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[ENTRETIEN] : Entretien avec Juliette Gariépy et Pascal Plante (Les Chambres Rouges)

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE // Copyright Nemesis Films inc

Venu⋅es présenter Les Chambres Rouges, le troisième long métrage de Pascal Plante, ce dernier et Juliette Gariépy, qui interprète le rôle principal, nous ont accordé une interview. “C’était fun !”, le cri du cœur, de la part de Juliette Gariépy à la fin de cet entretien, est un parfait résumé de la discussion animée (qui, on l’espère, se sent dans la retranscription) que nous avons tenue pendant près de trente minutes.


 J’essaie de créer ce que le cinéphile en moi aimerait voir au cinéma. 
– Pascal Plante


Avant de rentrer dans le vif du sujet, j’aimerais savoir quelle était votre relation avec le True Crime avant de travailler sur le film ?

Juliette Gariépy : J’en consommais beaucoup !

Pascal Plante : Tu étais une grande fan !

J.G : De podcasts oui ! Je trouve que c’est mille fois pire que de regarder des émissions parce que le podcast laisse beaucoup plus de place à l’imagination. J’étais très intéressée par les tueurs de femmes ou les histoires d’emprise complètement dingue. À ce jour, je me suis vraiment détachée de tout ça, peut-être grâce au film, mais surtout à cause d’un trop-plein. C’est horrible à dire mais ça ne me faisait plus rien, j’étais comme anesthésiée face à l’horreur.

P. P : Parce que tu t'en accoutumes.

J. G : Oui ! C’est weird de se dire ça non ? La série Don’t F**k With Cats [écrite et réalisée par Mark Lewis, ndlr] sur Magnotta m’a aussi bien vaccinée des True Crime. Toute cette énergie pour décrire le “génie du mal” de ce type… Alors que le père de sa victime est encore en vie et que sa douleur est mise en avant uniquement pour le côté dramatique.

P. P : Les histoires de tueurs en série ont vraiment trouvé leur place dans la série ou dans le podcast. Le côté feuilleton s'y prête plutôt bien. Ce qui est problématique dans Don’t F**k With Cats, si on psychanalyse un peu Magnotta, c’est du narcissisme à l’état pur. Le fait de lui donner une série, une plateforme aussi importante que Netflix, c’est comme si on le faisait gagner face à ses victimes, dans un sens. Je dis souvent que consommer, c’est voter. Si on vient de passer six heures à consommer du Netflix, qui trait la vache à lait avec le père de la victime encore en deuil, comment peut-on s'insurger du traitement que les médias réservent aux victimes par la suite ? Je suis comme Juliette, j’ai vécu aussi un trop-plein pendant mes recherches pour le film. Ma relation au True Crime, pré-scénarisation des Chambres Rouges, était très satellitaire. Je suis un cinéphile plutôt éclectique, je regarde un peu de tout, surtout des films. Ce n’est pas que je veuille snober la série, mais je suis du genre à préférer regarder dix ou douze films plutôt qu’une série. Bien souvent, c’est plus nourrissant visuellement et narrativement parlant. Les films Paradise Lost de Joe Berlinger, pour parler des True Crime, sont beaucoup plus intéressants que n’importe quelle série. Le premier de la trilogie est pour moi un chef-d’œuvre. C’est un immense film. Bref, pour en revenir aux séries, j’en regardais ici et là durant la pandémie.

Je crois qu’il y a eu une résurgence du True Crime pendant la pandémie justement, jusqu’au trop-plein.

P. P : Sur les plateformes, ça pullulait chaque semaine. Quand je me lance dans un sujet, pour un film, ça finit par m’habiter. Je fais énormément de recherches. Le soir, pour me détendre, je regardais du True Crime, des films d’horreur ou des trucs dark, sur la traite humaine ou des choses comme ça. C’était un environnement un peu anxiogène, j’oserais même dire déprimant. Je flirtais beaucoup avec la dépression. C’est un peu vampirique, en plus de consommer beaucoup trop de contenus, les sujets finissent par te vider. Tu donnes de l’attention à des gens qui ne devraient pas en obtenir autant. C’est un sujet complexe. Mais, pour en revenir à la base de ta question, avant le film, j’étais un peu curieux parfois, comme beaucoup d'entre nous, mais pas plus que cela.

