[COOKIE TIME] : #9. Beware of Crimson Peak !
En 2006, après le succès de son film Le Labyrinthe de Pan, le réalisateur mexicain Guillermo del Toro a dans l’idée un film sur un manoir hanté de nombreux fantômes. S’attelant à la tâche de l’écriture avec son collaborateur Matthew Robbins, un premier jet se profile. Mais le timing est mauvais, Guillermo del Toro repousse le film au profit de Hellboy 2, puis de la trilogie avortée du Hobbit, puis du gigantesque Pacific Rim. Le scénario est réécrit une douzaine de fois pendant 9 ans et le réalisateur imagine un projet de plus en plus ambitieux. Legendary Pictures (Universal avait acheté les droits à l’époque, en 2006 mais les cède à la société et devient le distributeur) lui donne un budget de 55 millions de dollars (un énorme budget pour ce genre de film). Del Toro fait construire des vrais décors (le manoir est fait de A à Z dans les studios de Pinewood, décor maintenant détruit car prenant trop de place…). Crimson Peak voit le jour et sort en France en octobre 2015. Un film attendu de tous, pourtant le succès peinera à poindre le bout de son nez. Pourquoi ? Parce que le film était vendu comme le film d’horreur du mexicain. Pourtant, quand on se plonge dans cette magnificence visuelle, toutes les clefs sont là pour faire comprendre aux spectateurs que non, ceci n’est pas un film d’horreur, mais un conte gothique. Oui, vous savez, ce genre littéraire avec des jeunes filles à l’imagination débordante, qui frissonnent à la vue d’une porte qui s’ouvre toute seule dans un grand manoir anglais, pendant une nuit sans lune, comme nous le présente si bien Jane Austen dans son livre Northanger Abbey. Guillermo Del Toro décide de rendre hommage à ce genre, tout en y insufflant une touche de modernité bienvenue dans un genre encastré dans un siècle qui nous paraît trop rigide. Crimson Peak est une histoire de fantôme (qui ne sont ici pas juste une métaphore), d’amour, de haine et aussi de peur. Mais une peur insidieuse. Mal aimé par la critique de l’époque, je veux aujourd’hui revenir sur ce film réussi de bout en bout et le réhabiliter à vos yeux comme une oeuvre majeure d’un grand cinéaste. Tout un programme non ?
Hommage à la romance gothique
Nous retrouvons bien la jeune femme persécutée dans le personnage principal, Edith, qui est en plus une jeune autrice de roman fantasmagorique. Persécutée car elle voit des fantômes depuis la mort de sa mère quand elle était tout petite. Nous retrouvons également le manoir hanté, celui de Allerdale Hall appartenant à Sir Thomas et Lady Lucille Sharpe. Thomas est d’ailleurs l’homme fortuné, plus vieux que Edith. Lucille est la femme fatale et mystérieuse. Le Dr Alan McMichael, le chevalier servant. Vous l’avez compris, le film est correcte en tout point. Le scénario explore correctement la romance gothique traditionnelle avec son lot de tragique et le poid du passé qui vient mettre des bâtons dans les roues de l’histoire d’amour. La mise en opposition de l'héroïne est un principale élan scénaristique du gothique. Dans Crimson Peak, Edith est opposée à toutes les femmes qu’elle croise. Que ça soit la sœur du Dr McMichael, Lucille ou la mère des Sharpe, présente par delà la mort grâce à un énorme portrait dans le manoir. La notion de folie est aussi très présente dans le gothique, mais dans le film ce n’est pas le personnage principal qu’on soupçonne de folie, mais la sœur de Thomas, Lady Lucille Sharpe. Ce personnage complexe et mystérieux a plusieurs fois des comportements irrationnelles (son débordement de fureur quand Edith et Thomas restent en ville, coincé par la neige par exemple). Elle répète plusieurs fois les mêmes phrases avec insistance (le thé), le spectateur la perçoit comme dangereuse car imprévisible. Enfin, le passé prenant le pas sur le présent est le cœur de l’histoire du film. Edith, devenu orpheline et mariée à un quasi inconnu (malgré tout l’amour qu’elle lui porte) sent bien que des secrets se terrent dans le manoir Allerdale Hall et toute la seconde partie du film est consacrée à ses découvertes.
