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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective Chantal Akerman - Cycle 1 et 2


Rétrospective Chantal Akerman en seize films aux copies restaurées.

Cycle 1 (1974 - 1993) : Je, tu, il, elle (1974), News from Home (1977), Les Rendez-vous d'Anna (1978), Toute une nuit (1982), Letters Home (1986), Golden Eighties (1986), Histoires d'Amérique (1989) et D'Est (1993).

Cycle 2 (1996 - 2015) : Un divan à New York (1996), Sud (1999), La Captive (2000), De l'autre côté (2002), Demain on déménage (2004), Là-bas (2006), La Folie Almayer (2012) et No Home Movie (2015).

Distribution : Capricci Films



Difficile de ne pas admettre, sur un terme strictement cinéphile (parce que pour le reste oui, c'est absolument catastrophique), que l'on vit actuellement une époque assez formidable tant la culture cinématographique n'a jamais autant été aussi accessible pour quiconque s'en donne - ne serait-ce qu'un minimum - les moyens.
Et même si la distribution annuelle ne cesse de se densifier dans la gourmandise de sa proposition (trop peut-être, tant chaque découverte hebdomadaire est devenu un choix presque cornélien), plusieurs irréductibles gaulois de la distribution travaillent à renforcer cette accessibilité notamment dans les salles obscures, s'échinent à nous rappeler aux bons souvenirs d'un cinéma d'hier qui, dans sa majestuosité, influence le cinéma d'aujourd'hui et même celui demain.

À ce titre, on peut nommer, sans tomber dans le jeu de la citation facile (point de léchage de fessier/copinage de bas étage : on ne mange pas de ce pain là, et d'autres médias sont bien plus doué à cet exercice que nous ne le seront jamais), des distributeurs tels que Carlotta Films, Les Films du Camélia, Les Acacias où même Potemkine Films, Splendor Films et Capricci, dont l'effort abattu est proprement exceptionnel et se doit d'être célébré à sa juste valeur.

C'est d'ailleurs ces derniers, passé un été proprement exceptionnel côté ressorties (avec des rétrospectives assez folles, allant de Akira Kurosawa à Luchino Visconti, en passant par Ninón Sevilla où encore Marcel Pagnol), qui décident de rompre la mélancolie d'une rentrée pluvieuse avec un sacré morceau : une rétro Chantal Akerman en huit films, un petit peu moins d'un an et demi après avoir ramené en salles, dans une version toute pimpante, son monument Jeanne Dielman 23, Quai Du Commerce, 1080 Bruxelles.

Je, tu, il, elle - © CAPRICCI FILMS

Et force est d'avouer qu'il y a quelque chose d'assez intimidant (et d'autant plus pour l'auteur de ses mots pour qui la découverte de la quasi-totalité de ses œuvres est totale) à l'idée de plonger au cœur d'une filmographie aussi imposante, fruit des expérimentations extraordinaires d'une visionnaire qui l'était tout autant, une esthète radicale et révolutionnaire du septième art qui n'a eu de cesse de jouer, déjouer, remodeler avec audace son temps et son espace pour mieux le lier au réel, pour mieux tirer la substantifique moelle de ce qu'est vivre le cinéma, et fictionnaliser la réalité.
Une véritable cinéaste du mouvement, libre et sans entrave, que ce soit caméra au poing où dans sa propre existence, une artisane érudit de l'expression humaine soulignant l'intérêt et l'importance des plus infimes détails.



Cycle 1


Tout est presque établi dès son premier long-métrage (et première pièce de cette rétrospective, pour ne rien gâcher), Je, tu, il, elle, formidable réflexion en noir et blanc et scindé en trois actes bien distincts, sur la vulnérabilité aliénante et la quête désespérée de liens humains d'une femme énigmatique (Akerman elle-même) qui, passé un long exil volontaire et tout en paresse dans son propre appartement, entreprend un véritable voyage au cœur du monde, impulsif et charnel, où elle fera la rencontre de deux âmes, un chauffeur de camion (Niels Arestrup) dont elle ne partage pas la philosophie abstraite de l'amour, puis une ancienne amante (Claire Wauthion), dont le rapport intime et agité suit une dynamique des contraires, entre besoin et déni.

