[IN TEDDY’S HEIGHTS] : #7. L'amour et la matière, made in britain
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#7. L'amour et la matière, made in britain
Le cinéma britannique n'est peut-être pas connu pour ses histoires d'amour, mais surtout pour sa paire réalisme social / horreur fantastique, cela ne l'empêche pas de l'avoir porté à plusieurs reprises comme un thème important. Jusqu'à produire parmi les comédies romantiques les plus célèbres, telle Love actually de Richard Curtis (2003). Dans une scène devenue culte, Mark (Andrew Lincoln) déclare son amour à Juliet (Keira Knightley), il se tait et laisse des pancartes parler pour lui. Les retirant une à une pour faire avancer son propos, il y transfère ses sentiments sachant pertinemment qu'une relation entre eux est impossible. Les pancartes sont à la fois la barrière qui les sépare, mais aussi la matière imprimant l'accès à ce partage de sentiments impossible autrement. L'amour s'appuie donc sur la matière pour s'exprimer, pour dépasser une expression (un aveu) impossible à faire ressortir au grand jour. C'est que le film arrive neuf ans après un autre succès dans la comédie romantique : Quatre mariages et un enterrement de Mike Newell, dont le scénario est écrit par Richard Curtis. Les deux films présentent une image chic de la société de leur époque tout en étant dans une bulle de bons sentiments, mais mettent en scène des sexualités dites libérées.
Love Actually - Copyright 2002 Universal Studios |
Toutefois, leur existence et leur succès en dit long sur une période d'illusions au sein de la société britannique. La comédie romantique, et donc la liberté d'aimer, comme remède face à la gravité du monde qui entoure les êtres. Peu importe la qualité artistique qu'on veut lui prêter. Parce qu'il s'agit d'une époque où le parti travailliste revient au pouvoir sous Tony Blair, mais faisant rapidement et à plusieurs reprises les louanges de la politique libérale de Margaret Thatcher, appartenant pourtant au camp d'en face, au parti opposé. La pauvreté a continué de s'accroître, au moment où l'Union Européenne a commencé à devenir ce qu'on connaît aujourd'hui. Est-il alors innocent de voir, parmi les personnages de Love actually, un premier ministre fictif, une employée d'une agence de design, un jeune qui rêve de l'Amérique, etc ? Des personnages qui ont tous une part de rêve et d'ambition qui resteront inachevés, tout en succombant à l'amour. Chaque matière s'y présente comme une étape vers la construction ou la révélation d'un sentiment, comme le motif qui a besoin de lier deux personnages : la batterie du jeune Sam pour sa camarade d'école ; les documents papiers qu'apporte la secrétaire Natalie au premier ministre David ; le papier, les tasses de thé, l'eau du lac entre Jamie et Aurelia ; le collier qu'offre Harry le directeur de l'agence de design à sa secrétaire Mia ; et tant d'autres.
Une première question ne s'est pourtant pas encore posée : pourquoi donc lier l'amour et la matière ? Déjà parce qu'ils ne se caractérisent pas de la même manière. L'amour est quelque chose d'abstrait. Il s'agit d'une notion qui s'oppose directement au physique, et se place dans l'ambiguïté du psychisme d'un individu. Alors que la matière est physique par essence, organique, elle est indépendante du corps humain même si elle peut finir par être contrôlée, transformée, ou autre. Il ne s'agit pas non plus de chercher à définir les deux notions. Il faut surtout comprendre que les deux se manifestent de façons opposées. Leur lien peut alors s'expliquer par le rapprochement commun à tous & toutes entre le corps et l'esprit, entre la chair et la conscience (voire l'inconscience). Ces paires sont inévitables chez l'être humain. Toutefois, il serait bien maladroit de vouloir cantonner l'amour dans sa compréhension ou son expérience via la matière. Cela n'a pas & et n'est pas toujours le cas, au cinéma (sinon ce ne ferait pas le sujet d'un texte). L'idée serait donc que la matière puisse combler une pièce manquante, ou même une image manquante, afin d'atteindre un tant soit peu les traits d'un sentiment, d'une affection, d'un rapprochement. Comme si cette matière servait de symbole à cet amour qui cherche à se faire une place : à la fois dans la narration, dans la vie d'un personnage, dans le cadre, dans l'ambiance, dans un espace qui ne s'y prête pas forcément.
