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[CRITIQUE] : Baltimore


Réalisatrice•eur : Joe Lawlor et Christine Malloy
Acteurs : Imogen Poots, Tom Vaughan-Lawlor, Lewis Brophy, Jack Meade,...
Distributeur : -
Budget : -
Genre : Thriller.
Nationalité : Irlandais, Britannique.
Durée : 1h30min.

Synopsis :
Rose Dugdale, une riche héritière britannique, abandonne sa vie de privilège pour se radicaliser politiquement en rejoignant l'IRA. Militante de plus en plus engagée, elle ira jusqu'à lancer un raid armé sur une riche propriété.



Critique :



Sixième long-métrage du duo Joe Lawlor et Christine Malloy, dont la collaboration est nommée "Desperate Optimists" (les optimistes désespérés). Un sentiment que l'on retrouve dans chacun de leur film, qui est même le moteur du ton de chacun de leur film. Deux cinéastes croyant fortement que l'être humain renferme de la bonté en soi, tout en étant lucides sur l'impasse d'un monde (d'une société donnée) construit pour oppresser et diviser ces mêmes êtres humains. Dans Baltimore, Imogen Poots incarne Rose Dugdale, héritière britannique d'une famille aristocrate privilégiée ayant rejoint une faction active de l'IRA dans les années 1970. Histoire vraie donc, car cette dame (décédée en cette année 2024 à 82 ans), a organisé un vol massif d'oeuvres d'art au Royaume-Uni et en Irlande. Pourtant, Lawlor & Malloy ne font à aucun moment une biographie ou un film de braquage. Le duo s'interroge plutôt sur ce qui a mené cette jeune femme britannique issue d'une famille privilégiée à rejoindre l'IRA ; tout en s'interrogeant sur ce que lui apporte cet acte désespéré du vol d'oeuvres d'art, face à un pouvoir bien pluis puissant.

© Bankside Films

Bien entendu, Lawlor & Malloy ne donnent pas de réponses et ne tendent pas dans ce sens. Et ne versent jamais ni dans l'éloge ni dans le jugement de Rose et ses camarades de braquage. Leur film est un puzzle, laissant libre de se saisir des informations et des sensations qui le parcourent. Pourtant, si le duo réussit à créer un chemin, celui-ci est plutôt psychologique. Entre le premier et le dernier plan, se trame une libération à la fois émotionnelle et identitaire (non pas dans le sens de la nationalité, de l'appartenance à un pays, mais dans le sens de comprendre qui elle est, de comprendre ce qui la motive). Le premier plan est un épuisement, dans un décor un peu chamboulé et avec une main qui saigne. Accompagné d'une voix-off, ce premier plan relate les préoccupations et émotions ambiguës traversant l'esprit de Rose. Et le récit s'éclate en plusieurs morceaux, plusieurs parties qui ne se succèdent pas mais se mélangent au montage. Parce qu'il faut brouiller les pistes de réflexions, comme c'est flou dans l'esprit de Rose. Jusque dans le dernier plan, rêveur et joyeux, symbolisant la liberté psychologique (et idéologique) enfin trouvée par la jeune femme.

C'est donc un récit souple que proposent Lawlor & Malloy, rendant compte du malaise intime qui parcourt leur protagoniste depuis tant d'années. Un malaise profondément ancré en elle, alors que les actes racontés sont très limités dans le temps. Le démantèlement des moments de vie de Rose qui comptent pour comprendre son parcours, sert à s'éloigner de la binarité bien / mal de son combat. Il n'est donc pas question d'adopter une position morale vis-à-vis du braquage, ou de l'IRA, ou de l'oppression britannique. Il s'agit avant tout de saisir les variations émotionnelles très humaines autour de tous ces actes. De rendre ce combat très personnel et intime, de le rendre plus sensible et moins sensationnel (les cinéastes choisissent de seulement évoquer le bal des débutantes où Rose est présentée à la famille royale, sans jamais la mettre en scène). Ce qui compte est de ne pas savoir grand chose de la jeune femme, pour que le fil rouge soit celui des émotions et des pulsions qui convergent malgré les temporalités, et jamais celui des événements qui s'enchaînent.

© Martin Maguire // Bankside Films

Dans la photographie assez opaque, âpre et quelque peu austère, Rose est mise en scène telle un spectre. D'abord le fantôme d'elle-même (à la recherche des contours de soi, qui expliqueraient sa colère, ses ressentiments, son malaise face au milieu dans lequel elle a grandit), mais aussi le fantôme d'une identité ayant volé en éclats / en morceaux (les irlandais s'étant coupés des britanniques, les irlandais du nord pris entre deux, etc) et le fantôme d'une jeunesse désespérée cherchant son futur (superbe séquence de Rose regardant le drame du Bloody Sunday à la télévision). Jusqu'à faire naître cette paranoïa, poussant la jeune femme et ses camarades de braquage à se retrancher dans un cottage. Ce sentiment grandit par la présence, même anodine, de toute personne que Rose ou ses camarades ne connaissent pas. La paranoïa fait d'elle un corps dont l'ancrage physique dans tout espace est impossible. Rose est en flottement permanent. D'où la justesse de cet éclatement de la chronologie au montage, renforçant l'idée qu'il s'agit de l'exploration d'une pulsion sous forme de puzzle.  Bien aidé par la performance épatante de Imogen Poots, un peu dans l'art du déguisement et du caméléon, en jouant quasiment trois rôles différents liés aux trois moments retranscrits.

Une mise en scène de spectre permettant à Lawlor & Malloy d'insérer des séquences hallucinatoires et d'autres de rêves ou cauchemars. Mais également d'approcher le(s) paysage(s) comme le principal antagoniste à Rose et ses camarades. Les plans fixes et larges d'un paysage calme et silencieux sont parfois accompagnés d'une musique inquiétante, et la moindre séquence de moment de vie anodin est une source de potentielle menace faisant renverser l'objectif personnel (prendre le thé avec un voisin, une balade dans une forêt, parcourir une longue route, sortir d'un château, la distance séparant une personne d'une barque, téléphoner dans un bar, etc). En somme, la jeune femme est coincée entre deux lieux : Londres où elle a tout appris et grandit (domaine familial, l'université), et l'Irlande dont elle a construit un attachement (les cibles des braquages, le cottage servant de cachette). Tout comme elle est, à moindre mesure, prise entre l'espace familial et le cercle militant. La résurgence permanente de ces lieux, qui dialoguent et se répondent entre eux dans l'éclatement du montage, confère à Baltimore d'agir comme un murmure intemporel de cette fracture féroce et très intime qui parcourt à la fois le Royaume-Uni et l'Irlande.


Teddy Devisme