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[CRITIQUE] : Les carnets de Siegfried


Réalisateur : Terence Davies
Avec : Jack Lowden, Simon Russell BealeThom AshleyCalam Lynch,…
Distributeur : Condor Distribution
Budget : -
Genre : Biopic, Drame, Historique, Guerre.
Nationalité : Britannique.
Durée : 2h18min.

Synopsis :
En 1914, le jeune Siegfried Sassoon, poète en devenir, est enrôlé dans l’armée britannique. De retour du front, révolté par ce qu’il a vu, il devient objecteur de conscience. Ses pamphlets pacifistes lui valent une mise au ban par sa hiérarchie, mais aussi une forme de reconnaissance artistique, lui ouvrant les portes d’une nouvelle vie mondaine. Mais dans cette société du paraître, Siegfried se perd, tiraillé entre les diktats de la conformité et ses désirs de liberté.




Critique :

Un cinéaste poète et mélancolique met en scène l'histoire d'un poète dans l'entre deux guerres. Il y a quelque chose de logique, dans cette nouvelle incursion dans le passé pour Terence Davies. Connu pour avoir mis en scène son enfance et son adolescence via la fiction, dans ses premiers, mais aussi pour ses adaptations d’œuvres littéraires, le cinéaste britannique est aussi connu pour le lyrisme et l'amertume qui se conjuguent dans ses films. Les carnets de Siegfried est à la fois très marqué par le style de Terence Davies, et très reconnaissable comme film britannique. En retraçant une partie de la vie du poète Siegfried Sassoon dans l'entre deux guerres mondiales, le film évoque cette manière dont les passions et les désirs de personnages sont contenues face à la pression de la société. Toutes ces émotions corsetées et réduites au silence, face à un monde qui rejette ceux et celles qui n'entrent pas dans le rang. Que ce soit par le soldat Sassoon écrivant une lettre sur les atrocités inhumaines de la guerre et envoyé aussitôt dans un hôpital psychiatrique militaire, ou par l'homme Siegfried ne pouvant pas vivre son homosexualité paisiblement et joyeusement.

C'est ici même la réussite de Terence Davies sur son dernier film. Il met de côté l'histoire familiale de Siegfried : le deuil et le chagrin d'une mère seule, suite au décès du frère du protagoniste mort sur le front, et la façon dont le jeune poète doit gérer cela. Le cinéaste se concentre sur le milieu aisé dans lequel va évoluer Siegfried. Ceci lui permet de ne pas concevoir la vie du poète comme un récit linéaire, mais de l'adapter à ce qu'il fait le mieux. C'est-à-dire la fragmentation de la mémoire, l'enchevêtrement permanent d'images et de paroles, pour que les souvenirs soient une source de poésie faite d'échos et de variations. Jusqu'à relier de nombreuses scènes aux poèmes écrits par Siegfried Sassoon, énoncés en voix-off. Cette non linéarité de la biographie partielle crée avant tout des moments qui n'ont véritablement ni de début ni de fin ; comme les souvenirs lorsqu'ils réapparaissent. Ainsi, les personnages secondaires apparaissent et disparaissent avant de réapparaître et disparaître à nouveau, comme des fantômes qui hantent l'esprit du poète.


Copyright Bankside Films / Condor Distribution

Ceux qui font partie d'un milieu aisé où les mots deviennent des armes (ce qui peut faire penser à Chez les heureux du monde du même réalisateur, en 2000). Dans cet univers, le mode de vie est définit par le plaisir et les privilèges, par les divertissements et les bavardages mondains. Terence Davies place sa caméra pour qu'elle soit aux premiers rangs de ce spectacle grotesque. Celui d'une violence qui plâne dans chaque échange, toujours proche d'exploser. Mais cette violence est vicieuse, car elle a tout de même lieu dans les êtres qui s'éloignent et s'échangent des mots durs. Elle est caractéristique d'un monde qui façonne la culpabilité et invite à l'introspection, pour tenter de comprendre pourquoi il est si difficile se faire accepter. Le titre original est très évocateur (Benediction) : pour être accepté dans ce monde infernal, il faut obtenir la bénédiction d'exister. D'où une scène au début du film, où Siegfried âgé est dans une église, pour se convertir au catholicisme. La vie du poète permet d'explorer une génération détruite et constamment troublée, à la fois par les horreurs de la guerre qui laisse des traces (physiques et psychologiques – avec un superbe travelling dans un hôpital militaire pour soldats blessés qui rappelle le travelling du métro dans The deep blue sea) mais aussi par la cruauté de la société qui ne permet pas d'acquérir la renommée artistique.

Une vie dérobée par l'impossible morale, l'impossible spiritualité, l'impossible cri disant stop à la violence inhumaine de la guerre. Il y a quelque chose de profondément déshumanisant dans ce qu'explore Terence Davies. Parce que tous ces états impossibles vont de paire avec les échecs personnels de Siegfried. Il ne peut accomplir son désir affectif étant homosexuel, tout comme il ne peut parvenir à la reconnaissance de son travail comme poète. Tout ce que la société s'empêche de devenir à cause de ses mondanités et ses privilèges, a des conséquences sur les aspirations de ceux et celles qui la traverse. Siegfried Sassoon est donc à la recherche de son âme. Une quête qui n'en finit jamais, se bousculant entre les désirs, les ambitions et les traumatismes du passé (autre avantage de la fragmentation du récit). Jusqu'à même voir Jack Lowden, interprétant le poète jeune, dire The moment passes but the heart remains : le moment passe mais le cœur reste. Cette quête de soi face à un accomplissement impossible, se trouvait déjà et surtout dans Une longue journée qui s'achève (1992) et La bible de Néon (1995). Deux films qui trouvent un miroir ici avec cette confusion d'une place à trouver au sein d'un monde qui ne veut pas offrir la moindre chance.


