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[ENTRETIEN] : Entretien avec Bruno Dumont (L'Empire)

© MATHIEU ZAZZO POUR « LE MONDE »//© Tessalit 2023

Réalisateur au style particulièrement reconnaissable dans le paysage cinématographique français, Bruno Dumont s’attaque à la science-fiction avec L’Empire, un long-métrage qui ne pourra qu’approfondir le clivage entre ses fans et ses détracteurs. Nous essayons de décrypter alors avec lui son dernier film, entre représentations de mythes et raccrochement à certaines thématiques propres à sa filmographie.

Je fais un cinéma qu’on peut dire plutôt naturaliste et je m’intéresse beaucoup à la science-fiction, j’aime beaucoup ce cinéma-là. J’avais envie justement de raconter une même histoire, à la fois dans le genre de la science-fiction et dans le genre naturaliste qui est le mien, d’avoir à la fois sur le plateau des super-héros et des anti-héros. - Bruno Dumont

Quel était le projet derrière L’Empire ?

C’était l’envie de croiser des cinémas du genre. Je fais un cinéma qu’on peut dire plutôt naturaliste et je m’intéresse beaucoup à la science-fiction, j’aime beaucoup ce cinéma-là. J’avais envie justement de raconter une même histoire, à la fois dans le genre de la science-fiction et dans le genre naturaliste qui est le mien, d’avoir à la fois sur le plateau des super-héros et des anti-héros.

On le ressent dans la manière dont vous ancrez tous ces codes science-fictionnels dans un patrimoine français assez connu.

C’est mon travail aussi, oui. Le cinéma de science-fiction, si on l’aborde, ce n’est pas pour répéter mais pour tenter de le renouveler, ne pas refaire ce qui a été fait. Je voulais aussi adapter ce genre-là à mon propre univers, le Nord dans lequel je suis.

C’est pour cela que c’était important de retrouver des personnages comme le commandant Van Der Weyden et Carpentier ?

Tout à fait. Il faut qu’on retrouve cet univers avec ces personnages, des non professionnels, ces figures d’anti héros avec ces policiers qu’on connaît dans Ptit Quinquin et dans Coin-Coin, c’est-à-dire de les mettre aussi au diapason de cette nouvelle histoire, qu’on conjugue la science-fiction, l’univers spatial et la réalité du Nord de la France.

Justement, comment se passe la gestion des acteurs non-professionnels pour avoir ce réalisme ?

Ils sont très réels eux-mêmes ! Le réel, ils l’ont. Le fait de travailler avec des non-professionnels, c’est comme travailler avec des vrais décors. Ils viennent de la région, ils sont là, donc ils ont la même couleur que le paysage. Ils amènent avec eux ça en fait. C’est plus eux qui m’amènent ça. Ils sont porteurs des paysages dans lesquels ils vivent. J’ai besoin d’avoir des êtres qui correspondent à ces paysages dans lesquels je tourne. C’est pour ça que ce sont des acteurs qui sont sacrés. C’est important de les avoir pour porter ces couleurs-là. Le cinéma, c’est une affaire de couleurs. Il faut que ce à quoi on veut parvenir se fasse avec des couleurs qui s’accordent. Mon travail se repose sur ça. Et même quand on a ces personnages de super-héros qui arrivent sur la terre, ils finissent par prendre ces couleurs du réel, c’est-à-dire qu’ils s’incarnent.

Copyright Tessalit 2023

En continuant là-dessus, Luchini a une théâtralité de jeu qui rentre en opposition avec celui plus intérieur de Camille Cottin dans ce film. Quelles ont été les directions de jeux pour cette opposition qui nourrit tout le film ?

Eux représentent des astres connus, c’est-à-dire le contraire de ce qui est dans la nature et dans le réel, ce sont des vues de l’esprit. Ce sont des idéaux, des représentations des plus intellectuelles et idéales du bien et du mal. C’est pour cela que j’ai voulu aller plus dans le théâtre pour être dans cette forme de représentation. Pour Luchini, par exemple, il avait le costume que Jouvet avait quand il jouait Don Juan et je lui ai mis la calotte courte dans le Faust de Murnau. Ce sont des représentations absolues du mal et pareil pour Camille Cottin. C’est le pendant de ce qu’est Joni sur terre, c’est un homme un peu mauvais mais qui est incarné et emmêlé dans la réalité.