C’est bien beau tout ça, me diriez-vous. Oui Guillermo Del Toro a bien potassé son sujet et l’histoire et les décors collent parfaitement au genre gothique. Mais faire un hommage à un genre révolu ne fait pas forcément un bon film. Et bien, vous avez parfaitement raison de dire ça. Car, Crimson Peak va plus loin que ça et propose de renouveler un genre rongé de stéréotypes misogynes pour livrer un conte moderne.
Comme on l’a vu, Crimson Peak a pour personnage principal une jeune femme des plus innocentes pour suivre les codes du gothique. Mais Edith est bien loin de ressembler aux autres personnages féminins gothique car Guillermo Del Toro et son co-scénariste Matthew Robbins se sont amusés à la moderniser pour donner un autre ton au film, un ton où les femmes ne sont pas si fragiles et inoffensives que ça.
Edith est une jeune femme, qui aspire à devenir écrivain. Elle perd sa mère très jeune et vit avec son père, un “self made man” à Buffalo, aux Etats-Unis. Elle vit une vie de privilégiée, a de l’ambition et des opinions arrêtés, surtout sur les baronnets (et les titres bourgeois de l’ancien temps en général). Mais elle ne serait pas une pure héroïne gothique s’il ne lui arrivait pas des choses surnaturelles. Et elle le dit dès le début, elle voit des fantômes. Là où un autre film mettrait le doute sur ses dires pendant le film, Crimson Peak n’en fait rien. C’est un fait avéré, elle voit des fantômes, point. Donc, la folie est hors de question en ce qui concerne Edith. Une autre manière de rendre le personnage moderne ? En faire une autrice ambitieuse. Au début du film, Edith, qui a écrit un roman de fantôme, souhaite le publier. Mais son écriture féminine la trahit et son manuscrit est refusé. Elle réussit, grâce au connaissance de son père, à rencontrer un éditeur qui lui dit en face d’écrire une histoire d’amour, plus à propos pour une femme qu’une histoire effrayante. Mais Edith ne veut pas se laisser démonter et décide de taper son manuscrit, pour que son écriture trop féminine ne lui fasse plus défaut. Guillermo Del Toro pointe du doigt le paradoxe même du gothique. Une femme à l’époque du film (dans les débuts d’années du XIXe siècle) était stigmatisée à cause de son sexe. Pourquoi écrire une histoire d’horreur quand on a des mains délicates faites pour écrire des histoires d’amour ? Pourtant, le roman gothique compte bon nombre d’auteur féminin (et des bons). Et ces femmes ont du se battre pour être publier, comme notre Edith ici présente. On pense notamment à une des plus connues, Mary Shelley, citée comme exemple dans le film. Malgré son statut de bourgeoise et la bonne réputation de son père, Edith n’a aucune amie femme dans Crimson Peak. Son ambition et son souhait de travailler n’est pas bien perçue dans son entourage, comme on peut le voir dans une scène au début du film. La mère de son ami d’enfance, le Dr Alan McMichael, se moque d’elle en la traitant de Jane Austen ( une autrice reconnue mais qui se s’est jamais mariée, donc une vieille fille). Edith (qui a toujours une superbe répartie) lui répond qu’elle préfère finir comme Mary Shelley (veuve et sexuellement libre). Même si Jane Austen est considérée comme une des meilleures autrices (même maintenant), le fait qu’elle ne s’est jamais mariée est ici mis en insulte pour Edith. La mère du Dr McMichael lui fait comprendre que sa passion ne va pas l’aider à trouver un mari, qui devrait être son ambition principal. Le fait que Edith réponde à l’insulte en se considérant comme une Mary Shelley est de la provocation (l’autrice ayant eu une vie de “débauchée” : elle a vécu avec un homme marié, puis s’est marié avec lui quand sa femme s’est suicidée). Par contre, à l’inverse, les hommes qui entourent sa vie la soutiennent au maximum. Le père d'Edith lui offre un stylo, un geste symbolique fort pour encourager sa fille. Alan, lui, va encore plus loin, en lui offrant son soutien sur les fantômes en lui montrant des photographies où des silhouettes se profilent derrière. Une possible preuve de leur existence.