Qu’est-ce qui t’as poussé à écrire ce scénario, très éloigné de tes deux autres films ?

P. P : Pour moi, le fait de changer de registre d’un film à l’autre est stimulant, d’un point de vue cinématographique. C’est aussi un peu mystérieux. C’est long de faire un film, je sais que ça va me hanter sur plusieurs années donc il faut que je me sente à cent pour cent connecter à mon sujet. Je le dis souvent, c’est peut-être bateau, mais ce sont les sujets qui me choisissent et non l’inverse. Si je deviens obsédé par quelque chose, à un certain moment il faut que je l'exorcise en quelque sorte, que je le sorte de ma tête. Et je ne vois qu’une chose pour l'exorciser, c’est d’en faire un film ! J’ai commencé à réfléchir à l’histoire quand… Comme je l’ai dit, je suis un cinéphile assidu et au fil de mes visionnages de thrillers, j’ai commencé à y voir un certain pattern. Il existe énormément de films sur des tueurs en série dont le récit se concentre sur les enquêtes policières ou sur les portraits des tueurs eux-mêmes. J’ai fini par me dire qu’il existait un troisième point à explorer, qui est finalement tout l’écosystème de cette fascination autour des tueurs. Avant même l’idée des red rooms, l’idée des crimes interactifs, avant même que tout ça s'intègre au scénario, je voulais tenter de comprendre les femmes qui sont fascinées par les tueurs. C’est quand même curieux. La plupart des tueurs en série sont des tueurs de femmes. Les hommes tuent et les femmes les soutiennent. Pourquoi ? Qu’est-ce qui déclenche cette fascination ? Le film est né de ce désir de compréhension. C’est presque sociologique.

On peut dire que ton idée vient d’un manque dans le paysage des thrillers ?

P. P : C’est exactement ça. Toutes mes idées de films viennent d’un manque. Des fois, on regarde plein de films qui se ressemblent et on finit par se dessiner un film dans notre tête, un film qu’on aimerait voir mais qu’on n’a pas encore vu. Tout simplement, j’essaie à mon échelle, avec les moyens que j’ai et le talent que j’ai ou pas [rires]… J’essaie de créer ce que le cinéphile en moi aimerait voir au cinéma. Je peux difficilement me tromper. Si je plais aux gens qui ont un profil cinéphilique analogue au mien, je me dis que j’ai vu juste.

Copyright Nemesis Films inc


Je me tourne vers toi Juliette. Qu’est-ce qui t’a attiré dans le scénario de Pascal ?

J. G : C’était ma première expérience comme premier rôle dans un long métrage. Le scénario m’a attirée dans le sens où j’étais honorée d’être considérée pour un rôle si complexe. Parce que j’ai l’impression que souvent, on ne nous présente que des personnages féminins qui sont bons ou mauvais, on ne peut jamais être les deux. Quand elles sont bonnes, elles ne sont… que bonnes !

P. P : Ou accessoire !

J. G : Exact ! On est vraiment dans des rôles très limités, pour ce qui est des personnages féminins et là, c’était génial d’avoir un personnage comme Kelly-Anne. On l’a travaillée comme une entité magique, une sorcière ou un personnage qui existe seulement pour une mission, une super-héroïne. Ça m’a fait du bien de jouer un personnage qui ne répond pas aux codes habituels de séduction. Au contraire même, elle répond à des codes qui sont plus associés à des personnages masculins. Ça va un peu dans l’idée de la sorcière, qui détourne la science et qui se fait mettre sur le bûcher, tu vois. Kelly-Anne est capable de faire des choses qu’on associe aux gars normalement. Elle joue au poker, elle connaît la crypto, elle a accès à une société secrète sur le web. Elle fait du sport, elle est autonome. Elle n’a pas besoin d’ami⋅es, elle n’a pas besoin de validation. Je trouvais tout cela très riche. Et surtout, je trouve très important de proposer une autre vision des femmes… Tu sais, les films que l’on fait sont comme une propagande sur le long terme. Ils ont une incidence sur les spectateurs, même ceux qui ont l’air légers et insignifiants. Ils peuvent changer la manière dont on voit le monde. Et pour moi, c’était important de ne pas faire un film sur un tueur de femmes ou sur des femmes qui souffrent.