C’est intéressant car il y a cette binarité dans l’affrontement mais il se construit une forme de nuances avec Joni qui représente à un moment une forme de tentation pour le personnage d’Anamaria Vartolomei. Comment partir d’une telle base comme vous en parlez pour muer vers un terrain plus morcelé dans sa représentation ?

Car le bien et le mal n’existent pas, ils sont mêlés. Joni est à la fois un bon gars et un mauvais gars. Par exemple, Jane, qui est une figure du bien, commence à ressentir une attraction pour Joni justement car elle est emmêlée dans cette nature confondant le bien et le mal. Ils perdent cette abstraction. Il n’y a pas d’abstraction sur terre, il n’y a aucune figure emblématique du bien car tout est mêlé. Donc le film conte en fait l’origine des forces qui animent la nature humaine comme un mythe qui raconte comment ces forces sont mêlées : le bien, le mal, le beau, le laid, … Elles sont mêlées dans la nature, dans le réel et proviennent de sources tout à fait différentes dans lesquelles elles étaient séparées. C’est comme un mythe qui raconte comment le monde est devenu comme il est. Et Joni représente cette figure à la fois mi-humaine et mi-diabolique. C’est ce qu’elle lui dit quand elle le décrit comme un homme presque monté, la nature maligne de l’humanité et bonne aussi. C’est tout le dilemme de la condition humaine.

Vous parliez de nature et le premier plan du film représente cette nature « parasitée » par la présence de Lyna Khoudri. Cela amène déjà un environnement qui existe mais étant repris aussi bien par les humains que le conflit spatial de fond.

Le premier plan est en effet quasiment Eve dans le paradis terrestre sauf qu’on est sur Terre (rires). C’est une vue idéale du nu, de la personne, parce qu’elle prend un bain de soleil. Toute cette figure un peu absolue qu’on a dans la tête s’incarne. C’est aussi montrer comment ces absolus vont s’incarner dans le réel et sont mélangés. C’est comme je vous disais, c’est un film qui nous raconte l’origine de ces forces contraires qui nous habite en en faisant un film absolument fabuleux, extraordinaire, avec des bagarres et des batailles épiques. Il faut quelque chose d’épique pour raconter l’ordinaire du monde. Car derrière l’ordinaire du monde, il y a une bataille primitive qui explique comment le monde est comme il est. C’est le mythe fondateur de la réalité contraire du monde dans lequel on vit.

L’esthétique de l’espace embrase aussi bien le côté naturaliste comme vous dites du vide tout en ayant également ce fantasme de son imagerie.

J’aime beaucoup les films de science-fiction, en particulier les space opéra, car on retrouve la représentation de questions plus métaphysiques qui sont incarnées comme avoir un vaisseau spatial qui s’enfonce dans la profondeur du néant et de la nuit de l’espace. C’est une façon beaucoup plus accessible de se poser des questions gigantesques. Ces questions gigantesques, sur l’origine du monde par exemple, sont traitées de façon très fantastique mais très accessible. On ne se prend pas la tête. Les héroïques qui débarquent sur la Terre, c’est le bien qui débarque. On peut le raconter sous le sceau du christianisme avec la venue du Christ ou sous ce sceau-là. Il y a 10000 façons de raconter cette histoire fabuleuse qui nous explique comment le monde est comme il est. Le monde est comme il est car il est sorti un jour de l’espace et qu’il a pondu la Terre qui a pondu les humains. Pourquoi les humains sont comme ça ? Justement car ils étaient autrement avant (rires). C’est ça un mythe, sa fonction : nous raconter pourquoi l’homme a été travaillé par le bien et le mal. Ici, c’est parce qu’une histoire fabuleuse a eu lieu autrefois et ces forces sont réunies car elles se sont attirées. Et l’espace permet de le représenter d’une façon fabuleuse et réelle en même temps. La question de l’infini, qui est une abstraction, se voit au cinéma. C’est l’espace et le vaisseau qui y navigue. Donc ce cinéma réussit à représenter des question hyper compliquées et imprésentables. C’est pour ça que ça m’intéresse : justement la capacité qu’a le cinéma de représenter des questions qu’on se pose et qu’on n’arrive pas à réduire.

