[ENTRETIEN] : Entretien avec Frédéric Schulz Richard (Malmkrog)
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Avec son nouveau film, Malmkrog, le réalisateur roumain Cristi Puiu a remporté le prix du meilleur réalisateur dans la section Rencontres du festival de Berlin 2020. Film en costume, adapté librement d’un texte de Vladimir Soloviev, il nous entraîne pendant trois heures vingt dans les méandres des discussions et pensées de cinq protagonistes, enfermés dans un luxueux manoir de Transylvanie. À l’occasion de la sortie du film, nous avons pu nous entretenir avec Frédéric Schulz Richard, qui interprète le rôle de Nikolai. Une discussion passionnante autour de ce tournage aussi éprouvant que atypique.
Quelle a été votre première pensée quand vous avez lu le scénario ?
Il n’y avait pas de scénario. Ce que j’ai reçu c’est le texte original, complet qui s’appelle Trois Entretiens de l’auteur russe Vladimir Soloviev dont le film a été adapté, sans aucune indication scénaristique. Je l’ai reçu assez tard, juste un mois avant le tournage. Ça n’a guère été plus. Ma première réaction en lisant le livre a été de me dire, quand même c’est sacrément gonflé de vouloir mettre en cinéma, en parole vivante, un texte qui à la première lecture me paraissait très ardu. À la seconde lecture aussi. À la troisième aussi (rires). Mais au bout d’un moment, comme un muscle qui se détend, j’ai fini par trouver mon chemin, à l’intérieur du texte. Il n’y a vraiment jamais eu de script dans le sens propre du terme. On a fait, il me semble, à peu près quinze jours de répétitions en amont. C’était des lectures du texte original, ce qui nous a permis d’enlever un tiers du livre. On a coupé ensemble, nous avons discuté de ce qu’on comprenait, de ce qu’on ne comprenait pas, voir les éléments qui ne présentaient aucun intérêt pour nous.
D’après ce que vous me dites, la troupe d’acteur/trice a pris une part très importante dans l’élaboration du film.
Oui, au départ ça ressemblait vraiment à des répétitions de théâtre. C’est-à-dire que nous étions tous autour d’une table, dans un hôtel en Roumanie à côté du lieu de tournage et nous discutions point par point des éléments du film à partir du texte, les personnages, leur lien personnel, etc.... Alors moi, je suis venu un peu en retard parce que je répétais à Marseille, donc le travail à mon arrivée était déjà pas mal fait. Nous étions vraiment assimilés à l’intérieur du film, bien avant le début du tournage.
Avec l’absence de scénario, comment s’est effectué la distribution des rôles ?
C’est vraiment la chose que je trouve la plus savoureuse dans cette aventure. Effectivement, cela a duré très longtemps avant de décider qui était qui. On a un peu joué aux chaises musicales. Pendant un temps je devais interpréter le personnage d'Olga, qui dans Trois Entretiens est en fait un homme, le Prince. Ensuite, il a été question que je joue l’homme politique, Édouard. Je m’étais arrêté là-dessus. Donc à Marseille, j’ai appris tous les textes d’Édouard, pendant que les autres étaient déjà en Roumanie. Mais Cristi Puiu ne m’avait jamais vu en vrai avant que j’arrive sur les lieux de répétitions collectives. On s’était entretenu par Skype, où nous avions discuté pendant trois bonnes heures. Son assistante m’avait vu une journée entière à Paris. Du coup, il lui avait fait confiance, et en visionnant les rush des essais, j’étais entièrement Édouard pour lui. Sauf que la veille de les rejoindre, je fais un arrêt à Bucarest pour essayer les costumes. Il se trouve que j’avais un peu le trac, j’étais fatigué du voyage et cela s’est vu sur mon visage, dans les photos des essayages. Il paraîtrait qu’il a dit aux autres au moment où il a reçu les photos qu’il s’était peut-être trompé et que je serais plus un Nikolai en fin de compte. Et au moment où j’ouvre la porte des répétitions, le lendemain, la première chose que j’entends c’est “ah oui, c’est bien Nikolai” (rires). Jamais il n’a voulu m’entendre dans le rôle d’Édouard, nous n’avons même pas essayé une seule seconde. C’est vrai qu’avec l'absence de scénario, il fallait vraiment que nous soyons tous ouverts et prêts à tout, car rien n’a été immuable, même pendant le tournage. C’était à la fois une des choses les plus difficile dans cette expérience, mais aussi une des choses les plus belles. Tout pouvait vraiment arriver. Cristi Puiu travaillait comme un peintre. Selon l’inspiration, les forces en présence, les faiblesses des uns et des autres, il en jouait pour en extirper le meilleur.
