[ENTRETIEN] : Entretien avec Zeno Graton (Le Paradis)
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Pour son premier long-métrage, Le paradis, Zeno Graton traite d'une histoire d'amour entre deux jeunes hommes dans un centre fermé pour mineurs délinquants. La sortie de ce magnifique premier film nous donne l'occasion d'aborder avec lui tout ce qui fait la réussite de sa proposition.
Je pense que j'ai été sensibilisé assez tôt que les mécanismes qui mènent à la délinquance sont de l'ordre de la responsabilité collective et moins de la responsabilité individuelle...
Qu'est-ce qui vous a poussé à tourner Le paradis ?
C'est un sujet auquel je suis sensible car mon cousin a été placé dans ces centres quand j'étais ado. J'ai pu voir à ce moment-là que la source du problème était beaucoup moins lui que son environnement. Je pense que j'ai été sensibilisé assez tôt que les mécanismes qui mènent à la délinquance sont de l'ordre de la responsabilité collective et moins de la responsabilité individuelle et que la prise en charge de ces jeunes judiciarisés me paraissait très dysfonctionnelle. Je pense du coup que c'est cet esprit critique qui m'a permis de continuer à m'y intéresser, de vouloir dénoncer certaines choses qui s'y passaient. Et puis, en parallèle, la deuxième chose était ma rencontre avec Jean Genet, qui a été une rencontre très puissante dans ma vie et m'a permis de me construire en tant que personne, en tant qu'homme désirant mais également en tant que militant. C'était quelqu'un qui était très militant également et je pense que le mélange de tout ça a fait que j'ai commencé à écrire le film.
Quel a été le travail avec le casting ?
Ça a été de trouver des garçons qui avaient la capacité d'avoir des codes de la masculinité qui étaient un peu alternatifs. C'était important pour moi d'avoir de très bons acteurs mais aussi des personnes avec une ouverture d'esprit nécessaire pour incarner ce genre de personnages. Par exemple, quand j'ai rencontré Jo, c'était très marrant car au début, je lui ai demandé de me parler de ses héros et il me parlait de Jim Morrison, Kurt Cobain, David Bowie, toutes des stars avec des codes de la masculinité qui sont très alternatifs pour le coup. On a beaucoup répété, je les ai emmenés dans un centre de détention pour qu'ils puissent rencontrer les jeunes, pour qu'ils puissent échanger avec eux. C'était très important pour moi. Ils ont pu vivre un peu avec eux quelques temps et c'était très nourrissant pour eux. Ça leur a aussi donné un sens de responsabilité par rapport à l'histoire qu'on était en train de faire. C'est quelque chose qui les a investis en fait dans la foi de ce qu'on faisait.
Je trouve justement que la solidarité qui s'en dégage, en plus de l'amour évidemment, participe grandement au succès du film. À quel point c'était important de montrer ces jeunes qui parviennent à se trouver d'un point de vue émotionnel dans pareil milieu alors que le monde extérieur semble vouloir les juger en permanence ?
Merci beaucoup, merci. C'était important pour moi de représenter des masculinités autres, c'est-à-dire que ce qu'on associe souvent à la virilité, c'est la dureté, la compétition. Là, c'était important pour moi d'y opposer la solidarité et la tendresse, de normaliser des masculinités alternatives, de les donner à voir et de les montrer sans ... concessions j'ai envie de dire. Après, il y avait autre chose d'important pour moi, c'est que je voulais faire un film de groupe et que cette tendresse qui émerge, que les deux vivent, j'avais envie aussi qu'elle puisse rayonner sur le groupe. C'était très important pour moi que tous les garçons aient un rapport à la masculinité doux et qu'on montre ces gamins autrement dans un processus aussi d'humaniser les jeunes issus d'IPPJ. J'avais besoin qu'on les montre différemment de la manière dont on les montre dans les médias, qui est souvent d'une manière discriminante et surtout cloisonnante. Bien sûr, ces jeunes ont commis des faits qualifiés d'infractions mais ils ont d'autres facettes et c'était important pour moi de commencer à montrer qui ils étaient d'une manière différente que le prisme d'enfermement ou de leurs faits. C'est pour ça que j'ai voulu politiquement ne pas me focaliser sur ce qu'ils avaient fait, même si on le sait et qu'on l'apprend dans le film. Ce n'est pas quelque chose qui m'importait dès l'entrée de jeu de savoir ça pour pouvoir les rencontrer autrement justement. C'était aussi important pour moi de montrer qu'ils étaient capables de talents, qu'ils savaient dessiner, s'émerveiller devant des photos par exemple, de les montrer sous ces angles riches.
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C'est intéressant ce que vous dites vu que Temps mort est sorti il y a quelques temps, où Ève Duchemin voulait justement rester sur l'humain en ne parlant pas des actes qui avaient été commis. Pensez-vous que c'est un geste politique important de replacer l'humain au centre de films sur le système carcéral alors même que c'est un domaine où on a souvent un avis assez jugeant ?