Pourtant, Edith va devenir pendant un temps une victime, à la mort de son père. Pour suivre les enjeux scénaristiques d’un conte gothique, il faut bien que la jeune femme innocente tombe sous le charme d’un homme dangereux. Sauf que dans le cas de Crimson Peak, la victime tombe dans le piège d’une fratrie, Lucille et Thomas Sharpe, et encore plus important, elle ne demeure pas une victime tout le long du film. Malgré son indéniable modernité, il fallait qu’elle devienne plus fragile pour se laisser prendre au piège. La mort tragique et violente de son père vient à point nommé. Edith redevient une petite fille le temps d’une scène, pendant l’enterrement de son père, quand on la voit blottie dans les bras de son fiancé, comme on l’a vu petite dans les bras de son père pour l’enterrement de sa mère. Le piège qu’a tendu la fratrie Sharpe fonctionne. Edith est maintenant une prisonnière au manoir Allerdale Hall, empoisonnée. Démunie, elle se transforme elle-même petit à petit en fantôme, devenant plus pâle et arborant de longues chemises de nuit blanche quand elle ère dans le manoir, la nuit. Pourtant, elle ne demeure pas une victime. Malgré leur ascendant sur elle, les Sharpe vivent dans le passé. Anglais, avec un héritage conséquent qui devient un poids, ils sont loins du progressisme américain dans lequel a baigné Edith. C’est pour cela que le père de celle-ci a tout de suite détesté Thomas, lui qui a bâti sa fortune et qui arrive à maintenir un héritage pour sa progéniture. Le décalage entre les Sharpe, dont la technologie fait défaut (la fameuse machine pour travailler l’argile rouge qui ne fonctionne pas vraiment) et Edith est ce qui va faire renverser la situation. Edith apprend la vérité grâce à phonographe, appartenant à une ancienne victime des Sharpe (et pourtant à la vue de tous) qui fait basculer le récit et rend à Edith le pouvoir. Cette scène pivot donne le ton aux séquences de fin, où Edith se bat pour regagner sa liberté. Et elle la gagne grâce à un stylo, qui lui sert à poignarder Lucille. Sa passion est ce qui la sauve. Quand Edith se marie et vient s’installer en Angleterre, le spectateur ne la voit plus jamais écrire. C’est intéressant de voir que le seul moment où elle écrit (juste sa signature, sur un document qui laisse sa fortune à son mari) est aussi le moment où de victime, elle devient une femme qui se libère de ses bourreaux.
Edith n’est pas la seule femme à être intéressante dans le film. Lucille, son inquiétante belle sœur apporte des éléments du giallo italien. Dans les bains publics, envahi de vapeur, le père d'Edith, seul, se fait assassiner violemment. L’identité du meurtrier est dissimulé au public (nous pensons tout d’abord qu’il s’agit de Thomas) par des gants noirs. Le mystérieux assassin s’avère être Lucille, qui n’en est pas à son premier meurtre. On ne peut s’empêcher de penser aux meurtrières de Dario Argento, souvent prises par des hommes, dissimulées grâce à la caméra. Lucille n’est pas juste la meurtrière, elle est le cerveau de la fratrie, commanditant les meurtres, choisissant méticuleusement les victimes. Elle n’a pas honte de son amour et son désir pour son frère, elle est même fière de la façon dont elle l’aime. D’un amour étouffant et destructeur. La violence semble être héréditaire, on apprend entre autres que leur père battait leur mère et que leur mère les battait eux. La féminité de Lucille s’est donc construit par la violence. Pas étonnant donc qu’elle arbore une robe rouge sang quand le spectateur la découvre pour la première fois. Ses meurtres sont une façon de garder auprès d’elle son frère et amant. Quand elle apprend que Thomas aime vraiment Edith, Lucille se rend compte que leur relation devra cesser. Elle est incapable de faire face à cette vérité et le poignarde. Lucille est le véritable monstre du film. Comme l’ont écrit les universitaires Catherine Spooner et Fred Botting “les monstres manifestent les effets des systèmes de domination et de déshumanisation qui les créent”. Si Edith n’est au final pas une victime, car elle a toujours été en phase avec ses ambitions et sa sexualité, Lucille est le produit des restrictions sociales et sexuelles que l’on fait subir aux femmes. La véritable horreur ne sont pas les fantômes, mais bien le patriarcat, car il traumatise les femmes et les transforme en fantômes ou en monstres.