Love Actually - Copyright 2003 Universal Studios |
La matière se met à disposition d'un ou plusieurs personnage(s), devenant leur faire-valoir. Ce n'est pas nécessairement une nouvelle image qui se crée, qui détiendrait la clef de l'amour / des sentiments. Elle est l'essence d'un transfert ou d'une naissance. Grâce à la matière qui met en valeur l'être amoureux ou submergé par des sentiments, alors métaphoriquement une porte s'ouvre, un ou deux destins ont la possibilité d'être bousculés. Non pas que la matière change la vie d'un personnage, mais elle lui permet d'accéder à une chose nouvelle. Elle lui permet d'accéder à une beauté et une sensibilité, soit qui étaient inexistantes soit qui étaient dissimulées. C'est l'opportunité offerte à Emma Hart dans Lady Hamilton (Alexander Korda, 1941). L'ambassadeur William Hamilton, oncle de son amant, lui offre une nouvelle vie faite de richesse et de confort, par affection et empathie. Mais l'amour n'est pas ici, ou presque. C'est parce qu'elle a obtenu cette vie ci, qu'elle finit par rencontrer l'officier de marine Horatio Nelson avec qui elle aura une longue histoire d'amour. Leurs multiples rencontres s'effectuent au sein de ce palais, avant de décider de s'émanciper en allant vivre ensemble dans une maison de campagne. Une fois que leur amour a montré sa solidité, qu'il n'y a plus la nécessité de chercher à se rapprocher, la matière n'est alors plus utile.
Le mariage avec un homme riche plus âgé est aussi la situation de Joan dans Je sais où je vais (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1945). En allant le retrouver pour finaliser l'union d'intérêt, la protagoniste est coincée sur l'île de Mull à cause d'un fort brouillard puis d'une tempête. C'est là même qu'elle fait la connaissance de l'officier de marine Torquil. Au-delà de l'ironie du titre (dont la version française est une traduction littérale) et de la satire du mode de vie citadin avec cette île, le paysage tumultueux écossais – décrit notamment par les récits de malédictions – fait naître un amour déterminé à lui survivre. Comme s'il fallait cet arrêt forcé, cet obstacle impénétrable, pour que l'amour puisse s'initier. La matière permet donc d'avancer vers l'inconnu, d'aborder une nouvelle atmosphère, là où l'amour est réellement possible. Parce qu'elle regroupe deux individus, elle est le motif qui n'a de sens que pour eux et leurs sentiments mutuels. Jusqu'à parfois créer une bulle où les sentiments s'exercent le plus. Plus récemment, c'est le cas de cette rivière ainsi que du cours d'eau dans Adult life skills (Rachel Tunnard, 2016). Ce sont les endroits où se rend régulièrement Anna, approchant les trente ans mais vivant dans le hangar du jardin de sa mère. Des lieux à la fois source d'amusement, mais surtout chargés de douloureux souvenirs. En la connectant à son passé et à son deuil, il y a un premier sentiment qui resurgit : l'amour pour son frère jumeau décédé. Mais ces lieux la connecte aussi au présent, dans un autre sentiment : l'amour en train de naître avec Brendan, mais qui a du mal à s'affirmer. Dans les deux cas, là où l'eau apparaît, c'est là où Anna montre tout ce qu'elle a sur le cœur.
