualité dans une séquence très forte auprès de sa propre mère), se fait l'adaptation d'un roman publié anonymement sur la toile, et suit avec délicatesse la romance bouleversée et bouleversante entre deux hommes aux générations et aux origines sociales bien distinctes, avec en toile de fond une Chine en pleine mutation à la fin des années 80, culminant au massacre de Tian’anmen.
Soit Lan Yu, un pauvre étudiant en architecture, et Chen Handong, homme d'affaires prospère dont la première nuit passé ensemble sera autant un éveil sexuel que sentimental pour le jeune homme.
Alors que l'étudiant tombait immédiatement amoureux de l'homme mûre, lui, définitivement plus renfermé, ne voulait aucune relation émotionnelle et il fera tout pour éviter tout attachement, quand bien même il n'aura de cesse de garder le jeune, matériellement et affectivement, dans son existence.
Comparé un peu vite - à tort - avec le Happy Together de Wong Kar-wai (qui, il est vrai, lui a complètement ouvert la voie, quand bien même il a été tourné clandestinement à Pékin, sans l'accord du gouvernement, ce qui ne se ressent absolument pas à l'écran), le film se fait la course effrénée et joliment sensorielle d'un amour tragique dont il capture la passion autant que la douleur, avec une délicatesse et d'une sensualité rares.
Dénué de tout maniérisme putassier mais s'il est, peut-être, un peu trop épuré et riche en ellipse pour son bien, Lan Yu n'en reste pas moins un beau et intime mélodrame, la cerise sur le gâteau d'une rétrospective exceptionnelle, pour un cinéaste qui l'est tout autant.
Jonathan Chevrier
Rouge (1987)
CARLOTTA FILMS |
Dès le départ (une magnifique ouverture ou, durant quelques minutes évanouies dans une beauté cinématographique incroyable, le cinéaste donne toutes les clés ou presque, de son histoire), il est acquis que les amants de Rouge - adaptation du roman éponyme du monument Lilian Lee - sont maudits, et que rien ne pourra rompre cette malédiction, pas même la mort.
Elle, c'est Fleur, une courtisane dans un bordel haut de gamme de Shek Tong Tsui, le quartier chaud du Hong Kong des années 30, et lui Chan Chen, héritier d'une riche dynastie ayant réussi dans les affaires.
Tué dans l'œuf par leurs classes sociales et les entraves profondes qui, inéluctablement, sont voués à les séparer, ils en viennent à commettre l'impensable : un suicide commun au romantisme absolu, par overdose d'opium, pour mieux vivre ensemble dans l'éternité.
Premier vrai choc qui en suit un second : la narration nous catapulte dans le Hong Kong des années 80, ou le fantôme de Fleur recherche son bien aimée, au contact de deux journalistes, Yuen et Chor, dont l'histoire fantastique va les pousser à réévaluer leurs propres sentiments l'un pour l'autre.
Et tout est une question de comparaison et de contraste avec Rouge, dans l'exploration que fait Kwan du sentiment et de l'aliénation amoureuse sur deux époques elles-même diamétralement opposées sous la lentille du cinéaste (un passé tout en couleur et à la mise en scène virtuose, se voit supplanter par un présent glacial et terne à la réalisation un peu plus impersonnelle), ou quand la rugosité stricte de la société suscite/contrôle des relation aussi passionnées que désespérées - ou même la mort est un sublime acte d'amour -, là où la modernité et ses libertés plus marquées, font perdre à la flamme de l'amour une partie de son intensité, de son urgence, étouffée par un certain confort.
Même les deux versants de Fleur sont nuancées, la jeune femme à la sensualité et à la passion démonstrative dans le passé (ou elle est en vie et amoureuse), fait place à un fantôme tout en distance et aux expressions glaciales dans le présent (ou elle est morte et inéluctablement détachée de l'être aimé), presque une relique d'un temps révolu.
En résulte un fabuleux drame post-mortem ou dansa vie comme dans la mort, les cœurs de deux âmes sœurs ne font que se croiser sans jamais pourvoir s'épouser.