P. P : Ou qui glamouriserait cette souffrance.

J. G : Exact, ou qui renforcerait les clichés du patriarcat. Là, on est vraiment à l’opposé. Ne serait-ce que par le fait que, quand le film commence, le crime est déjà commis. On ne voit pas la violence, on ne voit pas le corps des mortes. Le film ne s'intéresse pas au tueur ou au meurtre, mais à tout ce qui se passe autour.

P. P : Et aux conséquences psychologiques de l’horreur.

J. G : Oui c’est ça. Il existe des gens qui se réjouissent de ces crimes-là, qui en jouissent même. Pourquoi ? Ce sont des questions beaucoup plus intéressantes que de savoir comment il l’a déchiquetée dans son bain.

Le personnage de Kelly-Anne est assez mutique, elle nous donne l’impression que presque aucune émotion ne l’atteint. Comment avez-vous travaillé cette froideur, et à l’image et dans l’interprétation ?

J. G : C’est une bonne question, parce qu’il m’a été difficile d’atteindre ce degré de neutralité dans le visage. On nous a tellement appris à être chaleureuse, à être dans la représentation de la douceur, de la légèreté.

P. P : Tu parles en tant qu’actrice ou en tant que femme ?

J. G : Eh bien les deux je dirais. En tant qu’actrice, les rôles vont dans la même optique de féminité de tout façon. Le film m’a offert une belle déconstruction de tout cela. C’était difficile aussi, plus personnellement, parce que je suis très expressive naturellement. Il a fallu que je me centre, que je trouve un point d’appui pour donner cette impression de froideur justement. Ce qui m’a beaucoup aidé, c’est d’apprendre le squash. Kelly-Anne fait du squash, j’ai donc dû apprendre les gestes. Elle joue toute seule contre le mur, contre elle-même en fait et il y a quelque chose de très mathématique, de très obsédant, de faire le même geste, de devoir envoyer la balle à l’endroit parfait. Ce sport la représente bien je trouve, dans sa gestuelle, dans son obsession de la perfection et aussi dans le fait qu’elle perd le contrôle quand elle manque la balle.

P. P : Elle passe de 0 à 100 quoi.

J. G : Le cri de rage part d’un coup oui ! Ça m’a vraiment permis de la comprendre et de trouver sa gestuelle. Bien sûr, Pascal m’a aiguillée, il m’a fait écouter la musique du film, qui met bien dans l’ambiance ! J'ai aussi pratiqué la méditation pour contrôler ma respiration, j’ai essayé de prendre sa posture un peu tous les jours, sa façon de marcher, de parler, pour la parfaire.

P. P : Aussi, jouer le stoïcisme ne veut pas dire ne pas jouer. C’est plus dur qu’on ne le pense, Juliette ne me contredira pas je pense [rires]. Quand on a travaillé le personnage ensemble, nous n’avons pas vraiment creuser le pourquoi de cette froideur. Toutes les clefs de compréhension sont à même le scénario. Je lui ai fait une totale confiance. Une fois que j’ai casté quelqu’un, j’ajuste le scénario par rapport aux acteurs et actrices, pour le mouler aux vraies personnes. Pour Kelly-Anne, c’était quelque chose de très physique. La plupart de mes notes de jeu, quand on répétait, c’était “ne cligne pas des yeux, décharge le cou, tiens-toi plus droite”, ce genre de chose, ce qui cadre avec une certaine précision de mise en scène. Pour ces quelques moments où Kelly-Anne est plus imprévisible, avec une émotion qui lui sort d’on ne sait où, toute la préparation et le sérieux que Juliette a apporté au rôle étaient vraiment payantes. Parce que, oui elle est très stoïque, mais il y a quelques moments clés où le personnage sort de sa cage, et il fallait que ces moments existent pour que le personnage garde sa complexité. Juliette a su faire éclore sa spontanéité au bon moment.