Ça, c'est sûr. Après, les processus par lesquels l'art humanise les personnes mises au ban de la société sont multiples, chacun fait comme il veut. Si dans un film, il y a une envie de parler des faits de manière très frontale car c'est au service de l'histoire. Pour moi, ce n'est pas la question de parler des faits ou de ne pas en parler. C'est un choix que je fais, Ève a fait ce choix-là, il y a d'autres manières d'humaniser les gens. C'est marrant car je connais un peu Ève, je connais son cinéma, j'ai vu le film et je suis très très heureux qu'il existe. On a fait des films un peu opposés, c'est-à-dire qu'elle parle de ce qu'il se passe dehors alors que je parle de ce qu'il se passe à l'intérieur. En tout cas, je pense qu'on parle tous les deux de la même chose, c'est-à-dire le lien et de comment retrouver la liberté dans le lien. Ici, c'est à l'intérieur de l'IPPJ car ils n'ont personne à aimer dehors. Et Ève parle un peu de la même chose, ses personnages sortent et cherchent désespérément à retrouver les liens à l'extérieur. Il y a même ce moment où le personnage de Karim Leklou essaie de re-rentrer dans la prison car il se rend compte qu'il est enfermé à l'extérieur, dans l'impasse de ses liens affectifs. Donc en fait, ce qui m'intéresse plus, c'est le débat politique que ça soulève. La prison ne réinsère pas, elle fait l'inverse en fait. La prison est toujours quelque chose de très punitif. Moi, c'est différent car on parle de centre de détention pour jeunes délinquants qui, je trouve, peut avoir, peut-être plus encore que la prison, une vocation pour un jeune en pleine formation de son cœur, de son esprit professionnel, de le réinsérer encore plus dans la société. Je ne pense pas que cela fonctionne d'isoler encore plus dans des centres à la campagne. Il y a des pays, au Québec, en Hollande, où ces lieux ont disparu et ce sont maintenant des maisons à l'intérieur des villes. Ce sont des maisons sécurisées mais où le jeune est en lien avec son tissu social. Pour conclure, j'espère que le film, dans la manière de raconter ces institutions, crée le débat et plus d'empathie envers ces personnes.
J'espère aussi car je trouve ces deux films très complémentaires à ce sujet. Justement, comment avez-vous trouvé le centre et quelles ont été vos recherches en plus sur sa gestion ?
J'ai d'abord commencé à écrire là-dessus en lisant des livres de sociologie, etc. Après, j'ai contacté l'institution ministérielle de l'aide à la jeunesse et ils m'ont donné l'autorisation d'aller enquêter là-bas. Deux fois au moins, j'ai été en immersion. J'avais pris un petit Airbnb près de l'institution et j'allais toujours avec ma moto passer la journée auprès des jeunes. Parfois, j'arrivais très tôt le matin ou je repartais très tard le soir, cela dépendait pour vraiment recueillir leurs paroles et observer les mécanismes qui régissaient cette institution. Avec ça, j'ai pu écrire et après, quand il s'est agi de tourner, notre choix s'est porté sur une institution en Flandre pour des choix plutôt esthétiques. Ça, c'était pareil, ça a été tout un chemin, après la lecture du scénario ils ont accepté. Même si on critique très fort l'institution, ils ont compris que c'était une critique constructive. Il y avait une aile qui allait être en travaux et ils nous ont permis d'y tourner en postposant un peu les travaux. Ça nous a donc permis de tourner à l'intérieur de l'institution. Ça s'est très bien passé et les jeunes venaient tous les jours sur le plateau par petits groupes de 3, 4 avec leurs éducateurs pour découvrir ce qu'est un plateau de cinéma, discuter avec les acteurs aussi, faire un petit workshop d'une heure ou deux chaque semaine sur le métier d'acteur ou un autre métier de cinéma. On a essayé d'être très fort en lien avec ces jeunes de l'institution pour que le tournage soit le plus vertueux possible pour eux.
Un point que j'aime beaucoup dans le film est sa façon de traiter la lumière et ce qu’elle permet de montrer du corps. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?
J'ai travaillé avec un merveilleux chef opérateur qui s'appelle Olivier Boonjing et avec qui c'était très clair dès le début qu'on devait faire un film romanesque. Grâce à la photo, on a voulu affirmer très fort des codes liés aux films romantiques. C'est pour cela qu'on a assumé une lumière plutôt assumée, lyrique, pour essayer de se dégager d'un réalisme social et plutôt rentrer dans un réalisme magique on va dire car c'est un film qui reste quand même réaliste. On a voulu le teinter d'une forme de magie, de romantisme, d'élévation. C'est pour ça qu'on a choisi le cinémascope comme format. On a aussi beaucoup de mouvements, de travellings et de caméras embarquées dans le film. C'était vraiment des choses auxquelles on tenait.
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Pour appuyer une autre réponse donnée tantôt, on sent que les éducateurs tentent de faire de leur mieux et en même temps n'hésitent pas à réagir de manière sans doute trop forte. Quel était votre point de vue sur cet aspect ?