Ali & Ava - Copyright Altitude Film Sales |
Une autre bulle sentimentale créée par la matière récemment, c'est la relation entre les deux protagonistes qui donnent le titre de Ali & Ava (Clio Barnard, 2021). Deux êtres à la vie privée compliquée, l'une élève seule ses enfants, l'autre est en cours de séparation avec sa femme suite à une fausse couche. Ils se rencontrent par le biais d'une école primaire, mais c'est grâce à la musique que Ali et Ava se rapprochent. Tous deux passionnés, d'abord leur amitié puis leur amour se développent grâce à un casque et des écouteurs. Jusqu'à même partager ces-derniers, faisant du câble un lien physique. C'est donc par la musique et les objets qui permettent de l'écouter, que Ali et Ava apportent de la douceur, de la gaieté, de la luminosité dans leur quotidien si morose. A partir de là, vient une seconde question à se poser sur le lien entre l'amour et la matière. Quelles nuances apporte la matière dans le rapport à autrui, dans le rapport des personnages à leur environnement ? La matière ne permet pas systématiquement un accès à l'amour, ni même au romantisme. Parce qu'elle est avant tout une tentative, un geste. Elle ne symbolise pas l'amour en lui-même, mais sa possibilité ou son désir. Le rapport entre l'amour et la matière a connu une même rupture que le cinéma britannique. Il y a eu un avant et un après arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. Avant le romantisme était bien présent, comme un désir qui s’exerçait en étant accompagné de la matière. Elle n'était pas là à la base, elle a été amené ou il fallait aller vers elle, pour espérer accéder à l'amour. Depuis que la célèbre première ministre britannique a bouleverser toute la société britannique (et le mode de production du cinéma), le romantisme s'est éteint. Si bien que le désir et l'amour naissent d'un désespoir, d'une détresse, d'une solitude dont la matière en est d'abord l'illustration.
Mais revenons avant tout à cette période d'après seconde guerre mondiale. Après les horreurs du conflit, ayant également touché la Grande-Bretagne, il y avait un besoin de rêver. Un besoin de s'évader dans des histoires plus légères, plus romantiques. Malgré plusieurs films de guerre rappelant à la fois la gloire et les traumatismes, le cinéma britannique a tenté de réenchanter la vie de ses spectateurs en essayant de retrouver la légèreté, la fantaisie, le romantisme, les aventures de quelques productions de studios de l'avant-guerre. Les romances n'ont pas échappé à cet élan. Le film incarnant ce changement de société, avec la libération des mœurs et le besoin absolu de romantisme dans l'après-guerre, est évidemment Brève rencontre (David Lean, 1945). La matière, c'est la combinaison entre les rails, le train et les tables du café de gare. Dans l'intérieur se joue le théâtre des émotions, de la séduction, de la confusion. Sur le quai se joue l'enchantement et l'intensité de l'arrivée du train, mais aussi la tragédie et le déchirement du départ. Sans cette matière, cet amour n'existe plus et les cœurs ne peuvent plus fusionner. Alors qu'au sein de cette gare, ce sont deux errances personnelles trouvant une intersection où il est possible de rêver d'autre chose. Cet ailleurs que l'on retrouve tout au long de la filmographie de David Lean, où il est souvent question d'une recherche d'éternité. Ici la gare et ses quais n'ont de cessent d'ouvrir des petits espaces, jusqu'à imprimer les ombres des deux amoureux éphémères sur les murs. Car le seul contact charnel reste le retrait d'une poussière dans l’œil, encore une matière. Le noir & blanc de David Lean permet de saisir la tendresse et la rêverie annoncées par l'arrivé de la nuit. La matière détache les deux amoureux du reste du monde, de ce monde d'après-guerre si morose.