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Cela résonne avec les craintes d’un certain grand public sur l’ambition du cinéma français, alors que vous avez un style naturaliste marqué qui plonge donc ici plus dans cette approche du mythe. Quel est votre regard sur ce sujet ?

Le cinéma français est très sociologique, c’est-à-dire qu’il pense et fait de la réalité sociale son fond de commerce. Il pense et doit penser le réel. C’est un cinéma qui envisage des questions sociales en faisant des films sociaux. C’est ce qui fait la liberté qui lui permet de le faire. Bon, il y a plein de cinéastes français qui ne sont pas dedans mais c’est ça sa caractéristique. C’est un cinéma qui donne du crédit à la réalité sociale et qui tente de traiter de questions en reprenant ces thèmes. Je ne suis pas du tout là, moi. Quand on me dit que je suis dans le naturel, c’est un état naturel profond, totalement cinématographique. En fin de compte, ces personnages, ils sont totalement sortis du réel. C’est comme Carpentier et Van der Weyden : ce sont des policiers mais totalement illuminés (rires). Mais là-dedans, il y a une réalité sociale car ce sont des non professionnels qui tournent dans un vrai décor donc on a l’impression qu’on en fait un documentaire alors qu’ils sont transportés dans des histoires extravagantes qui décollent tout de suite du réel. C’est un faux-semblant, vous comprenez ? Il y a un réel car il faut de la vraisemblance au cinéma mais mon objectif n’est pas de comprendre la réalité sociale du monde. On la voit à la télé, on la traite assez bien, ce n’est pas mon sujet qui est plutôt de sonder les âmes et les cœurs.

Sans trop en dévoiler, cela résonne dans cette bataille de fin qui rapporte au néant. Je ne sais pas trop comment exprimer la question philosophique au sein de cette conclusion…

On ne peut pas l’exprimer justement car c’est du néant incompréhensible. Il y a beaucoup d’incompréhension. L’incompréhensible reste incompréhensible. Il y a des forces gigantesques qui sont à l’œuvre et c’est une force qui se met en branle à la fin. Ce que cela veut dire, cela m’échappe totalement. Il y a une espèce d’impossibilité effectivement que le bien et le mal s’affrontent réellement et c’est pour ça que ces forces s’éliminent. Le réel, ce n’est pas ça non plus. Le réel, c’est quelque chose de plus commun. On est ici dans la représentation. La bataille finale, c’est une représentation qui va jusqu’à l’indétermination de la condition humaine. Il y a quand même du mystère. C’est un mystère humain qui doit être respecté. Je ne suis pas devin donc je montre simplement qu’il y a des forces, des attractions, des restrictions, tout un tas de choses qui se mettent en branle pour créer le présent dans lequel on est. J’essaie de montrer ces forces et maintenant, libre à chacun de mener la vie qu’il veut mener. Il y a la liberté dans la vie. Le cinéma n’est pas là pour vous dire comment il faut vivre.

Est-ce qu’il y a un point précis du film sur lequel vous auriez envie de revenir en particulier ?

J’aime beaucoup le rôle de Freddy, le petit gamin, car c’est le Freddy de La vie de Jésus selon moi. Ce que le film raconte, c’est le préquel de La vie de Jésus. Pourquoi le héros de ce film est-il aussi mauvais ? L’Empire raconte l’origine du mal présent dans  La vie de Jésus. La réponse est la suivante : Freddy est mauvais car c’est le prince des ténèbres. Le film explique qu’il y a des gens mauvais car la dose du mal est plus importante. Je trouvais ça intéressant de raconter de façon aussi spectaculaire, fabuleuse, accessible et grandiose l’origine de ce premier film que j’ai fait sur des choses que beaucoup de gens n’arrivent pas à comprendre. Pourquoi il s’appelle La vie de Jésus et pourquoi on héroïse un garçon aussi mauvais ? Le film donne une clé en fait.


Entretien réalisé par Liam Debruel.

Merci à Heidi Vermander et Cinéart pour cet entretien.