En ce qui concerne l’image, pour la froideur, le film s’ouvre littéralement sur une image bleue. Le film s’appelle Les Chambres Rouges mais la palette de couleur n’a pas cette chaleur qu’on associe au rouge. La salle d’audience est trop blanche, presque trop éclairée. C'est vraiment un film froid dans son ADN esthétique. C’est taillé sur mesure par rapport à l’aura que dégage Kelly-Anne, parce que le film finit par devenir autre chose que la somme de mes recherches. Je le vois plus comme un genre de film de fantôme déguisé. Kelly-Anne est filmée d’une façon un peu hors de ce monde. On dirait presque qu’elle hante les lieux. Ne serait-ce qu'au tout début du film, quand elle rentre dans le palais de justice, quand elle rentre dans la salle d'audience, quand elle prend le métro, quand elle rentre chez elle, elle est invisible aux yeux de tous. Puis ensuite, elle commence à être regardée, elle ne contrôle plus les regards portés sur elle, c’est peut-être ça, d’ailleurs, qui la fait un peu dérailler. Elle est en opposition par rapport aux autres personnages qui vivent pleinement leurs émotions. On peut ne pas être d’accord avec Clémentine, on peut la trouver complètement à côté de la plaque, mais au moins elle agit comme une humaine. On peut s'identifier à elle. Même chose pour la mère d’une des victimes. On comprend sa douleur. Mais bref, je me suis peut-être égaré sur la question !

Non c’est parfait parce que je voulais parler du personnage de Clémentine. Elle est un peu le point d’ancrage de plusieurs enjeux dans la narration. Elle confronte Kelly-Anne à la réalité, elle permet aux spectateurs d’avoir un personnage sur lequel se poser un peu niveau empathie mais elle est aussi le reflet d’une des réflexions du film, sur les groupies des tueurs en série.

P. P : Clémentine, je la vois comme une nécessité dans le récit. Parce que, si le film n’avait été que sur Kelly-Anne, on aurait pu faire un film de super-vilaine un peu, avec ses fantasmes morbides. Le simple fait que Clémentine rentre dans la bulle de Kelly-Anne donne au film une autre dimension. Si Kelly-Anne est du côté sociopathique du spectre de la groupie, Clémentine est dans le déni total, en pensant qu’elle peut innocenter le tueur par la force de son amour. Dans la vraie vie, au fil de mes recherches et aussi des tiennes Juliette, on s’est aperçu qu’il existait tout un éventail entre les deux sortes de personnages. Il est tout à fait plausible que quelqu’un ait envie d’assister à un procès. C’est gratuit, on peut en apprendre beaucoup sur notre système judiciaire. Il faut juste arriver tôt pour les procès très médiatisés. Ce n’est pas un univers fermé. La curiosité, même l'intérêt que peut susciter le procès, est tout à fait normal. On peut avoir envie de voir en vrai un présumé tueur sans qu’on soit un psychopathe. Le film parle, d’une manière très large, de la fascination que suscite les tueurs en série. Pour en revenir à la parenthèse Clémentine, dans le film, on a presque l’impression que Kelly-Anne l’étudie. Elle essaie de comprendre ses émotions, parce que contrairement à elle, Clémentine n’hésite pas à les exprimer ouvertement, parfois trop peut-être.

J. G : Kelly-Anne expérimente carrément la sociabilité avec Clémentine. Les deux personnages sont si polarisés. Parce que, ce qui est intéressant avec Clémentine, c’est qu’elle rejette tout ce qui n’est pas en accord avec sa conviction que Ludovic est innocent. Kelly-Anne n’est pas du tout dans le rejet, au contraire, elle est consciente de sa bulle dans le monde extérieur, là où Clémentine est la naïveté incarnée, elle ne se rend pas compte que ses propos peuvent être repris d’une façon péjorative.


 Ça m’a fait du bien de jouer un personnage qui ne répond pas aux codes habituels de séduction. Au contraire même, elle répond à des codes qui sont plus associés à des personnages masculins. [...] les films que l’on fait sont comme une propagande sur le long terme. Ils ont une incidence sur les spectateurs, même ceux qui ont l’air légers et insignifiants. Ils peuvent changer la manière dont on voit le monde. 
– Juliette Gariépy


Malgré leur différence, elles ont un point commun, elles manquent cruellement d’empathie envers les proches des victimes présentes au procès.