Brève Rencontre - Photograph: ITV/Rex Shutterstock |
Dans ce qui est pourtant un film de commande, Michael Powell et Emeric Pressburger explorent ce lointain. La dichotomie couleurs / noir & blanc de Une question de vie ou de mort (1946) est une façon de capturer le romantisme, la flamboyance, les émotions de la vie sur Terre face à la rationalité froide et scientifique de l'au-delà, parmi d'autres intentions de mise en scène. Dans ces séquences de vie sur Terre, une relation sentimentale se crée entre Peter et June. Au sein de la vitalité du Technicolor, la fleur joue un rôle important dès les premières séquences. Déjà lorsque les deux tourtereaux sont allongés sur le sol verdoyant entourés de fleurs comme dans rêve. Mais la fleur finit aussi par porter la preuve de leur amour, illustrée par une larme de June, alors que Peter est jugé dans l'au-delà car sa mort prévue n'a pas eu lieu. La matière est source de couleurs, elle-même source de chaleur humaine et de sentiments. En faisant éviter la mort à Peter, la larme contenue dans la fleur est la conclusion d'un épanouissement : celui où les deux cinéastes esquivent volontairement toute trace de la vie de ses protagonistes, pour se consacrer sur la consommation de cet amour. Parce que le Technicolor, les fleurs, la couleur créent l'infinité du romantisme, ainsi que sa puissance sur tout le reste. Si c'est le réel qui est ici en couleurs, c'est parce que Powell & Pressburger ont compris qu'il faut le réenchanter, et non pas faire rêver d'un imaginaire. Ce que l'on retrouve dans Pandora (Albert Lewin, 1951), femme pleine de solitude dans un environnement contrôlé par de nombreux hommes. Elle refuse les avances des hommes et même une demande en mariage. Elle semble verrouillée au romantisme, refusant l'étreinte et de livrer son cœur. Pourtant, tout ce qui l'entoure est une effervescence graphique de couleurs, une poésie qui n'a pas de limite et se dresse comme du velours sur chaque recoin du paysage. La matière faite pour déverrouiller le mystère de sa boîte émotionnelle (de Pandore) se trouve dans l'ailleurs. Plus précisément dans l'eau. C'est grâce à la mer qu'elle trouve la capacité d'aimer. Pour rejoindre le bateau de cet énigmatique navigateur, Pandora n'hésite même pas à y nager peu importe les risques. Un réenchantement d'abord perméable aux appels du cœur, mais qui finit par trouver sa voie lorsqu'il s'agit de partir à l'aventure (à la nage), de briser le décor pour l'ouvrir à d'autres possibilités.
Elle s'adapte donc à la matière de l'être aimé, pour accéder à cet amour. Comme le font si bien aussi les trois courtisans de Bathsheba dans Loin de la foule déchaînée (John Schlesinger, 1967). Il s'agit à nouveau d'hommes qui essaient de déverrouiller le cœur d'une femme, mais cette fois ce sont eux qui pénètrent dans son environnement, dans l'espace où c'est elle qui connaît le mieux la matière. Celle-ci prend la forme des outils nécessaires à l'entretien quotidien d'une ferme, mais aussi à la nature qui la surplombe. Elle est régulièrement maniée, mais avant tout érigée au sein de chaque relation (Bathsheba avec chacun des prétendants), au milieu de chaque être. La matière est là pour rappeler que l'amour ne doit pas se précipiter, qu'il ne doit pas être une contrainte au risque de tout perdre. Mais perdre quoi ? Les vastes collines, le souffle du vent, la délicatesse des herbes lorsqu'elles sont traversées, le troupeau de moutons qui se déplace vers une falaise, etc. Donc au risque de perdre la vie. La matière se glisse aux côtés des promesses d'amour, pour rappeler que le romantisme a déjà sa place dans ce paysage.