Où quand un minimalisme radical vient épouser une précision psychologique et émotionnelle qui l'est tout autant, la cinéaste jouant avec les notions d'espace et de temps cinématographiques pour mieux dialoguer avec elle-même, pour observer presque obsessionnellement son propre rapport à elle, aux hommes aux femmes, avec l'incertitude et la frustration qu’elle éprouve à son propre égard, face à sa propre expression fragile et brute d'elle-même.

Comme si le cinéma pouvait lui apporter des réponses sur elle-même, sur sa propre existence.
News From Home, son troisième long-métrage (qui faisait suite à Jeanne Dielman 23, Quai Du Commerce, 1080 Bruxelles), se fait lui moins radical mais peut-être encore plus minimaliste, méditation touchante sur le dépaysement et l'éloignement où elle retrouve une New York qu'elle avait habitée quelques années auparavant, pour concocter une sorte de canevas d'images qu'elle juxtapose avec la lecture des lettres que sa mère lui avait écrite à l'époque où elle avait quitté la maison familiale.
Des lettres au ton passif-agressif qu'elle lit avec détachement, comme si la tentative de culpabilisation de sa génitrice ne l'a touchait pas - où plus -, quand bien même elle reste fermement attaché à cette vie d'hier, accentuant la sensation qu'elle est déconnecté de tout, qu'elle erre entre deux mondes, entre cette Belgique familière, racines avec lesquelles elle va renouer, et une Grosse Pomme dont elle sublime la beauté urbaine in fine tout aussi solitaire qu'elle peut l'être, symbole d'un exil à la fois essentiel et manqué.

Les Rendez-vous d'Anna - © Paradise Films/Janus Films

Chapeauté un an plus tard, Les Rendez-vous d'Anna se fait une extension de Je, tu, il, elle, dont il reprend le même ton semi-autobiographique ainsi que la même structure : une série de rencontres entreprise par cinéaste à succès (formidable Aurore Clement), véritable toile vierge pour Akerman qui la caractérise à travers chaque figure qu'elle va croiser (des visages familliers comme étrangers) et sa manière d'interagir avec elles, elle dont le malaise profond, son sentiment d'isolement et d'incompréhension, n'a d'égal son détachement émotionnel et physique du monde.

Son voyage introspectif dans une Europe hantée par ses propres erreurs et ses espoirs déchus, au gré de rencontres faites dans une succession d'espaces liminaires - propre au désir d'ailleurs de chacun -, ne fait que pointer l'idée que tout le vieux continent est coincé dans l'instant présent, immobile, engoncé dans un rêve chimérique de liberté que même un mouvement constant (ses allers et retours incessants un peu partout sur le globe) ne peut rompre.
L'héroïne d'Akerman n'est d'ailleurs à l'aise que dans les espaces transitoires qui sont, paradoxalement, ce qui l'empêche de se connecter au monde, et ne fait que renforcer sa solitude et son isolement sauvage : elle est nulle part et désespérée, même auprès des autres.

Profondément avant-gardiste, Toute une nuit peut lui se voir comme une expérimentation fragmentée sur la passion amoureuse, sur les relations de couple nourrit par les amours conflictuels et la solitude existentielle, capturée auprès de personnages se laissant plus où moins emporter par l’excès de leurs sentiments, au coeur d'une nuit d'été orageuse.
Une proposition follement romantique et sensible, introspective et sensuelle, extrêmement émotive mais jamais à l'excès, vissée sur l'intention de retranscrire le plus authentiquement notre moi intérieur, tiraillé entre un désir de rationalité et une envie sincère de se laisser aller à nos passions éphémères, libres et dénuées de jugement moral.