P. P : Le fait que tu l’ait remarqué dans le film, ça redonne de l'espoir ! [rires]. Ça rejoint ce qu’on se disait au début, il y a un manque d’empathie total envers les victimes. Ça nous choque dans le film, parce que le film est choquant dans un sens, mais il reflète un peu la réalité. De mon point de vue, un bon film est un antidote à cette absence d’empathie. Le cinéma doit exister pour réaffuter l’empathie.

J. G : C’est comme si le cinéma nous permettait de retrouver de l’humanité dans l’horreur.

P. P : Notre film est quand même un peu particulier dans le sens où Clémentine devient la personne sur laquelle on pose notre empathie en tant que spectateur comme tu le disais, parce que le film te force presque à être de son côté, avec la froideur de Kelly-Anne en contrepoint. Pourtant, elle peut être agaçante.

J. G : Oui, désillusionnée, pas dans la réalité.

P. P : Pas dans la réalité oui. Et vers la fin, le film te force à avoir de l’empathie pour Kelly-Anne. C’est là où le film joue sur un autre front, il joue dans nos têtes, parce que, à la fin du film, vous avez envie que Kelly-Anne gagne, on va dire, mais restons vague sur la fin ! [rires]


On parlait de déconstruction de l’image des femmes au cinéma tout à l’heure et du fait que Kelly-Anne épouse des codes plus masculins. Comment écrit-on ce genre de personnage féminin en lui conférant l’originalité nécessaire ? Le genre de personnage robotique à la Patrick Bateman, ou la hackeuse professionnelle à la Lisbeth Salander. Comment peut-on se libérer de cette pression du “déjà-vu” ?

P. P : C’est intéressant parce que je n’ai ni réétudié American Psycho ou les films de Fincher avant d’écrire le film. Je ne pourrais cependant pas cacher que ce sont des inspirations. Au scénario, la comparaison avec Lisbeth Salander était presque inévitable ! Le problème c’est quand tu réalises un thriller un peu dark, on va tout de suite penser que tu références Fincher. Tout le monde me dit que Les Chambres Rouges est très fincheresque. Je le prends comme un compliment mais ce n’était pas du tout mon but à la base !

J. G : Ce n’est pas à cause des thématiques qu’on te dit ça ?

P. P : Sûrement, ça doit jouer !

Copyright Nemesis Films inc


Puis, comme tu le disais au début, Fincher fait partie de ces réalisateurs qui se sont beaucoup plus intéressés aux enquêtes et aux tueurs en série qu’aux victimes dans ses films.

P. P : Exactement ! Pour en revenir à ta question initiale, je n’ai pas écrit Kelly-Anne en me disant que j’allais révolutionner le genre du thriller parce que j’écrivais un personnage féminin. Je ne le prends pas comme un badge de virtuosité le fait d’avoir voulu réaliser un thriller avec plus de personnages féminins. Pour l’originalité, ma clef de voûte a été de partir loin dans les références médiévales, dans les légendes arthuriennes, jusque dans le choix de musique. Débuter un film avec des notes au clavecin, j’ai pu me le permettre seulement parce que la mise en scène épouse le point de vue de Kelly-Anne. Puisque que nous n’avons pas accès à son passé, il a fallu générer du sens dans les petits détails. Son fond d’écran a du sens, son pseudo en ligne a du sens, le nom de son intelligence artificielle a du sens. Les quelques éléments de décoration de son condo, qu’on a voulu garder sobre, génèrent également du sens. On l’a singularisé par le biais de tous ces détails.

J. G : Ce n’est pas déconnant parce qu’on ressent toujours une sensation étrange quand on rencontre des gens qui sont si fascinés par un univers fictif que c’est devenu leur propre univers du quotidien. On a parfois envie de se moquer de les voir se conformer aux codes d’un univers, comme si nous n’étions pas en constante représentation nous-même dans un univers ultra codifié : la société dans laquelle on évolue.

Le fait que Kelly-Anne fasse du mannequinat n’est pas un détail anodin non plus.