C'était important d'humaniser toutes ces personnes qui se trouvent dans l'institution. Ce que j'ai observé, c'est que les éducateurs se donnent à 100% pour leurs jeunes. Mais le problème, ce n'est pas eux, c'est un système en face qui est mal fait, qui est obsolète, qui discrimine les jeunes à l'enseignement scolaire parce qu'ils sont marqués du sceau de l'IPPJ qui fait que les établissements les refusent. Ça, les éducateurs ne peuvent rien contre ça. Quand les parents viennent de moins en moins les voir, qu'ils ne les appellent plus, il y a un manque affectif que les éducateurs ne peuvent pas combler. En fait, je voulais plus parler de l'impuissance de l'éducation que l'impuissance de ces éducateurs et éducatrices, plutôt que de dire qu'ils feraient un mauvais travail car c'est faux. Il était donc important pour moi de les humaniser et de placer l'ennemi ailleurs.
Quelles ont été vos difficultés avec ce premier long-métrage ?
En vrai, ce sont des leçons que je continue d'apprendre aujourd'hui mais j'ai eu des choix au niveau de l'équipe technique qui ont fait que j'ai été très très bien entouré. J'ai vraiment eu un tournage agréable, très agréable. Il y a des choses qui ont été difficiles mais cela n'a jamais été insurmontable. Je pense que la chose qui m'a été la plus dure était au niveau du montage image. On m'avait dit que c'était une troisième écriture. On écrit une première fois le scénario, puis on écrit au tournage et on écrit une troisième fois avec le montage. Je pense que je n'avais jamais vu le montage comme ça, de manière aussi frontale. J'avais toujours appliqué ce qu'on avait fait au tournage, ce qu'on avait écrit et là, j'ai été confronté à une nécessité de réécriture très très profonde du film. C'est très très douloureux au début puis ça a été génial car j'ai compris qu'on pouvait faire ce qu'on voulait. Aussi, on a eu beaucoup de chance parce qu'on avait des personnages avec un uniforme et un lieu unique donc on pouvait se permettre de changer des scènes de place car c'était toujours raccord. En tout cas, ça a été une grande leçon de m'autoriser à écrire au montage dès le début et de ne pas essayer de renfermer le tout de manière carrée en voulant suivre le scénario à la lettre.
C'est donc votre premier long-métrage mais, depuis le début de l'année, il y a eu plusieurs longs-métrages de fiction belges. On a parlé de Temps mort mais je pense aussi à Dalva ou Tengo sueños eléctricos, des films belges nourris par une charge politique. Pensez-vous qu'on a ce besoin d'une nouvelle vague, d'une certaine manière, de cinéma belge chargé politiquement tout en gardant une certaine beauté esthétique ?
Je ne sais pas de quoi on a besoin. Je suis juste très heureux que vous m'incluiez dans cette génération. J'en suis très très fier et je pense qu'on a d'autres films qui arrivent comme celui de Paloma Sermon-Daï qui a été pris à la Semaine de la Critique. Ce sont des films de jeunes personnes... Là, vous ne m'avez cité que des films de femmes. Je suis très content car je pense qu'il y a un renouvellement au niveau du genre, un décloisonnement qui me fait très plaisir. Moi, je suis un réalisateur qui fait un film Queer et qui m'identifie comme Queer. Je suis très heureux qu'il y ait une génération Queer féministe, on va dire, qui arrive. Cela me réjouit beaucoup. Est-ce qu'on en avait besoin ? Peut-être. Si elle est là, c'est qu'on en avait besoin. Je crois toujours que les choses arrivent pour une très bonne raison. Après, je pense que, moi personnellement, c'était difficile de ne pas faire un film qui m'engage politiquement. De toute façon, je pense que c'est impossible de ne pas faire un film qui t'engage politiquement parce que si tu n'y as pas pensé, c'est que c'est un film de droite. Tu t'inscris de toute façon dans un bord politique. Si c'est inconscient, tant mieux mais tous les films sont de toute façon politiques.
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Je vais terminer avec une dernière question. Le film a connu une certaine carrière en festival, il va bientôt débarquer dans les salles. Quel regard adoptes-tu à l'orée de cette arrivée sur les grands écrans ?
Pour moi, c'était super cette phase de festival car ça permet de tester un peu le film et de voir quel film j'ai fait car je pense qu'on ne se rend pas compte avant qu'il soit confronté à un public, à des programmateurs et des distributeurs. Et là, je vois que le film a été acheté pour être distribué en salles aux États-Unis, ce qui est vraiment assez rare quand on est dans les vendeurs internationaux, et ça me permet de comprendre qu'on a fait un film qui touche en fait un public assez large. Je n'avais pas la conscience que ça allait être comme ça. Donc ça fait à la fois hyper plaisir et à la fois j'avais l'impression d'avoir fait un film très proche de moi, très politique, qui critique très fort l'institution établie. Je pense du coup que les gens sont prêts à recevoir des récits qui remettent en question l'ordre établi et ça, ça me fait très plaisir.
Propos recueillis par Liam Débrouiller.
Merci à Natascha Muth et Barbara Van Lombeek pour cet entretien.