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Mais du coup, vous avez eu vraiment très peu de temps pour travailler Nikolai.
Oui, il me restait une semaine de répétition à peu près. En conséquence, j’ai appris le texte jusqu’au dernier jour de tournage. Mais c’était le cas pour tout le monde en vérité (rires). Nous avons terminé par cette longue séquence de duel, entre Olga et moi. Et c’est là où on se rend compte que Nikolai a beaucoup de chose à dire !
Comment vous avez abordé ce personnage finalement ? Comment le décririez-vous ?
Quand j’ai lu le texte, mon attention s’est portée sur tout le monde en même temps. C’est une manière intéressante d’aborder un film pour un acteur. Cela nous force à ne pas seulement se focaliser sur notre personnage, du coup l’enjeu est de comprendre les partitions des cinq protagonistes. Dans le livre de Soloviev, il n’existe qu’une seule femme, donc je pouvais être potentiellement quatre personnages. Pour être honnête, lors de ma première lecture, Nikolai était celui qui me résistait le plus et j’étais loin de me douter que ce serait moi finalement ! Il y avait un saut dans sa pensée que je ne saisissais pas. C’est en lisant les répliques des autres, séparément que j’ai fini par comprendre le chemin qu’il emprunte. Et c’est justement à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il parle énormément. Il a un rapport à la parole qui est très étrange, mais au départ on ne le remarque pas beaucoup.
On a l’impression que c’est le médiateur du groupe au début.
Oui, exactement. On a l’impression qu’il organise la parole, voire même qu’il la distribue. Et c’est accentué dans Malmkrog car c’est l’hôte, un élément qui a été ajouté pour le film. Mais il a des choses à dire, qui lui tiennent à cœur finalement. Il a un drôle de rapport au pouvoir. C’est quand même lui qui a le dernier mot et c’était très clair dans le texte. Il laisse les autres avancer tout d’abord, il apparaît par petite touche, il les bouscule, les envoie dans des sortes d’impasses, pour qu’à la fin il n’y ait plus que lui qui parle. D’ailleurs, Nikolai représente l’auteur, Soloviev et Olga, du coup le Prince dans Trois Entretiens, représente Tolstoï. C’est pour cela que la discussion finale, dans le livre mais aussi dans le film est aussi musclée. En fait, Nikolai me fait l’effet de quelqu’un de profondément désespéré. Il met tout sur une seule carte. Mais il faudrait qu’une seule personne lui enlève cette carte-là pour que tout son édifice de pensée, même de vie je pense, s’écroule.
Pouvez-vous développer un peu la pensée de Nikolai ?
Il a deux idées principales, qui sont à priori contradictoires. En gros, Dieu existe, mais le mal existe aussi. C’est très difficile à concilier, ces deux choses. Pour résoudre ce problème, il fait un bond, que j’ai eu du mal à saisir, sur le fait de concilier les deux, parce qu’il croit à la réincarnation du Christ. La carte dont je parlais réside là. C’est-à-dire, la réincarnation du Christ mais aussi de tous ceux qui sont à table, autour de lui. C’est une carte extrêmement fragile, parce que cela ne repose sur rien de concret. C’est beau, mais teinté de désespoir, presque de noirceur, qui rend le personnage dur au final.
Il y a d’ailleurs une scène où l’on entrevoit cette faille, au moment il appelle son majordome avec sa clochette mais que personne ne répond. C’est une séquence presque drôle parce qu’il fait sonner sa petite cloche longtemps au lieu de se lever et de voir ce qu’il se passe, alors qu’on entend des cris à l’étage.
Ah mais cette scène est très importante pour le spectateur, où l’on voit une autre facette de Nikolai. Pour tout vous dire, nous ne savions même pas qu’elle existerait dans le film, jusqu’au milieu du tournage.
Ah oui, c’était un tournage vraiment atypique !