Center Stage (1991)
CARLOTTA FILMS |
Peut-être le plus bel effort de son auteur, ne serait-ce que parce qu'il a ici l'occasion de dresser un formidable portrait de femmes à travers l'odyssée tragiquement réelle de Ruan Lingyu, célèbre comédienne de l'ère du muet qui s'est suicidé à l'âge de 25 ans, après avoir été prise en grippe par la presse à scandale, pour sa liaison avec un homme marié, Chang Ta-min, qui l'a laissé encaisser la tempête seule.
Un portrait que Kwan trace au cœur d'une œuvre merveilleusement expérimentale, entre le biopic traditionnel, le documentaire (avec une opposition fascinante entre l'interprète de Ruan à l'écran, la merveilleuse Maggie Cheung, alors que la comédienne compare son rapport à son métier et à son image publique, à celui de sa défunte aînée) et la reconstitution historique minutieuse, ou chaque genre entame une discussion ou presque avec les autres, ou son hommage ambitieux s'en vient à engager une vraie réflexion sur le passé (surtout avec l'industrie du cinéma chinois des années 30), pour mieux guider/informer le présent.
En se focalisant uniquement ou presque, sur les années qui ont précédé la mort prématurée de Ruan, sans pour autant suivre le chemin balisé d'une narration linéaire (loin de la même), Kwan se balade dans le temps, entre une mise en images colorée des événements de l'existence de son sujet, une reconstitution en noir et blanc des films de la comédienne et une vision de l'intérieur, un film dans le film sur les propres mots et sentiments de Kwan et ses acteurs, à propos de leur sujet.
Une manière habile, voire même proprement virtuose de se délester du carcan du biopic moderne, pour mieux incarner une fantastique et nostalgique réflexion plurielle, à la poésie déchirante et volontairement non-définitive; une lettre d'amour ou l'important pour Kwan est de toute la grâce et la modestie d'une comédienne emportée trop tôt par la vie, et dont la tristesse intérieure déchire littéralement l'écran.
Lan Yu (2001)
CARLOTTA FILMS |
Dernière œuvre de cette rétrospective et, sans doute, la plus " mineure " des quatre films (en comparaison aux autres, évidemment), Lan Yu, qui peut se voir comme une réponse directe à son documentaire Yang ± Yin: Gender in Chinese Cinema (ou il observait, à l'aide d’images d’archives et d’entretiens, les représentations de l'identité queer et LGBT dans l'industrie du cinéma chinoise, ou le cinéaste y révélait publiquement son homosexualité dans une séquence très forte auprès de sa propre mère), se fait l'adaptation d'un roman publié anonymement sur la toile, et suit avec délicatesse la romance bouleversée et bouleversante entre deux hommes aux générations et aux origines sociales bien distinctes, avec en toile de fond une Chine en pleine mutation à la fin des années 80, culminant au massacre de Tian’anmen.
Soit Lan Yu, un pauvre étudiant en architecture, et Chen Handong, homme d'affaires prospère dont la première nuit passé ensemble sera autant un éveil sexuel que sentimental pour le jeune homme.
Alors que l'étudiant tombait immédiatement amoureux de l'homme mûre, lui, définitivement plus renfermé, ne voulait aucune relation émotionnelle et il fera tout pour éviter tout attachement, quand bien même il n'aura de cesse de garder le jeune, matériellement et affectivement, dans son existence.
Comparé un peu vite - à tort - avec le Happy Together de Wong Kar-wai (qui, il est vrai, lui a complètement ouvert la voie, quand bien même il a été tourné clandestinement à Pékin, sans l'accord du gouvernement, ce qui ne se ressent absolument pas à l'écran), le film se fait la course effrénée et joliment sensorielle d'un amour tragique dont il capture la passion autant que la douleur, avec une délicatesse et d'une sensualité rares.
Dénué de tout maniérisme putassier mais s'il est, peut-être, un peu trop épuré et riche en ellipse pour son bien, Lan Yu n'en reste pas moins un beau et intime mélodrame, la cerise sur le gâteau d'une rétrospective exceptionnelle, pour un cinéaste qui l'est tout autant.
Jonathan Chevrier