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[CRITIQUE/RESSORTIE]: Je suis un fugitif



Réalisateur : Alberto Cavalcanti
Acteurs : Trevor Howard, Griffith Jones, Sally Gray, Rene Ray, Jack McNaughton, Mary Merrall, Charles Farrell,...
Distributeur : Solaris Distribution
Budget : -
Genre : Policier, Thriller, Drame.
Nationalité : Britannique
Durée : 1h41min

Date de sortie : 10 septembre 1948
Date de ressortie : 13 septembre 2023

Synopsis :
Londres, 1947, le rationnement profite aux trafics en tous genres. Clem Morgan, ex-pilote de la Royal Air Force, s’associe à des trafiquants du marché noir. Mais la conscience morale de Morgan déplaît à Narcy, le meneur des malfrats qui cachent la marchandise dans des cercueils. Trahi par la bande, Morgan se retrouve en prison d’où il s évade pour prendre sa revanche.



Critique :


Dans l'immédiat de la fin de la seconde guerre mondiale, la nécessité de reconstruire une partie de la Grande-Bretagne (bombardé par les allemands) va de paire avec le besoin d'évasion du public grâce au cinéma. Après cinq années à voir une majorité de la production axée sur des films de propagande (il y en a de très bons), la fiction divertissante doit reprendre sa place. La palme d'or donnée à Brève Rencontre (Brief encounter) de David Lean en 1946 montre une renaissance en cours. Une énergie créatrice se déploie à travers plusieurs cinéastes, plusieurs idées différentes. Cette renaissance s'effectue notamment avec de nombreux films tournés en studio, permettant de créer de nouveaux imaginaires. Le film noir, le polar, le thriller en font partie. Dans le sillage du succès de ces genres juste avant la seconde guerre mondiale, des cinéastes (et des producteurs) tendent à poursuivre cette voie. Parmi les plus réputés se trouvent L'étrange aventurière (I see a dark stranger) de Frank Launder en 1946, La couleur qui tue (Green for danger) de Sidney Gilliat en 1946, Il pleut toujours le dimanche (It always rains on sunday) de Robert Hamer en 1947, Le gang des tueurs (Brighton rock) de John Boulting en 1948, Le troisième homme (The third man) de Carol Reed en 1949. C'est en 1934 que le brésilien Alberto Cavalcanti rejoint la Grande-Bretagne sur la demande du prolifique producteur John Grierson, alors qu'il était installé à Paris et réalisait déjà quelques films. Il faisait notamment partie d'un groupe d'artistes composé entre autres de Marcel L'Herbier et Louis Delluc.

Le cinéaste n'a pas aussitôt commencé par le film noir ou les polars, il s'essaya à quelques comédies et documentaires. Mais c'est bien dans le film noir, le thriller, le polar qu'il se fera connaître. En 1942 il sort Quarante-huit heures (Went the day well ?), où un village est occupé par des parachutistes allemands pour en faire un poste avancé. Il participera au film collectif Au coeur de la nuit (Dead of night) sorti en 1945, en réalisant un segment. Dans ces deux réalisations, on lui trouve déjà sa patte d'un univers sombre et malsain mais en même temps sophistiqué, dont les apparences sont souvent trompeuses. Style à nouveau marqué dans Je suis un fugitif (They made me a fugitive) de 1947, qui s'inscrit dans le sous-genre des spiv films. Ces récits portés sur la préoccupation très britannique d'une partie du cinéma pour la petite délinquance. Dans cette atmosphère déliquescente d'après-guerre, où tout est abîmé / en ruines et où le rationnement de la nourriture continue, les trafics au marché noir et la criminalité représentent un moyen de survivre. C'est dans cette intention que s'engagent les protagonistes Narcy et Clem. Sauf qu'un conflit éclate entre les deux, propulsant Clem à être dénoncé et jeté en prison – avant qu'il n'arrive à s'en enfuir (d'où le titre du film).