Les femmes sont au centre du récit, qu’elles soient vivantes ou mortes. Car les fantômes, aussi terrifiants soient-ils, sont en fait toutes des femmes essayant de protéger Edith. La mère de celle-ci la prévient “Beware of Crimson Peak” (méfie-toi de Crimson Peak). Une phrase énigmatique, mais qui prend tout son sens quand on apprend de la bouche de Thomas que le manoir Allerdale Hall est surnommé “Crimson Peak” en hiver à cause de l’argile rouge qui surgit parmi la neige. Les fantômes du manoir sont les anciennes victimes des Sharpe. Enola, celle qui a précédé Edith et qui a disséminé des preuves concernant la fratrie, la guide vers la vérité. A contrario, les hommes sont les victimes. Le père de Edith meurent sous les coup de Lucille. Thomas est sous la coupe de sa sœur. Alan, venu sauver Edith, survit grâce à elle. Si dans un autre film, le personnage d'Alan aurait eu sa part de héroïsme en sauvant la belle, ici c’est Edith qui l’aide à s’enfuir et le soutient.
Le conte gothique moderne que personne n’attendait
Comme on l’a vu, Crimson Peak a pour personnage principal une jeune femme des plus innocentes pour suivre les codes du gothique. Mais Edith est bien loin de ressembler aux autres personnages féminins gothique car Guillermo Del Toro et son co-scénariste Matthew Robbins se sont amusés à la moderniser pour donner un autre ton au film, un ton où les femmes ne sont pas si fragiles et inoffensives que ça.
Edith est une jeune femme, qui aspire à devenir écrivain. Elle perd sa mère très jeune et vit avec son père, un “self made man” à Buffalo, aux Etats-Unis. Elle vit une vie de privilégiée, a de l’ambition et des opinions arrêtés, surtout sur les baronnets (et les titres bourgeois de l’ancien temps en général). Mais elle ne serait pas une pure héroïne gothique s’il ne lui arrivait pas des choses surnaturelles. Et elle le dit dès le début, elle voit des fantômes. Là où un autre film mettrait le doute sur ses dires pendant le film, Crimson Peak n’en fait rien. C’est un fait avéré, elle voit des fantômes, point. Donc, la folie est hors de question en ce qui concerne Edith. Une autre manière de rendre le personnage moderne ? En faire une autrice ambitieuse. Au début du film, Edith, qui a écrit un roman de fantôme, souhaite le publier. Mais son écriture féminine la trahit et son manuscrit est refusé. Elle réussit, grâce au connaissance de son père, à rencontrer un éditeur qui lui dit en face d’écrire une histoire d’amour, plus à propos pour une femme qu’une histoire effrayante. Mais Edith ne veut pas se laisser démonter et décide de taper son manuscrit, pour que son écriture trop féminine ne lui fasse plus défaut. Guillermo Del Toro pointe du doigt le paradoxe même du gothique. Une femme à l’époque du film (dans les débuts d’années du XIXe siècle) était stigmatisée à cause de son sexe. Pourquoi écrire une histoire d’horreur quand on a des mains délicates faites pour écrire des histoires d’amour ? Pourtant, le roman gothique compte bon nombre d’auteur féminin (et des bons). Et ces femmes ont du se battre pour être publier, comme notre Edith ici présente. On pense notamment à une des plus connues, Mary Shelley, citée comme exemple dans le film. Malgré son statut de bourgeoise et la bonne réputation de son père, Edith n’a aucune amie femme dans Crimson Peak. Son ambition et son souhait de travailler n’est pas bien perçue dans son entourage, comme on peut le voir dans une scène au début du film. La mère de son ami d’enfance, le Dr Alan McMichael, se moque d’elle en