[CRITIQUE] : Mai Zetterling, le cinéma suédois au féminin
Rétrospective Mai Zetterling, le cinéma suédois au féminin : Les Amoureux (1964), Jeux de Nuit (1966), Le Filles (1968) et Amorosa (1986).
Une épatante comédienne passée devant les caméras de quelques-uns des plus grands faiseurs de rêves des cinémas suédois et britanniques (Basil Dearden, Ingmar Bergman, Terence Young, Anders Henrikson, Ken Loach, Nicolas Roeg), avant de se lancer le défi de créer, provoquer son propre cinéma, à la fois somptueux, glacial et transgressif.
© Mary Evans/SIPA |
Véritable pionnière indomptable d'un cinéma féministe affirmé, incisif et subversif, dont la liberté de ton n'a d'égal que la volonté de fracasser les barrières d'un patriarcat étouffant, la cinéaste, longtemps ignorée, débarque donc dans nos salles en ce mois d'août à la météo capricieuse, au travers de quatre de ses œuvres magnifiquement restaurées (et pour la première fois au cinéma en France) : Les Amoureux (1964), Jeux de Nuit (1966), Le Filles (1968) et Amorosa (1986).
À une heure où le spectateur lambda est subjugué par le féminisme pourtant pas toujours adroit, avancé par le Barbie de Greta Gerwig, le cinéma de Mai Zetterling lui, avec six décennies dans la besace mais toujours autant d'actualité, n'impose jamais de doute et vole fièrement dans les plumes de l'establishment patriarcal, avec une franchise décapante et un esprit politique incendiaire.
Tout d'abord Les Amoureux (Älskande par, 1964) donc, sensiblement dans l'ombre du magnifique Au Seuil de la vie de Bergman (qui liait lui aussi, trois femmes enceintes se remémorant les instants marquants de leurs existences, et dont l'issue des grossesses seront tragiquement opposées) et basé sur le roman éponyme de l'écrivaine féministe Agnes von Krusenstjerna, dont la narration s'attache aux destinés de trois femmes - Angela, Adèle et Agda - hospitalisées, sur le point de donner la vie dans la Suède pré-Première Guerre mondiale.
Narration dont les nombreux flashbacks nourrissent habilement le parcours et l'histoire de ses femmes issues de milieux sociaux divers, dont les expériences divergentes mais interconnectées les ont amenés jusqu'à cet instant charnière.
Les Amoureux - © 1964 - Sandrew Metronome / Carlotta Films |
Mais ce n'est pas tant le thème de la natalité qui intéresse Zetterling pour son premier long-métrage, mais bien l'idée de dresser un constat cru et brutal sur la condition féminine du début de XXème siècle, pour mieux faire écho à celle de son époque - les 60s -, tout en fustigeant la décadence morale et le mépris de classe de la haute bourgeoisie suédoise.
En suivant, via une narration fusionnant réalité et onirisme, ces femmes à travers leur vie, embrassant l'amour et le chagrin, la misère humaine de la société et la menace constante d'une masculinité écrasante qui les désirent, la cinéaste laisse poindre sa capacité exceptionnelle autant à retranscrire des états psychologiques subjectifs avec une immédiateté et une justesse surprenantes, qu'à utiliser de manière élaborée les codes de la métaphore et du symbolisme, le tout enrobé dans une ironie mordante.
Jeux de Nuit - © 1966 - Sandrew Metronome / Carlotta Films |
Toute la maestria de son cinéma sauvagement subversif et audacieusement iconoclaste se retrouvait niché dans ce premier effort : son traitement à la fois somptueux et débauché de la sexualité, de la notion de genre, des disparités de classe, de la religion, des normes sociétaires, du " sacrément " du mariage et même la maternité; le tout dans une quête intransigeante et vivifiante d'une vérité émotionnelle brute, sans tabou ni artifice putassier.
Logé entre l'onirisme de Fellini et la crudité réaliste de Pasolini, Jeux de Nuit (Nattlek, 1966) suit cette même veine - jusque dans sa narration tiraillée entre passé et présent -, en accentuant encore un peu plus ses contours outranciers, lui qui suit les propres lignes du roman de la cinéaste, sorti dans sa foulée.
Freudien as hell dans son exploration du complexe d'Œdipe, le film se fait une pure odyssée psychosexuelle sur un homme, Jan, qui, à la veille de son mariage, se voit perturbé par le souvenir hanté et écrasant de sa sulfureuse et décadente mère.
Les Filles - © 1968 - Sandrew Metronome / Carlotta Films |
Un fiévreux et explosif portrait d'une famille férocement perverse, qui peut également se voir comme une réflexion sérieuse et au symbolisme puissant, sur l'âme tourmentée d'une Europe douloureusement confrontée aux démons de son récent passé.
Plus percutant encore est son troisième effort, Les Filles (Flickorna, 1966), aussi exubérant et emprunt d'imaginaire qu'il est férocement engagé.
On y suit les atermoiements de trois actrices (campées par les icônes Bibi Andersson, Harriet Andersson et Gunnel Lindblom), lancées dans une tournée de leur production théâtrale de Lysistrata, face antique d'Aristophane dans laquelle elles projettent leur propre vie et leur mariage, écrasé sous le joug d'une domination masculine jusqu'ici incontestée.
Ou comment la tragi-comédie sur scène vient épouser la réalité hors scène, dans un torrent sardonique et surréaliste, pointant avec férocité les innombrables bâtons dans les roues assénés aux femmes sur le difficile chemin de l'émancipation dans la vase puante de l'immobilisme patriarcal.
Amorosa - © 1986 - Sandrew Metronome / Carlotta Films |
Une œuvre avant-gardiste et profondément amère, moins impénétrable cela dit que la dernière œuvre de cette rétrospective (la seule filmée en couleurs), Amorosa (1986), estampillé ultime long-métrage de Mai Zetterling qui fait joliment écho à son premier, Les Amoureux, tant elle se penche sur la vie d'Agnes von Krusenstjerna, alors qu'elle tente de se libérer de sa vie bourgeoise pour devenir une auteure aussi respectée que provocatrice, dans sa peinture crue et réaliste à la fois de la sexualité, que de la vérité de l'amour.
Trop sans doute, tout autant qu'elle était bien trop en avance sur son temps, la cinéaste immergeant avec puissance son auditoire dans ses tourments - la dépression - et sa lutte constante (même contre elle-même) pour s'affirmer et exister dans une société aliénante.
Un biopic prenant et vibrant sur une femme inspirée et inspirante, dont le feu intérieur était autant une force que le talon d'Achille de sa fragilité.
Peut-être inférieur à ses merveilleuses œuvres issues des 60s, Amorosa n'en reste pas moins symbolique dans sa représentation d'une cinéaste n'ayant jamais eu peur plonger dans les recoins les plus difficiles, sombres et douloureux de l'expérience humaine, pour façonner un cinéma aventureux, passionnément engagé et définitivement indispensable.
La séance de rattrapage immanquable de ce mois d'août.
Jonathan Chevrier