[CRITIQUE/RESSORTIE] : Carlo Lizzani, rétrospective en 3 films
Cruel destin que celui du cinéaste Carlo Lizzani, figure importante d'un septième art italien de l'après-guerre mais dont l'œuvre est sensiblement méconnue, écrasée par des figures plus populaires telles que Visconti, Pasolini où encore Bertolucci et Antonioni, là où elle a pourtant incarnée un pilier majeur du cinéma politique de l'époque, surfant merveilleusement entre les tendances.
Bonne nouvelle, après avoir redonné un coup de projecteur salvateur sur la filmographie de Michael Roemer, Les Films du Camélia célèbre son cinéma en regroupant trois de ses pépites : La Chronique des pauvres amants (1954), Storie di vita e malavita (1975) et San Babila : un crime inutile (1976).
Une rétrospective nécessaire, captivante et définitivement immanquable.
La Chronique des pauvres amants (1954)
Définitivement l'œuvre la moins rugueuse - mais pas moins évocatrice pour autant - de cette salve de ressorties estampillées Carlo Lizzani, adaptation du roman éponyme de Vasco Pratolini (que Visconti espérait un temps adapter avant que la censure italienne ne s'en mêle), qui prend gentiment ses distances avec la vague du néo-réalisme italien des 50s pour mieux sonder la montée galopante du fascisme, alors qu'il se sert habilement de la petite communauté du quartier de Via del Corno au coeur de Florence, comme d'un microcosme d'une nation italienne confrontée à la terreur des chemises noires.
Une communauté vivante et façonnée de tous les visages possibles, flanquée dans une Florence (Italie ?) en pleine transition, partagée entre son illustre passé et son présent (les années folles) de plus en plus sordide, qui se cramponne comme elle le peut aux restes d'une humanité et d'une démocratie étouffée par Mussolini.
Mélodrame pittoresque et choral (trop peut-être pour son bien) dont l'apparente légèreté/chaleur des prémisses laisse vite sa place à une brutalité latente qui explosera pleinement dans un final meurtrier (une extermination pure et simple de tous les opposants au régime), Lizzani dresse le tableau d'une Italie gouailleuse et joyeuse qui se fane, piétinée par les lois fascistissimes et une présence de plus en plus pesante des chemises noires, entre bastonnades en règle, racket des commerces et annihilation de toute notion d'intimité.
Un monde où même l'amour, lui-même né pourtant de ses bouleversements et de cette violence implacable et sourde, n'a plus sa place puisque trop vulnérable, trop facile à étouffer par une haine dont toute idée d'opposition devient peu à peu chimérique, puisque légalisée par les autorités en place.
Une œuvre douce-amère, urgente et tragique.
Storie di vita e malavita (1975)
Il est assez amusant de voir comment le hasard des grilles de sorties fait parfois se correspondre deux œuvres de deux époques diamétralement opposées, et qui se revendiquent justement comme deux instantanés des années où ils sont sortis.
En apparence, rien ne semble réellement lier le premier long-métrage de Geneviève Albert, Noémie dit oui, et Storie di vita e malavita de Lizzani et pourtant, bien que leurs approches soient dissemblables, les deux œuvres traitent de l'enfer de la prostitution avec cinq décennies d'intervalles mais mué par la même vérité clinique et radicale.
Mais si le film d'Albert était vissé sur une seule et même jeune fille, celui de Lizzani convoque un canevas sensiblement plus développé et suit plusieurs adolescentes de milieux et classes diverses, amenés à vendre leur corps pour vivre.
De la mère proxénète qui exploite sa propre fille mineure à la pauvre ado qui s'enfuit de chez elle après avoir été mise enceinte par son père, en passant par celles qui fuit l'hypocrisie de son éducation bourgeoise, les histoires racontées par Lazzini sont aussi poignantes que furieusement difficiles et puissantes.
À la lisière entre le documentaire et le pur film d'exploitation (on n'est pas si éloigné du petit thriller bis rital bien craspec), dénué de tout moralisme putassier, la péloche dresse un portrait sinistre et sordide d'un univers qui l'est tout autant, abordant de front la réalité complexe et laide de l’exploitation sexuelle tout en refusant obstinément de rattacher la moindre lueur de d'espoir où de (fausse) douceur à sa peinture, quitte même à se laisser aller à un dernier tiers particulièrement violent.