la traitant de Jane Austen ( une autrice reconnue mais qui se s’est jamais mariée, donc une vieille fille). Edith (qui a toujours une superbe répartie) lui répond qu’elle préfère finir comme Mary Shelley (veuve et sexuellement libre). Même si Jane Austen est considérée comme une des meilleures autrices (même maintenant), le fait qu’elle ne s’est jamais mariée est ici mis en insulte pour Edith. La mère du Dr McMichael lui fait comprendre que sa passion ne va pas l’aider à trouver un mari, qui devrait être son ambition principal. Le fait que Edith réponde à l’insulte en se considérant comme une Mary Shelley est de la provocation (l’autrice ayant eu une vie de “débauchée” : elle a vécu avec un homme marié, puis s’est marié avec lui quand sa femme s’est suicidée). Par contre, à l’inverse, les hommes qui entourent sa vie la soutiennent au maximum. Le père d'Edith lui offre un stylo, un geste symbolique fort pour encourager sa fille. Alan, lui, va encore plus loin, en lui offrant son soutien sur les fantômes en lui montrant des photographies où des silhouettes se profilent derrière. Une possible preuve de leur existence.
Pourtant, Edith va devenir pendant un temps une victime, à la mort de son père. Pour suivre les enjeux scénaristiques d’un conte gothique, il faut bien que la jeune femme innocente tombe sous le charme d’un homme dangereux. Sauf que dans le cas de Crimson Peak, la victime tombe dans le piège d’une fratrie, Lucille et Thomas Sharpe, et encore plus important, elle ne demeure pas une victime tout le long du film. Malgré son indéniable modernité, il fallait qu’elle devienne plus fragile pour se laisser prendre au piège. La mort tragique et violente de son père vient à point nommé. Edith redevient une petite fille le temps d’une scène, pendant l’enterrement de son père, quand on la voit blottie dans les bras de son fiancé, comme on l’a vu petite dans les bras de son père pour l’enterrement de sa mère. Le piège qu’a tendu la fratrie Sharpe fonctionne. Edith est maintenant une prisonnière au manoir Allerdale Hall, empoisonnée. Démunie, elle se transforme elle-même petit à petit en fantôme, devenant plus pâle et arborant de longues chemises de nuit blanche quand elle ère dans le manoir, la nuit. Pourtant, elle ne demeure pas une victime. Malgré leur ascendant sur elle, les Sharpe vivent dans le passé. Anglais, avec un héritage conséquent qui devient un poids, ils sont loins du progressisme américain dans lequel a baigné Edith. C’est pour cela que le père de celle-ci a tout de suite détesté Thomas, lui qui a bâti sa fortune et qui arrive à maintenir un héritage pour sa progéniture. Le décalage entre les Sharpe, dont la technologie fait défaut (la fameuse machine pour travailler l’argile rouge qui ne fonctionne pas vraiment) et Edith est ce qui va faire renverser la situation. Edith apprend la vérité grâce à phonographe, appartenant à une ancienne victime des Sharpe (et pourtant à la vue de tous) qui fait basculer le récit et rend à Edith le pouvoir. Cette scène pivot donne le ton aux séquences de fin, où Edith se bat pour regagner sa liberté. Et elle la gagne grâce à un stylo, qui lui sert à poignarder Lucille. Sa passion est ce qui la sauve. Quand Edith se marie et vient s’installer en Angleterre, le spectateur ne la voit plus jamais écrire. C’est intéressant de voir que le seul moment où elle écrit (juste sa signature, sur un document qui laisse sa fortune à son mari) est aussi le moment où de victime, elle devient une femme qui se libère de ses bourreaux.