Copyright Bankside Films / Condor Distribution

Jusqu'à trouver un écho dans la vie propre de Terence Davies. Le décès du réalisateur en octobre 2023 devient encore plus triste lorsqu'il fait résonner sa vie avec le récit de Siegfried. Tout est indéniablement connecté aux terribles sentiments de souffrance qui ont parcouru le cinéaste toute sa vie, à vivre une enfance et un mariage tous deux malheureux. Terence Davies a trouvé dans Siegfried un alter-ego, jusqu'à se demander lequel des deux incarne réellement l'acteur Jack Lowden. Tout comme le génial Peter Capaldi, incarnant Siegfried âgé avec ses traits marqués du visage et son attitude maussade, serait une version de Terence Davies à la fin de sa vie. Il a la mélancolie, la colère, les déchirements du cœur, la solitude et la nostalgie du passé que possédait le cinéaste. Mais surtout, le récit de Siegfried Sassoon fait écho à la vie du réalisateur à plusieurs autres niveaux. Il y a l'homosexualité qu'ils n'ont jamais pu vivre paisiblement, le mariage malheureux sans amour, la conversion tardive au catholicisme, et la reconnaissance artistique très modeste. Les carnets de Siegfried semble être le mélange parfait entre les récits autobiographiques des débuts de Terence Davies et des adaptations littéraires explorant le passé qui ont suivi.

Un retour à sa trilogie de moyen-métrages se dessine également. Surtout avec Madonna and child (1980), chronique fragmentée d'un homme en pleine dépression, occupant un travail ennuyeux tout en prenant soin de sa mère âgée, ainsi qu'en cherchant à vivre ses désirs homosexuels, accompagné d'une voix-off poétique qui se remémore tous ces moments. C'est exactement ce que fait Terence Davies avec son protagoniste Siegfried Sassoon. Il y retrouve toute la contradiction du personnage du moyen-métrage. Un homme sensible au monde cruel qui l'entoure (ici aux horreurs de la guerre, ainsi qu'à la violence du milieu aisé), sensible à la loyauté, mais incapable de changer le monde et de changer lui-même dans ses obsessions. Que ce soit par le biais de l'art ou de l'attitude. Car c'est une des réflexions du cinéma de Terence Davies, ce sentiment de culpabilité qui s'accroche, face aux souffrances de sa vie.


Copyright Bankside Films / Condor Distribution

Ce chaos se retrouve dans les formes différentes employées par Terence Davies. Au-delà de la fragmentation des temporalités, une détresse se dessine par l'éclatement et le mélange des motifs. Siegfried est rongé par la peine et la solitude, mais qui seraient une malédiction s'abattant impitoyablement peu importe le temps et l'espace. La voix-off anonyme récitant des lignes des poèmes du vrai Siegfried Sassoon et la musique lyrique omniprésente sont là pour trouver une douceur enfouie, et donner accès aux émotions. Tandis que le mélange des formes envoie le protagoniste dans une tempête infernale de souffrances. Évitant soigneusement de reconstituer des scènes de guerre, Terence Davies se repose intelligemment sur des images d'archives (sur lesquelles il pose la voix-off récitant des vers de poèmes). Des moments qu'il immisce ici et là, entre deux humeurs et moments importants de la vie de Siegfried. Là où peuvent se trouver des photographies fixes, des surimpressions, des purs plans de contemplation, ainsi que les lents travellings habituels du cinéaste. Tous ces motifs sont l'illustration de cette confusion interne de Sassoon, tout en étant pour Terence Davies le moyen d'explorer une société cherchant à se reconstruire après les pertes et les sacrifices de la guerre (au-delà de construire des souvenirs).

En plus de fonctionner comme des points de repères dans la mémoire de Siegfried, comme s'il se confessait à la fin de sa vie, ces fragments sont tous les désirs et les mots qui s'échappent – peu importe la forme qu'ils prennent. Ce sont les tentatives de construire une vie satisfaisante, mais qui ont résulté à des sacrifices. Tout est alors question de contradiction : le faux raffinement du milieu aisé est confronté à sa violence, les couleurs sombres des intérieurs où se dessine l'intimité de Siegfried confrontés aux couleurs lumineuses et flamboyantes des extérieurs où tout être est exposé, les images d'archives de guerre confrontées à la recherche d'amour où les corps ses personnages se rapprochent, l'ambitieux et plein d'amour jeune Siegfried face (au montage) au vieux Siegfried maussade et colérique. Les carnets de Siegfried est aussi dans la continuité de Emily Dickinson (2016), en étant une lente agonie, une lente désintégration de son personnage principal. Le raffinement et les désirs se dissipent au fil de l'âge, telle une torture progressive qui pousse Siegfried en dehors de la société. Jusqu'à même être accablant, par certains dialogues au ton irritant. La bénédiction recherchée n'arrive que tardivement, car elle est d'abord une humiliation : celle infligée suite à l'impossibilité à entrer dans le rang, à se conformer aux attendes de la société et du milieu artistique qu'il côtoie. Alors Siegfried devient un corps statique, figé par le temps et les sacrifices, métamorphosé par le déchirement d'avoir perdu quelque chose : la vie et l'amour. Terrible écho à la propre vie de Terence Davies, cinéaste unique qui a trouvé malgré lui ici une fabuleuse œuvre testamentaire. Qu'il puisse enfin trouver la paix dans son repos éternel.


Teddy Devisme