Du sleaze italien incroyablement réaliste, dérangeant et ambiguë.
San Babila : un crime inutile (1976)
Si la manière qu'à Lizzani de croquer le portrait d'une jeunesse néo-fasciste ici pourrait, plus où moins facilement, se voir comparer sur de nombreux points à celle du cultissime Orange Mécanique de Stanley Kubrick (qui apparaît in fine bien sage en comparaison), c'est pourtant vers l'inconfort clinique et réaliste d'un Gus Van Sant que l'on pourrait plus logiquement rapprocher San Babila : Un crime ultime, avec sa bande de jeunes portée par une idée - surtout phallique - du fascisme.
Des mômes, les «Sanbabilini», issus de la classe supérieure italienne et profondément antipathiques, que le cinéaste ausculte comme son homologue américain auscultait la folie meurtrière de deux ados de Columbine dans Elephant : froidement, distillant des pistes quant aux causes de leur haine viscérale sans en tirer une quelconque conclusion.
Moins radical qu'un Elio Petri où un Pasolini, le cinéaste laisse son impuissance et sa perplexité se heurter à la vérité qui se dégage de sa caméra, filmant le poids et la présence de plus en plus écrasante des néofascistes dans le Milan des années plomb, tout en échappant intelligemment à la tentation de se régaler de sa propre horreur.
Une horreur bien réelle et propice aux activités radicales où les mots et les idées dénuées de sens - mélange abject d'idéologie nazie, de sadisme pur et de rejet de toutes les différences - deviennent des symboles à porter, où les slogans crachés avec fureur deviennent des actes scrutés avec une tolérance et un consentement pervers par les " autorités ".
Une réalité où le crime inutile du titre n'est que le fruit insensé d'une nation à l'agonie qui s'effondrait de toute part.
Tel un journaliste d'investigation, Lizzani et sa caméra frappent et vont là où cela fait mal, ne juge ni ne condamne jamais ses personnages, se purge de tout artifice superflu : il montre le visage du fascisme italien dans toute sa laideur et sa violence imprévisible, et laisse le spectateur y trouver les réponses qu'il y veut.
Une claque, rien de moins.
Jonathan Chevrier
Bonne nouvelle, après avoir redonné un coup de projecteur salvateur sur la filmographie de Michael Roemer, Les Films du Camélia célèbre son cinéma en regroupant trois de ses pépites : La Chronique des pauvres amants (1954), Storie di vita e malavita (1975) et San Babila : un crime inutile (1976).
Une rétrospective nécessaire, captivante et définitivement immanquable.
La Chronique des pauvres amants (1954)
Définitivement l'œuvre la moins rugueuse - mais pas moins évocatrice pour autant - de cette salve de ressorties estampillées Carlo Lizzani, adaptation du roman éponyme de Vasco Pratolini (que Visconti espérait un temps adapter avant que la censure italienne ne s'en mêle), qui prend gentiment ses distances avec la vague du néo-réalisme italien des 50s pour mieux sonder la montée galopante du fascisme, alors qu'il se sert habilement de la petite communauté du quartier de Via del Corno au coeur de Florence, comme d'un microcosme d'une nation italienne confrontée à la terreur des chemises noires.
Une communauté vivante et façonnée de tous les visages possibles, flanquée dans une Florence (Italie ?) en pleine transition, partagée entre son illustre passé et son présent (les années folles) de plus en plus sordide, qui se cramponne comme elle le peut aux restes d'une humanité et d'une démocratie étouffée par Mussolini.
© Les Films du Camélia |
Mélodrame pittoresque et choral (trop peut-être pour son bien) dont l'apparente légèreté/chaleur des prémisses laisse vite sa place à une brutalité latente qui explosera pleinement dans un final meurtrier (une extermination pure et simple de tous les opposants au régime), Lizzani dresse le tableau d'une Italie gouailleuse et joyeuse qui se fane, piétinée par les lois fascistissimes et une présence de plus en plus pesante des chemises noires, entre bastonnades en règle, racket des commerces et annihilation de toute notion d'intimité.
