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[CRITIQUE] : Rien à foutre

Réalisateur/trice : Julie Lecoustre et Emmanuel Marre
Avec : Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin, Jonathon Sawdon, ...
Distributeur : Condor Distribution
Budget : -
Genre : Comédie dramatique
Nationalité : Français, Belge.
Durée : 1h52min

Synopsis :
Cassandre, 26 ans, est hôtesse de l’air dans une compagnie low-cost. Vivant au jour le jour, elle enchaîne les vols et les fêtes sans lendemain, fidèle à son pseudo Tinder «Carpe Diem». Une existence sans attaches, en forme de fuite en avant, qui la comble en apparence. Alors que la pression de sa compagnie redouble, Cassandre finit par perdre pied. Saura-t-elle affronter les douleurs enfouies et revenir vers ceux qu'elle a laissés au sol ?


Critique :


Rien à foutre. Un titre éclatant de provocation. Premier long métrage de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, le film nous emmène dans le monde des compagnies aériennes low-cost. Uniformes bleus cintrés, cheveux tirés à quatre épingles, rouge à lèvres éclatant, les hôtesses de l’air sont presque des êtres irréels, parfaite incarnation du calme et de la sérénité. Sans jamais se départir de leur sourire figé, elles montrent les issues de secours, distribuent thé ou café, vendent les produits de luxe sans TVA et calment les passager⋅ères récalcitrant⋅es. Mais qui se cache sous cette façade ? Quelles émotions doivent-elles dompter sous le masque de bienveillance ? C’est en s’inspirant d’un tableau d’Edward Hopper, L’ouvreuse, que les deux cinéastes décident de peindre le portrait de Cassandre (impeccable Adèle Exarchopoulos), hôtesse de l’air de la compagnie fictive Wing.

Cassandre est déjà blasée, à seulement vingt-six ans. Elle swape sur Tinder comme elle montre les issues de secours, d’une manière mécanique. Son quotidien n’a pas d’attache, elle enchaîne les heures de boulot et les fêtes, comme si rien ne pouvait la toucher, dépasser le mur que son travail l’oblige à se fabriquer. Pourtant, le masque se craquelle parfois. Après une soirée arrosée, avec un collègue, elle raconte la mort brutale de sa mère. La voix pâteuse et le ton désinvolte ne trompent ni la caméra ni le public. Vaut-il mieux une coupe brutale ou voir les personnes que l’on aime disparaître dans la sénilité, lui demande son collègue ? La peur sous-jacente de la vieillesse, de l'oubli explose dans cette séquence où la caméra laisse défiler le plan et les dialogues tragi-comiques. Car Rien à foutre se forme comme un film naturaliste, artisanal. La caméra laisse les plans s’éterniser pour capter les dialogues (souvent improvisés). Le film s’inscrit dans une réalité malgré la fiction, avec des acteur⋅trices non-professionnel⋅les, véritables hôtesses de l’air et steward. La première partie du film s’emploie à montrer l’envers du décor de la profession : la façon dont sont traité⋅es les employé⋅es, la réalité d’un métier où la clientèle est, pendant un certain laps de temps, très proches. Il faut penser à la sécurité du vol aussi bien qu’au profit évidemment. Vendre le plus de produits, contenter le client et éviter les esclandres.

Copyright Condor Distribution

Le titre, "rien à foutre", détient plus qu’une parole coléreuse, que pourrait très bien balancer Cassandre, aussi bien aux client⋅es, qu’à ses partenaires ou à son employeur. Il y a une ambivalence derrière ce je-m’enfoutisme, que capte amèrement le film. Rien à foutre, c’est le portrait d’une employée aliénée par un travail ingrat. Ce sont les sentiments et les émotions tues à cause du profit. C’est une jeune étudiante qui se voit refuser l’entrée de l’avion parce que son sac n’est pas aux normes. Elle doit payer un supplément, qu’elle ne peut régler, faute d’argent. L’hôtesse qui lui fait face (que l’on ne voit pas dans le cadre, comme si c’était nous qui lui refusons l’entrée) lui répond d’une manière mécanique, niant la détresse de la jeune femme. C’est Cassandre qui se fait taper sur les doigts parce qu’elle a pris en pitié une passagère et a décidé, de son propre chef, de lui offrir un verre de vin. C’est un passager misogyne et désagréable qui se pense tout permis, sans que les hôtesses ne puissent lui dire ses quatre vérités. C’est le monde du travail où l’individualité n’existe pas. Cassandre, comme toutes ses collègues, est interchangeable. L’uniforme et les phrases toutes faites sont présentes pour effacer leur singularité. Rentrer dans le moule pour un salaire de misère et une vie sans attache, ni vie sociale.

Mais derrière la désinvolture travaillée de Cassandre se cache un deuil auquel elle a du mal à faire face. Rien à foutre dévoile un autre récit dans sa seconde partie, celui d’une famille déchirée par la perte subite d’un être cher. Orpheline de mère, le personnage part à la dérive dans un monde déconnecté et désabusé, où l’émotion peut vite être effacée par un filtre Instagram. Il y a dans l’air frondeur de Cassandre et son cynisme, une profonde douleur, qui va plus loin que la mort de sa mère. Elle voit son rêve (devenir hôtesse pour la compagnie Emirates) comme inaccessible. Elle n’a ni la beauté, ni les compétences, d’après elle. Les comptes Instagram de ces hôtesses sont un miroir qui lui renvoie une image peu flatteuse de la sienne. Comme une façon d’enfoncer le clou, le film se termine à Dubaï, lieu paradisiaque de désir "instagramable", où masquée et respectant les gestes barrières pendant la pandémie, Cassandre assiste à un feu d’artifice.

Copyright Condor Distribution

Rien à foutre se fait le témoin d’une époque floue, où le paraître se place au premier plan. Tout doit être lisse, sans éclat et l’émotion laissée au placard. Adèle Exarchopoulos explose dans ce rôle sur-mesure et devient le porte-étendard d’une génération blasée par un avenir peu joyeux ; où la pandémie, qui clôture le film, a enfoncé la désillusion.


Laura Enjolvy