Edith n’est pas la seule femme à être intéressante dans le film. Lucille, son inquiétante belle sœur apporte des éléments du giallo italien. Dans les bains publics, envahi de vapeur, le père d'Edith, seul, se fait assassiner violemment. L’identité du meurtrier est dissimulé au public (nous pensons tout d’abord qu’il s’agit de Thomas) par des gants noirs. Le mystérieux assassin s’avère être Lucille, qui n’en est pas à son premier meurtre. On ne peut s’empêcher de penser aux meurtrières de Dario Argento, souvent prises par des hommes, dissimulées grâce à la caméra. Lucille n’est pas juste la meurtrière, elle est le cerveau de la fratrie, commanditant les meurtres, choisissant méticuleusement les victimes. Elle n’a pas honte de son amour et son désir pour son frère, elle est même fière de la façon dont elle l’aime. D’un amour étouffant et destructeur. La violence semble être héréditaire, on apprend entre autres que leur père battait leur mère et que leur mère les battait eux. La féminité de Lucille s’est donc construit par la violence. Pas étonnant donc qu’elle arbore une robe rouge sang quand le spectateur la découvre pour la première fois. Ses meurtres sont une façon de garder auprès d’elle son frère et amant. Quand elle apprend que Thomas aime vraiment Edith, Lucille se rend compte que leur relation devra cesser. Elle est incapable de faire face à cette vérité et le poignarde. Lucille est le véritable monstre du film. Comme l’ont écrit les universitaires Catherine Spooner et Fred Botting “les monstres manifestent les effets des systèmes de domination et de déshumanisation qui les créent”. Si Edith n’est au final pas une victime, car elle a toujours été en phase avec ses ambitions et sa sexualité, Lucille est le produit des restrictions sociales et sexuelles que l’on fait subir aux femmes. La véritable horreur ne sont pas les fantômes, mais bien le patriarcat, car il traumatise les femmes et les transforme en fantômes ou en monstres.
Les femmes sont au centre du récit, qu’elles soient vivantes ou mortes. Car les fantômes, aussi terrifiants soient-ils, sont en fait toutes des femmes essayant de protéger Edith. La mère de celle-ci la prévient “Beware of Crimson Peak” (méfie-toi de Crimson Peak). Une phrase énigmatique, mais qui prend tout son sens quand on apprend de la bouche de Thomas que le manoir Allerdale Hall est surnommé “Crimson Peak” en hiver à cause de l’argile rouge qui surgit parmi la neige. Les fantômes du manoir sont les anciennes victimes des Sharpe. Enola, celle qui a précédé Edith et qui a disséminé des preuves concernant la fratrie, la guide vers la vérité. A contrario, les hommes sont les victimes. Le père de Edith meurent sous les coup de Lucille. Thomas est sous la coupe de sa sœur. Alan, venu sauver Edith, survit grâce à elle. Si dans un autre film, le personnage d'Alan aurait eu sa part de héroïsme en sauvant la belle, ici c’est Edith qui l’aide à s’enfuir et le soutient.
Ai-je réussi à vous faire changer d’avis sur Crimson Peak ? Je l’espère. En tout cas, je vous invite à le visionner (ou à le revisionner). Il est ce genre de film injustement mis de côté alors qu’il est composé de point fort indéniable. Et même, si je n’ai pas réussi à vous le faire apprécier, le revoir reste un plaisir pour les yeux, tant les décors et les costumes sont une splendeur. Ils mériteraient même un article à part entière, mais je laisse ce soin aux personnes qui s’y connaissent.
Laura Enjolvy
Laura Enjolvy