Un monde où même l'amour, lui-même né pourtant de ses bouleversements et de cette violence implacable et sourde, n'a plus sa place puisque trop vulnérable, trop facile à étouffer par une haine dont toute idée d'opposition devient peu à peu chimérique, puisque légalisée par les autorités en place.
Une œuvre douce-amère, urgente et tragique.
Storie di vita e malavita (1975)
Il est assez amusant de voir comment le hasard des grilles de sorties fait parfois se correspondre deux œuvres de deux époques diamétralement opposées, et qui se revendiquent justement comme deux instantanés des années où ils sont sortis.
En apparence, rien ne semble réellement lier le premier long-métrage de Geneviève Albert, Noémie dit oui, et Storie di vita e malavita de Lizzani et pourtant, bien que leurs approches soient dissemblables, les deux œuvres traitent de l'enfer de la prostitution avec cinq décennies d'intervalles mais mué par la même vérité clinique et radicale.
Mais si le film d'Albert était vissé sur une seule et même jeune fille, celui de Lizzani convoque un canevas sensiblement plus développé et suit plusieurs adolescentes de milieux et classes diverses, amenés à vendre leur corps pour vivre.
© Les Films du Camélia |
De la mère proxénète qui exploite sa propre fille mineure à la pauvre ado qui s'enfuit de chez elle après avoir été mise enceinte par son père, en passant par celles qui fuit l'hypocrisie de son éducation bourgeoise, les histoires racontées par Lazzini sont aussi poignantes que furieusement difficiles et puissantes.
À la lisière entre le documentaire et le pur film d'exploitation (on n'est pas si éloigné du petit thriller bis rital bien craspec), dénué de tout moralisme putassier, la péloche dresse un portrait sinistre et sordide d'un univers qui l'est tout autant, abordant de front la réalité complexe et laide de l’exploitation sexuelle tout en refusant obstinément de rattacher la moindre lueur de d'espoir où de (fausse) douceur à sa peinture, quitte même à se laisser aller à un dernier tiers particulièrement violent.
Du sleaze italien incroyablement réaliste, dérangeant et ambiguë.
San Babila : un crime inutile (1976)
Si la manière qu'à Lizzani de croquer le portrait d'une jeunesse néo-fasciste ici pourrait, plus où moins facilement, se voir comparer sur de nombreux points à celle du cultissime Orange Mécanique de Stanley Kubrick (qui apparaît in fine bien sage en comparaison), c'est pourtant vers l'inconfort clinique et réaliste d'un Gus Van Sant que l'on pourrait plus logiquement rapprocher San Babila : Un crime ultime, avec sa bande de jeunes portée par une idée - surtout phallique - du fascisme.
Des mômes, les «Sanbabilini», issus de la classe supérieure italienne et profondément antipathiques, que le cinéaste ausculte comme son homologue américain auscultait la folie meurtrière de deux ados de Columbine dans Elephant : froidement, distillant des pistes quant aux causes de leur haine viscérale sans en tirer une quelconque conclusion.
© Les Films du Camélia |
Moins radical qu'un Elio Petri où un Pasolini, le cinéaste laisse son impuissance et sa perplexité se heurter à la vérité qui se dégage de sa caméra, filmant le poids et la présence de plus en plus écrasante des néofascistes dans le Milan des années plomb, tout en échappant intelligemment à la tentation de se régaler de sa propre horreur.
Une horreur bien réelle et propice aux activités radicales où les mots et les idées dénuées de sens - mélange abject d'idéologie nazie, de sadisme pur et de rejet de toutes les différences - deviennent des symboles à porter, où les slogans crachés avec fureur deviennent des actes scrutés avec une tolérance et un consentement pervers par les " autorités ".
Une réalité où le crime inutile du titre n'est que le fruit insensé d'une nation à l'agonie qui s'effondrait de toute part.
Tel un journaliste d'investigation, Lizzani et sa caméra frappent et vont là où cela fait mal, ne juge ni ne condamne jamais ses personnages, se purge de tout artifice superflu : il montre le visage du fascisme italien dans toute sa laideur et sa violence imprévisible, et laisse le spectateur y trouver les réponses qu'il y veut.
Une claque, rien de moins.
Jonathan Chevrier