Loin de la foule déchaînée - Copyright Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) |
Cette complexité éprouvée par Bathsheba à entamer une relation amoureuse, mais aussi synonyme de son envie et sa liberté de rester célibataire, n'est pas sans rappeler le début d'une époque pleine de contradictions au Royaume-Uni. A la fois crise politique et sociale, cette décennie est l'impuissance face aux décisions néolibérales prises depuis l'après-guerre (le Free Cinema a remarquablement montré l'impact de l'illusion d'une renaissance et reconstruction nationale sur le peuple britannique, notamment du point de vue de personnages prolétaires). Mais cette décennie est également l'avancée sur plein d'autres sujets importants : la lutte contre le fascisme, les syndicats, la généralisation du collège unique, l'égalité salariale entre hommes et femmes, etc. Les années 70 britanniques sont souvent décrites comme noires, mais c'est surtout leur contradiction entre la misère et les avancées sociales qui scellent définitivement le dysfonctionnement global de la démocratie à la britannique. Au point d'aboutir à une sérieuse crise de confiance envers la politique, remettant même en cause le bipartisme.
On peut ressentir toutes ces fragilités, cette vulnérabilité dans des films comme Deep end (Jerzy Skolimovski, 1970) ou Une fille pour Gregory (Bill Forsyth, 1980). Bien que ce soient deux comédies romantiques (la première bien plus dramatique que l'autre, tout de même), ils ont tous deux leur manière de montrer un paysage qui s'abîme, qui se décrépit, qui perd de la vivacité de ses couleurs. La matière prend un sacré coup, elle est elle-même fragilisée. Si bien que, même avec les dix ans d'écart entre les deux films, les deux protagonistes respectifs Mike et Gregory éprouvent de la peine à séduire les jeunes femmes qu'ils aiment. Au-delà de ce qu'il montre du Swinging London et de la libération des années 60 (et de leur fin), Skolimovski fait de la piscine l'incarnation matérielle et symbolique des doutes et des émois de Mike. Espace d'apprentissage adolescent pour lui, mais surtout espace rempli de contradictions. La fougue et le désir de Mike se reflètent dans les couleurs vives qui parcourent les images, mais il se rendra petit à petit compte que cette matière (y compris l'eau, présente ou absente du bassin) est une illusion cachant un univers triste, pourri et malsain. La piscine ne devient donc pas le lieu où l'amour se convertit, mais il devient un espace où Mike se fait absorbé par la disgrâce de la matière, emprisonnant l'amour dans un espace mental. Le film de Bill Forsyth prend lui aussi les allures d'une chronique adolescente à la recherche de l'amour, de l'apprentissage des sentiments. Gregory est comme Mike, un peu maladroit et timide. Il tombe sous le charme de Dorothy, dont il peut se rapprocher comme il peut car elle rejoint l'équipe de football. C'est uniquement grâce au terrain, grâce au ballon puis grâce au vestiaire qu'il peut passer du temps avec elle, et franchir le pas. Sauf que, sans révéler la direction que prend le film, la matière se révèle insuffisante pour parvenir à séduire Dorothy – et Mike se rendra compte que l'amour peut être ailleurs.
