[CRITIQUE] : Sans frapper
Avec : -
Distributeur : La Vingt-Cinquième Heure
Budget : -
Genre : Documentaire
Nationalité : Français, Belge.
Durée : 1h25min
Synopsis :
Ada a dix-neuf ans. Elle accepte d’aller dîner chez un garçon qu’elle connaît. Tout va très vite, elle ne se défend pas. Son corps est meurtri, son esprit diffracté. Le récit d’Ada se mélange à ceux d’autres, tous différents et pourtant semblables. La même sale histoire, insensée et banale, vue sous différents angles.
Critique :
Par sa construction morcelée entre réel et fiction, #SansFrapper de Alexe Poukine est un documentaire qui nous donne toutes les clefs pour comprendre et surtout apprendre à écouter une parole plus que nécessaire, sur les violences sexistes et sexuelles. (@CookieTime_LE) pic.twitter.com/Ibeqsb24Oc
— Fucking Cinephiles (@FuckCinephiles) February 21, 2022
Si l’affaire Weinstein a permis de libérer la parole sur les violences sexistes et sexuelles, le backslash — phénomène théorisé par Susan Faludi en 1991 — n’est jamais loin. Il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que cette liberté possède un prix. Celui de jeter en pâture, son histoire, sa douleur, sa réalité et recevoir le jugement sur ses choix, son corps, sa sexualité ou ses vêtements.
Il arrive une expérience à Alexe Poukine, lors d’une présentation d’un de ses documentaires. Une jeune femme vient la voir et lui raconte son viol. Avec horreur, la cinéaste s’aperçoit qu’elle ne peut s’empêcher de poser des jugements et des questions sur son histoire. Pourquoi est-elle revenue vers lui ? Pourquoi ne s’est-elle pas débattue ? La déconstruction des préjugés n’est pas seulement une posture militante, c’est un travail de longue haleine. La réalisatrice décide alors de construire un film sur l’histoire de cette jeune fille, prénommée Ada, et de confronter à la fois le public et les différent⋅es intervenant⋅es sur les réactions que peuvent susciter son viol.
© La Vingt-Cinquième Heure |
Dans Sans frapper, Alexe Poukine ne partage pas seulement le témoignage d’Ada et pousse plus loin la réflexion. Le film débute par une femme racontant son histoire. Elle avait dix-neuf ans et venait d’emménager avec sa plus vieille amie à Lille pour ses études. Puis, la femme change. C’est maintenant une autre jeune femme qui continue l’histoire. Puis une troisième, une autre et encore une autre. Des hommes également. La voix d’Ada est multiple et son histoire se morcelle pour recueillir à la fois les questionnements des intervenant⋅es mais aussi leur propre témoignage. C’est une femme âgée qui ne comprend pas les agissements d’Ada. C’en est une autre pour qui le texte fait écho à sa propre histoire. Ce sont les agissements d’hommes, qui se rendent compte, bien plus tard, qu’ils ont déjà violé. Son prénom, dont on ne sait s’il est fictif ou non, renvoie à la figure muette du film de Jane Campion dans La leçon de piano. Ici, Ada n’est pas à l’image, sa voix ne fait pas partie du film mais pourtant, comme Holly Hunter, elle trouve un moyen de ne pas être silencieuse. À la manière du personnage du film qui parle au travers de sa fille, cette Ada parle au travers de Alexe Poukine et de son idée de faire résonner l’expérience de la jeune femme avec d’autres vécus.
Sans frapper mélange à la fois le documentaire et l’interprétation. Les femmes et les hommes qui défilent devant la caméra commencent tou⋅tes par “jouer” le texte d’Ada, avant de partager quelque chose de personnel. Le montage est si fluide et si bien pensé qu’il nous devient facile de déceler le jeu du réel, ce qui vient d’Ada et ce qu'ils et elles partagent à la réalisatrice. Alexe Poukine montre beaucoup de pudeur mais refuse les tabous. C’est pour cela qu’elle décide de questionner à la fois les victimes, de tout âge, mais aussi l’autre versant de la violence, des hommes qui viennent confronter tous les stéréotypes que l’on peut avoir d’un agresseur. Elle confronte aussi les préjugés concernant la victime idéale, celle qui n’aurait rien à se reprocher et qui aurait coché toutes les cases. En cela, l’histoire d’Ada est intéressante car elle nous oblige à faire face à nos propres jugements. Difficile de nommer une emprise qui est si imperfectible, si inhérente aux relations dont on nous abreuve partout sans systématiquement les remettre en question. Surtout à un âge où la sexualité est encore une découverte étrange et excitante, où l’on apprend ce qu’est le désir et où se trouvent nos propres limites. Difficile également de savoir ce que l’on ferait dans ce genre de situation. Malgré la libération de parole, nombreux⋅ses sont ceux ou celles qui ne connaissent pas les phénomènes de sidération, de dissociation et d’amnésie suite à des traumatismes — des mécaniques que notre corps et notre cerveau utilisent quand la violence perpétrée est trop forte.
© La Vingt-Cinquième Heure |
Parce que Alexe Poukine installe une atmosphère douce malgré le sujet du film, Sans frapper est dénué de complaisance. Filmé⋅es dans l’intimité de leur appartement, les intervenant⋅es livrent les mots puissants d’Ada et livrent également un bout de leur histoire. Par sa construction morcelée entre réel et fiction ; entre Ada et les autres, le documentaire nous donne toutes les clefs pour comprendre et surtout apprendre à écouter une parole plus que nécessaire.
Laura Enjolvy