Cette séquence a été difficile à mettre en place parce que cela demandait une grosse installation et beaucoup d’organisation. Mais on en a entendu parler une semaine avant. Cristi Puiu est arrivé un jour en nous disant : “ alors après telle scène, il va y avoir un attentat”. On s’est tous regardé les yeux ronds (rires). En y repensant, ce n’était pas aussi surprenant que cela. Quand je suis arrivé en Roumanie, Cristi m’avait fait visité le décor. Dans la chambre du malade, il y a une photographie que nous voyons à peine mais qui était bien là, en rapport avec l’assassinat des Romanov, la famille impériale russe, en 1918 par les bolcheviks. Il m’a parlé de cet événement pendant presque une demi-heure et je ne comprenais pas bien pourquoi, parce que je ne voyais pas le rapport avec le film. Il est possible qu’il avait déjà cette idée, d’un événement d’un extrême violence qui fait irruption à l’intérieur de ce manoir. Pour en revenir à Nikolai, il ne réagit pas aussi, parce que le fait que son majordome ne réponde pas est une chose inconcevable pour lui. Là on rentre plus dans un rapport aristocratique face aux domestiques, au point qu’il en paraît effectivement ridicule à sonner sans arrêt. Quand j’ai vu le film à la Berlinal, je me suis fait mon propre avis sur cette séquence. On peut tuer les gens qui discutent, mais on ne peut pas tuer la discussion, parce qu’elle continue après. Ce sont les mêmes personnages mais les habits ont changé, c’est une autre ambiance, il y a quelque chose qui a basculé. On voit bien que la violence fait toujours irruption dans un débat idéologique et nous n’avons pas besoin de remonter à 1918 pour avoir un exemple, mais cela n’a jamais arrêté quoi que ce soit, au contraire. C’est une lecture très personnelle.
Vu que le film se confectionnait au fur et à mesure, est-ce que vous aviez une grande liberté de mouvement, surtout dans les longs plans séquence où les différents personnages marchent de long en large dans le salon ?
Alors non pas du tout, au contraire. Nous avons énormément répété et nos allées et venues étaient choisies au millimètre. La première grande séquence, il me semble qu’on a mis au moins deux jours à y arriver. J’ai un exemple d’ailleurs, sur mon t-shirt. C’est un cadeau de tournage, on l’a tous eu. Ça représente le tapis sur lequel on marche et toutes nos marques où l’on devait impérativement s’arrêtait vraiment pile au bon endroit, sinon le plan était fichu.
Il y a un côté très malsain, on peut dire même misogyne, dans le dernier débat qui oppose surtout Nikolai et Olga. Le réalisateur vous a demandé de le jouer de cette façon ou bien c’est une lecture qui nous vient instinctivement parce qu’on le voit à notre époque ?
Je crois pas me tromper en disant que c’était une vraie volonté de la part de Cristi de donner le rôle du Prince à une femme. Quand on lit le texte original, ce personnage est le bouc émissaire du groupe et ça finit effectivement par une confrontation très tendue avec Nikolai. Du coup, il a tapé exprès là-dessus. Il donne une chance à cette parole, qui aurait été balayée beaucoup trop vite si Olga était un homme. Je pense qu’on peut s’identifier à elle beaucoup plus, suivre son raisonnement. Surtout que que les deux sont fiancés, donc on peut vraiment s'imaginer l’ampleur de leur relation et c’est ce qui donne à la scène ce côté malsain comme vous dites. Nikolai est impitoyable et personne ne vient en aide à Olga, pas même Madeleine, qui pourtant partage sa pensée en grande partie. Je comprends tout à fait qu’elle soit perçue comme ça au visionnage et je suis vraiment sûr que Cristi en a joué.
Avec quels personnages vous vous sentez le plus proche, dans ses idées ou dans la façon de les dire ?
Alors c’est drôle mais à la première lecture, j’étais du côté du Prince, pas forcément pour ses idées, mais plus sur son rapport à la parole. C’est dit avec pudeur, parfois c’est maladroit mais c’est toujours sincère. Après, quand j’ai commencé à travailler Nikolai, j’ai entraperçu certains traits du personnage chez moi et ça je pense que c’est grâce à la direction de Cristi. C’était en jachère, pas exploité et il est venu secouer tout ça.
Est-ce que cette expérience ne vous a pas donné envie de participer à plus de tournage atypique, une sorte de challenge que vous avez envie d’accomplir ?
Expérience, c’est vraiment le mot pour décrire ce tournage et je crois que c’est le même ressenti pour tout le monde. Je ne voulais pas que ça se finisse. J’ai mis trois mois à m’en remettre et à revenir dans ma réalité quotidienne. Je n’ai aucun à priori pour la suite, la seule chose que je pourrais dire c’est que j’aimerais, quelque soit la forme, avoir un travail d’acteur mais aussi une expérience de vie incroyable. Je me ferme aucune porte et je me permets pour l’instant de rêver.
propos recueilli par Laura Enjolvy, le 2 juillet 2020