Blue Jean- Copyright Salzgeber & Co. Medien GmbH |
Le romantisme est donc entaché, il a du mal à exister. La matière dans ce qu'elle peut avoir d'élégante et poétique n'est plus suffisante pour parvenir à l'amour. Au même moment où tout est fait pour propulser Margaret Thatcher première ministre du Royaume-Uni. Mettant en oeuvre les théories des économistes ultra-libéraux, elle a profondément accentué la dégradation des services du pays. Que ce soient l'éducation, la santé publique, l'aide à la culture, les infrastructures de transport, etc. Doublé d'une précarité de plus en plus grande, augmentant le nombre de personnes pauvres en même temps que l'inflation s'est envolée. Même si à la fin des années 1980 le chômage avait diminué, c'est en corrélation avec le nombre grandissant de britanniques vivant sous le seuil de pauvreté. Même avec ses lois, Thatcher a poussé la société dans une crise. Le film Blue Jean (Georgia Oakley, 2023) se déroule en pleine période où est votée la « Section 28 », une série de lois pour interdire la « promotion de l'homosexualité ». Un peu plus vieux, le film This is England (Shane Meadows, 2006) évoque la montée du nationalisme durant les années 80. Encore plus vieux, et même en plein mandat de Thatcher, il y avait My beautiful laundrette (Stephen Frears, 1985). Omar est d'origine pakistanaise, vit dans le sud de Londres avec son père. Il se voit confier une laverie par son oncle, qu'il remettra à neuf car le local était très délabré. C'est grâce à ces rénovations qu'une relation va changer. Celle entre Omar et Johnny, que le protagoniste a d'abord connu comme ami d'enfance, avant que celui-ci ne soit membre d'un groupe d'agresseurs racistes sévissant dans la rue. Mais Omar souhaite rétablir leur amitié passée, et propose à Johnny un travail en participant à la rénovation de la laverie. Grâce au travail manuel, grâce aux machines à laver autour desquelles un jeu de séduction se met en place, Omar et Johnny se rapprochent et deviennent amants. Au-delà de leur amour, il y a une réconciliation qui se dessine : contre le racisme et contre l'homophobie, dans une époque où ces deux discriminations étaient fortes et banalisées par les politiques en place.
La matière est à la fois présente pour accéder à l'amour, mais elle sert également à dépasser des conditions imposées et des barrières sociales. Ce qui tend à inclure les oppositions de la seconde guerre mondiale, ainsi que les méfiances qui se sont installées ensuite entre les peuples des pays en guerre. Ce que raconte en partie Le patient anglais (Anthony Minghella, 1996). Laszlo Almasy est un explorateur hongrois en expédition dans les paysages désertiques du Caire, juste avant la guerre. Il y rencontre un couple britannique : Katherine et Jeffrey, un cartographe et photographe envoyé en mission. Laszlo et Katherine commencent à se rapprocher, déjà parce que Jeffrey les laisse seuls à cause de ses missions. Les deux s'observent, se cherchent, discutent longtemps jusqu'à en devenir récurrent. Plusieurs matières s'associent à ces séquences en duo. Il y a une grotte qu'ils vont explorer ensemble, il y a les achats de Katherine sur le marché que lui fait découvrir Laszlo, il y a surtout le sable de ce désert qui est à la fois leur repère sentimental. C'est avec ces grandes étendues et les campements, que leurs regards se croisent, que leurs corps se rapprochent inévitablement : notamment avec un camion resté coincé dans le sable, ou une tempête de sable, etc. Comme si, éloignés de la cacophonie du Caire, le désert est le seul espace leur permettant de vivre librement leur amour, eux de nationalités différentes et bientôt opposées par la guerre, tout en étant un espace isolé et hostile.
Sans jamais nous connaître - Copyright 2023 20th Century Studios All Rights Reserved. |
Cet isolement, cette solitude où le romantisme a disparu se retrouve chez deux cinéastes britanniques très récents, qui ont inspiré ce texte / ce sujet. Là où la matière provient de la bulle intime, comme dans les films de David Lean, de John Schlesinger et de Stephen Frears dont il a été question auparavant. Le premier est Andrew Haigh, dont le dernier film Sans jamais nous connaître sort en France en ce début 2024. Dans Weekend (2011), Russell rencontre Glen dans un club et finit par l'inviter chez lui. Ils passeront de plus en plus de temps ensemble, jusqu'à rester tout un weekend dans l'appartement de Russell. Une parenthèse qui réenchante les deux personnages, en quête d'amour face au désespoir de la solitude. Pour cela, le cinéaste prend soin de mettre en avant le moindre détail de l'appartement. Ce sont dans les objets et le mobilier que l'amour prend forme, qu'il trouve ses vibrations et son évidence. Dans la fugacité des draps entre deux oreillers, ou dans le confort d'un sofa, la possibilité d'une vie à deux se dessine petit à petit. Cette matière attendait le bon moment, la bonne personne, pour révéler la tendresse qu'elle dissimulait mais surtout pour révéler les inquiétudes renfermées par chacun. Ce que poursuit Andrew Haigh avec 45 ans (2015), où Kate et Geoff sont sur le point d'organiser une fête pour leur 45e anniversaire de mariage. Sauf que Geoff reçoit une lettre inattendue : le corps de Katya son premier grand amour disparu a été retrouvé. Des souvenirs remontent pour lui, mais Kate ne semble plus reconnaître son mari. Dans leur domicile, une jalousie et une méfiance s'intègrent à l'atmosphère. Depuis l'apparition du papier, chaque élément de la maison semble éloigner le couple. Une fissure se crée dans leur couple, comme si le temps passé et son épreuve devenait un bloc physique infranchissable. La matière, ainsi que le temps, montrent ici que l'amour n'est pas vraiment une chose idyllique. Elle révèle que le romantisme n'est autre qu'une couche de perception au-dessus d'une masse d'air pleine de craintes, de tourments, de non-dits, de douleurs.
