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[CRITIQUE] : Menus-plaisirs Les Troisgros


Réalisateur : Frederick Wiseman
Acteurs : -
Distributeur :  Météore Films
Budget : -
Genre : Documentaire.
Nationalité : Français, Américain.
Durée : 3h58min

Synopsis :
Fondée en 1930, la maison Troisgros détient trois étoiles Michelin depuis 55 ans. Enfants de la quatrième génération, les fils de Marie-Pierre et Michel poursuivent la voie de l'entreprise familiale ; César dirige le restaurant étoilé, Le Bois sans Feuilles, et Léo est à la tête de l'un des deux autres restaurants Troisgros : la Colline du Colombier. Du marché quotidien aux caves d’affinage du fromage, en passant par le vignoble, l'élevage bovin et le potager contigu au restaurant, Menus -Plaisirs est un voyage intime et sensoriel dans les cuisines d’un des plus prestigieux restaurants du monde.



Critique :


Le cinéma de Frederick Wiseman s'introduit souvent comme une exploration (voire une immersion) des institutions. Peu importe si ce terme s'applique littéralement ou figurativement à ce que film le cinéaste américain. Il est surtout connu pour le temps qu'il a consacré à décortiquer la vie politique et sociale américaine, en faisant de la parole l'essence de la démocratie notamment dans In Jackson Heights, At Berkeley, City Hall, Belfast Maine, Public Housing, High School, Welfare, Juvenile Court, Hospital, etc. Mais Wiseman a aussi montré un intérêt pour l'art, la culture et même le sport – entre autres. Au sein de ces domaines, le cinéaste y trouve comment des microcosmes sociaux et sociétal se créent, puis comment ces thématiques s'inscrivent dans le temps pour les marques d'une liberté ou d'une expression (aussi bien individuelle que collective). A leur manière, ces lieux deviennent aussi des institutions par leur longévité et leur importance pour une communauté.

Cette fois, il explore l'art de la cuisine au sein d'un restaurant français appartenant à la famille Troisgros (ce n'est pas la première fois qu'il tourne en France, après l'Opéra de Paris, le Crazy Horse et la Comédie Française), devenant une institution dès lors que la parole fait comprendre que la cuisine du père repose sur des traditions et que le restaurant est devenue une marque reconnue pour son excellence. L'art de la cuisine est vu comme tout autre art, avec sa recherche, son application minutieuse et sa présentation délicate. Cette recherche est à l'image de cette première scène se déroulant sur un marché en plein air, où l'un des fils Troisgros achète des produits frais et locaux. Pour ensuite arriver à l'intérieur des locaux, où se dessine un menu grâce à la discussion entre le père et ses deux fils.

Copyright Météore Films

Entre l'art de la cuisine et un film, il y a des concordances, et Wiseman l'a bien compris. Dans toutes les combinaisons gustatives possibles et l'assemblage d'un plat, il y a le miroir du montage si cher au cinéaste. Dans la présentation aux clients et dans les échanges entre les salariés de la cuisine, il y a le miroir des images qui forment un sens ensemble. Il y a même ces silences des cuisiniers pour se concentrer sur leurs tâches, comme autant de plans et plans-séquences qui n'ont pas besoin de paroles pour faire comprendre une émotion. Et cet art du travail d'équipes, se confondant avec le don d'ubiquité dont est capable le cinéma : porter son regard à plusieurs endroits à la fois, pour converger vers une même idée. A travers le langage des images, Wiseman montre que l'art de la cuisine est un autre type de langage. Celui où l'aliment est le pont entre plusieurs personnes aux responsabilités ou aux métiers différents. Que ce soit du fromager au chef cuisinier, du commis de cuisine à son supérieur, ou de la serveuse au client, l'aliment est ce lien qui relie des humains dans un même plaisir. Un langage dont l'oralité n'est qu'une partie, comme avec le cinéma.