© Powerhouse Films

La fuite selon Alberto Cavalcanti est un éternel recommencement. Il ne cherche pas l'action dans la poursuite ou la tension dans l'urgence. Au contraire, il prend le temps de poser son intrigue à plusieurs reprises, avant de revenir à cette poursuite. La fuite est moins une course qu'un enchaînement spontané de nouveaux espaces dans lesquels il faut survivre. C'est alors que dans son chemin vers Londres, Clem fait plusieurs rencontres et retrouve d'anciennes connaissances. Il s'intègre dans des espaces en passant du temps avec d'autres personnages, modifiant l'atmosphère de ces espaces. Comme si, avec son mouvement, il déplaçait la menace de la poursuite (et donc la noirceur) d'espace en espace. Mais tout en s'autorisant des temporisations. Parce que cette fuite n'est autre qu'une suite de paraboles sur la vie quotidienne des environnements traversés. C'est déjà quelque chose que Alberto Cavalcanti avait déjà mis en scène dans Quarante-huit heures : bousculer la chronique d'un paysage social à la base discret et inoffensif, par la présence de personnages apportant un danger imminent / une insécurité. Ce qui va même en contradiction avec le charisme et l'élégance de Trevor Howard. Même s'il est en fuite et essaie de se faire discret, Clem reste cet homme en costume cravate très confiant et fier dans son comportement. Une attitude qui lui vient de la rigueur et du fort caractère de son passé de militaire.

Si le film est si sombre dans chaque parabole sur la vie sociale, c'est que Cavalcanti y détecte une éthique corrompue. Au montage, le cinéaste utilise énormément de plans longs et se modère en coupes. Il laisse les personnages être enivrés par le moment présent, par cette sensation de nouveauté dans leur quotidien par la simple présence de Clem. Jusqu'à ce que ces paroles basculent, que la réalité sinistre et cruelle ne rattrape ces moments de suspension. Le personnage de Trevor Howard ne change pas la vie des personnages qu'il croise, au contraire il en révèle des aspects malsains cachés. Telle la maîtresse de maison d'une ferme rurale, qui tente de persuader Clem de se débarrasser de son mari alcoolique. Alors qu'il refuse, elle utilise l'arme à feu qu'il vient de manipuler pour faire elle-même le travail. Dans ces contextes qui changent, dans cette atmosphère de plus en plus lugubre, la brutalité se caractérise aussi par les regards. Malgré les nombreux dialogues qui s'étirent, Alberto Cavalcanti filme des regards qui scrutent, qui cherchent un repère, mais qui se confrontent toujours à une impasse spatiale. Là où l'environnement qui change autour des personnages révèle une oppression, un trop plein écrasant, un vertige de mouvements redondants. Bien qu'il s'agisse d'un film noir où les autorités tentent d'appréhender un fugitif, il n'y a pas de scènes d'action ou de violence avant le final (qui met explicitement en scène le vertige). Le film se construit plutôt dans un rapport psychologique à ces environnements que Clem traverse, des contextes pourris de l'intérieur, des vies désabusées, dans un décor plein de fantaisies traduisant la vulnérabilité des personnages secondaires.

© Powerhouse Films

Il est donc logique de constater que les paysages extérieurs soient autant imprégnés d'inquiétude et d'ambiguïté. La fuite de Clem se fait toujours vers des horizons brumeux et encombrés, tout en mettant en place une architecture très étroite où les murs semblent se rapprocher, où les rues n'offrent pratiquement aucune visibilité. Alberto Cavalcanti y explore la cruauté suffocante des faubourgs, le danger qui guette à chaque recoin de Londres. C'est tout un paysage hostile qui dessine, en lien avec les ruines, l'épuisement, le manque de ressources (le rationnement). Comme si tout cet environnement où la cruauté et la violence se révèlent n'est que la conséquence d'une dépossession des sensibilités. Ce pessimisme ambiant du film se retrouve même dans l'équilibre entre les ombres et lumière, tant la contagion du danger (la menace portée d'espace en espace par Clem) est une innocence qui s'échappe petit à petit. Je suis un fugitif, c'est voir le film noir comme l'image de l'impossible retour au romantisme et à la sensualité, à partir de la reconstruction difficile de l'après-guerre.


Teddy Devisme


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