P. P : Ah tout à fait ! Attention, je ne veux pas dire que tous les mannequins sont des sociopathes [rires]. D’ailleurs Juliette, tu en as fait un peu du mannequinat non ? Mais je ne pense pas que tu recherchais ce que Kelly-Anne recherche ! Pour le personnage, ce sont des images fantasmées d’elle-même qu’elle recherche. Et la plupart des photos qu’elle fait sont postées en ligne, ce qui la fait exister seulement dans ce monde-là, le monde qu’elle contrôle.

Et un détail qui frappe, en tout cas qui m’a frappé, c’est qu’elle n’est jamais sexualisée.

J. G : C’est vrai, tu as tout à fait raison !

P. P : Ça me fait plaisir qu’on le remarque ! J’ai tiré de bonnes leçons de mon film précédent, Nadia Butterfly. Vu que ça parlait d’une nageuse olympique qui prend sa retraite, j’avais filmé les corps de ces athlètes féminines, en maillot de bain la plupart du temps. Je ne voulais pas les sexualiser. C’était une volonté ferme de ma part parce que mon film parlait du corps athlétique, de la machine qu’est ce corps-là. Ce film m’a beaucoup fait réfléchir aux pouvoirs de la caméra. Pour Kelly-Anne, c’était pareil. Ne pas sexualiser ne veut pas dire ne pas filmer le corps. Je voulais qu’on la voit faire du sport. Qu’on voit ses jambes, ses bras, ses muscles quand elle fait du squash. Mais son corps est un corps-sujet et pas un corps-objet, c’est là toute la nuance. Quand le corps est un corps-sujet, il est beaucoup plus dur à sexualiser parce qu’il a un but, il fait quelque chose. Il n’existe pas pour plaire. Puis l’avantage de faire du cinéma, c’est qu’on est pas seul. Évidemment, le film porte mon imaginaire, mes envies mais il n’y a pas que moi en ce qui concerne l’image et la caméra. Dans Nadia Butterfly, c’était une cheffe-op, là c’est un chef-op mais le fait qu’il soit queer peut jouer sur son regard.

J. G : Je suis d’accord, ça peut tout à fait jouer ! Pardon, j’en reviens à ce qu’on disait sur le mannequinat tout à l’heure. C’est drôle parce que je n’ai pas été capable d’avoir une carrière dans le mannequinat parce que justement, j’étais trop sensible et trop à cheval sur mes valeurs. C’est peut-être aussi pour ça que Kelly-Anne est mannequin, peut-être que ça l’amuse d’évoluer dans un monde un peu sadique, qui broie les plus faibles d’entre nous. C’était comme une forme de rédemption. Je ne peux pas faire ce métier parce que j’ai un cœur mais elle peut le faire parce qu'elle rejette toute forme d’empathie.

P. P : Être sociopathe, dans la société dans laquelle on vit, c’est un avantage. On devient pas Elon Musk en étant dans l’empathie et la bienveillance, c’est sûr.

Dans le rapport entre Kelly-Anne et Clémentine, on peut y voir aussi un déséquilibre de pouvoir, dans un rapport de classe sociale et d’argent.

P. P : Oui c’est juste ! On ressent aussi un déséquilibre dans l’éducation reçue, justement avec les éléments arthuriens que Clémentine ne connaît pas. Je ne voulais pas tomber dans la dichotomie fille pauvre / femme riche, avec la pauvre au grand cœur et la connasse riche. On peut facilement tomber dans ce schéma. Mon point de départ avait des éléments sociologiques sur les groupies mais j’ai voulu aller plus loin que ça, je voulais puiser dans l’empathie plus que dans une réflexion sociologique pure et dure. J’ai l’impression que je n’ai fait que dire ce mot, empathie. C’était l’interview de l’empathie [rires]. Mais c’est vrai que mon film puise dans l’empathie, presque dans l’amour. Je voulais que les deux trouvent une sorte de rédemption, qu’elles aient la possibilité de sortir de leur étiquette de groupie, qu’elles puissent évoluer de leur problématique malsaine du début.


Propos recueillis le 8 décembre 2023 par Laura Enjolvy
Merci à Aude Dobuzinskis et à Dark Star

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