Et même si Frederick Wiseman s'est fait spécialiste de la captation de la parole comme moyen d'exister dans un environnement, il montre ici que les silences et les outils (les ustensiles de cuisine) sont autant précieux. D'autant qu'ils permettent de transmettre, dans de longs plans ou des plans-séquences, ce temps qu'il faut pour réfléchir à un plat, le constituer ou l'améliorer, ou même tester un produit. Même si Wiseman oublie une part importante de la fabrication (d'un plat ou d'un film, pour rester dans la métaphore). Quand il filme la cuisine, chaque produit est déjà en train d'être manié, cuit ou assemblé dans une assiette. Sauf que, comme avec la fabrication d'une image où le sujet est indéniablement transformé, le produit n'est pas déjà prêt lorsqu'il arrive dans la cuisine. Le cinéaste loupe ce passage si essentiel d'un état primaire du produit, à son état transformé (qu'il soit coupé, épluché, etc).

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Toutefois, il y a cette récurrence de la petite matière embarquée dans une machine bien plus grosse. Que ce soit les appareils de la cuisine, les mains des cuisiniers ou les plats. Wiseman réussit à capter une tactilité, faisant du contact le geste maître qui oriente absolument toute la suite. Peu importe comment la petite matière est modelée et assemblée, son contact la fait passer dans une nouvelle dimension. Elle va de la terre brute vers l'élégance du restaurant. Sauf qu'avec le montage de Wiseman, la cuisine prend sa source ailleurs que dans la nature, malgré quelques fulgurances durant les deux premières heures où il s'agit d'aller cueillir ou acheter les produits dehors. Le cinéaste tarde beaucoup trop à dévoiler la source des produits, si bien que la source des produits semble être un autre film qui s'incruste à la moitié. Une distance se crée alors entre l'intérieur du restaurant et son extérieur. Wiseman perd son habitude de répandre (que ce soit une pensée, une parole, une matière, un motif, etc).

Les espaces d'où proviennent les produits ne dialoguent jamais au montage avec la cuisine ; comme s'il y avait un temps pour la cuisine puis un temps pour aller visiter les producteurs locaux. Dans son endurance, le cinéaste prenait soin de connecter chaque espace qu'il filmait pour y faire résonner les préoccupations et les enjeux. Ici, l'interaction entre la cuisine (ainsi que son art) et la nature n'existe pas vraiment. Comme s'il y avait un temps pour tout. Assez surprenant venant de Wiseman, en sachant qu'il cherche pourtant à élargir l'espace du restaurant. Déjà dans la parole, où le père Troisgros évoque le déménagement récent de son établissement de l'urbain vers la campagne, ou lorsqu'il explique aux client d'où proviennent les produits. Aussi dans l'image, puisque le cinéaste tend à conjuguer la circulation des aliments avec celle des personnes qui travaillent de près ou de loin à créer l'expérience gustative.

Copyright Météore Films

Une question de mouvements, donc. Dans celui qui s'effectue de la cuisine vers la salle de repas, il y a celui des serveurs, serveuses et du chef qui créent du lien avec les clients. Le père Troisgros ressemble presque à un cinéaste, dans leur capacité commune d'être des passeurs. Sauf qu'au-delà de la relation construite avec ces personnes venues déguster les plats, Wiseman élargit l'espace du restaurant à sa gestion logistique et humaine, au lieu de l'élargir à sa construction poétique via les aliments. Malheureusement, alors que les produits sont vus comme un pont pour connecter les gens entre eux, ils ne sont pas au cœur du film. Le documentaire prend davantage soin à illustrer la manière dont tout est si bien (en)cadré et rigoureux, à la manière de cette cuisine rectangulaire où même tous les motifs la composant sont d'autres rectangles.

Au lieu de rester sur le mouvement de la cuisine vers la bouche (vers la salle, vers le client) en cherchant à appréhender le produit au préalable, plusieurs espaces et sujets se croisent. Le film se disperse régulièrement entre l'art de la table, l'hôtellerie, le film dans le film sur les producteurs locaux – comme s'il y avait plusieurs films en un seul. Ce qui provoque un gros souci d'enjeu. Déjà que le documentaire est bien trop replié sur la personnification de la famille Troisgros, il a même tendance à se répéter avec les restaurants respectifs des deux fils. Certes le cinéaste y trouve un film sur la famille, sur l'héritage, mais il est aussi normal de se demander s'il y a dans cette œuvre autre chose en dehors de la fascination de Wiseman.


Teddy Devisme


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