Une surface rude et contraire à toute idée du romantisme, c'est jusqu'à présent tout le cinéma de Francis Lee. Dans Seule la terre (2017), Johnny travaille du matin au soir dans la ferme de ses parents. Une propriété perdue dans les plaines et le brouillard du Yorkshire. Il noie son amertume, sa solitude et son désespoir dans l'alcool, le soir dans le pub du village le plus proche. Jusqu'à ce qu'il rencontre Gheorghe, un saisonnier venant lui prêter main forte. Le plus étonnant est de voir l'esprit sauvage s'incarner dans les corps de ces êtres, qui se chamaillent et se bousculent. Mais le cinéaste va en tirer une beauté. Comme certaines vies sauvages trouvent leurs germes dans la terre, ici l'amour ruminé mais jamais apparu trouve ses racines dans la boue et sur les herbes sèches. Comme une saison si c'était la saison de floraison, après le bourgeonnement. La matière boueuse cultive ici l'amour entre Johnny et Gheorghe, signifiant que malgré les frontières qui séparent les humains, il y aura toujours de l'amour quelque part à semer, jusque dans les contrées paysannes dépourvues de luminosité. Francis Lee poursuit ces idées dans Ammonite (2020). Ici, la mer est une immense barrière emprisonnant Mary dans sa vie professionnelle, dont la vie sociale est étouffée par la présence des hommes. Elle est une paléontologue travaillant seule, mais finit par prendre en pension Charlotte – épouse d'un touriste fortuné. Toutes deux écrasées par la place que prennent les hommes dans leur vie et dans le paysage, tout comme celui-ci est submergé par les vagues incessantes qui retentissent sur le rivage et la morosité de sa météo quotidienne. Mais au cœur de tout cela, le secret des fossiles trouve un écho dans le secret d'un amour naissant. Les roches et la boue qu'explore régulièrement Mary va piquer de plus en plus la curiosité de Charlotte, jusqu'à ce qu'une connexion physique se crée, puis une relation sentimentale. A la délicatesse de la lumière créée par quelques bougies dans les intérieurs, répond à la passion et à la sensibilité cachées chez ces deux femmes. Comme si en déterrant les fossiles, Mary et Charlotte déterraient aussi leur capacité à aimer.
Ammonite - Copyright Pyramide Films |
Même si le romantisme a disparu depuis un bon moment, la matière essaie de lui survivre en creux ou dans les poussières du temps. Parce que l'amour appartient bien à un temps et à un espace, en y laissant son empreinte aussi poétique que douloureuse. Que la matière soit une barrière, un témoin, une preuve d'amour ou un pont pour rassembler deux êtres, elle s'adapte aux maux ou aux promesses d'un espace pour trouver les cœurs qui battent. D'un train à des écouteurs ou des ammonites, la matière est ce petit secret qui permet de continuer à croire qu'une flamme peut vivre malgré tout.
Teddy Devisme