Poétique et vibrant, à l'image du téléfilm Letters Home, captation vidéo du spectacle monté par Françoise Merle, basée sur les correspondances de Sylvia Plath avec sa mère, symboles la vie tortueuse et psychologiquement complexe de la regrettée poétesse et écrivaine américaine et sa relation amour-haine avec sa matriarche inquiète, incarnées avec une intimité troublante par Delphine Seyrig et sa nièce, Coralie.
Une œuvre qui, évidemment, se fait écho News From Home (tout est dans le titre, après tout) dans ce rapport mère-fille épistolaire, dont les monologues entrelacés, véritable symphonie de mots et de maux, sont emprunt d'une vraie poésie lyrique.
Plus étonnant est encore Golden Eighties, comédie musicale satirique venant tromper le romantisme pétillant à la Demy par un ton résolument anti-romantique, où les ravages du déclin économique (et humain) et les querelles d'amoureux sont capturés aux abords de deux boutiques qui se font face, un magasin de vêtements et un salon de coiffure.

Golden Eighties - © Fondation Chantal Akerman

Petite étoile brillante au cœur d'une filmographie plutôt intense et grave, qui ne renie pourtant jamais la personnalité de son auteur, qui trouve ici une manière optimiste de traiter autant de la beauté que de la dureté de la vie, la gaieté et l'énergie furieusement contagieuses des chansons venant continuellement contrebalancer la tristesse des situations, le deuil d'un amour qui n'a plus véritablement de raison, de sens, d'incarnation, symbole du vide de plus en plus grandissant dans chacune de nos âmes; la naissance d'un néolibéralisme vampirique et écrasant.
Point de chants et de couleurs pop avec Histoires D'Amérique, qui en garde une certaine légèreté/causticité tout en capturant la tragédie des témoignages d'une poignée de juifs aux existences brutalisées - plus où moins directement - par les affres de la guerre.

Une oeuvre assez désespérée mais très Akermanienne (et pas uniquement dans son cadre new-yorkais brumeux), dans le sens où même les saillies absurdes ne viennent jamais tromper la profonde solitude de ses hommes et de ses femmes, dont le pouvoir communautaire est pourtant sensiblement exacerbé.
Ultime opus de cette formidable rétrospective, D'Est, en est assurément l'une des plus radicales, film hybride et expérimental entre le documentaire et la fiction, sans la moindre narration où presque, où la cinéaste traverse l'Europe de l'Est (de l'Allemagne à Moscou) pour mieux documenter la vie là-bas après l'effondrement du bloc soviétique.
Un regard captivant sur des terres en ruines, statiques, fragilisées par l'attente et l'incertitude, entre le spectre d'un ancien monde durement enterré et un nouveau dont les effets sont encore fantomatiques; un entre-deux désertique et dans lequel Akerman s'est toujours senti chez elle.

Le journal de bord existentiel et lyrique d'une globe-trotteuse du septième art, inquiète face à l'immobilité d'un monde qui n'avance pas et ne retient jamais les leçons de ses erreurs, qui fixe sa caméra librement où elle le sent, filme ce qui se présente à elle, sublime la singularité, embrasse objectivement la vie avec distance, médite sur son silence et sa solitude.




Cycle 2


Pourquoi s'embêter à faire deux articles, alors que l'on peut tout lier dans un seul et même pavé et, par la même occasion, t'offrir un peu plus de lecture ?
Ne nous remercie pas, d'autant que ça nous évite de jouer la carte de la redite (on appelle ça gagnant : gagnant, pas vrai ?).
Place donc au second cycle de cette imposante rétrospective, tout aussi chargé finalement que le précédent, regrouoant les longs-métrages composant la seconde moitié de la carrière de l'inégalable cinéaste belge : Un divan à New York (1996), Sud (1999), La Captive (2000), De l'autre côté (2002), Demain on déménage (2004), Là-bas (2006), La Folie Almayer (2012) et No Home Movie (2015).

Il y avait plus improbable comme idée que de voir Chantal Akerman s'attaquer à la sacro-sainte comédie romantique à l’américaine, à une époque même où elle était à son zénith, pour lui offrir une sorte de mise à jour à la fois délicate et inspirée.
Sous ses contours plutôt familiers, Un divan à New York s'échine néanmoins pas tant à compter l'amour liant la délicate union entre une parisienne pétillante (Juliette Binoche) et un psychiatre new-yorkais lessivé (William Hurt), qu'à triturer les mystères même de l'attraction sentimentale.
Tout démarre d'un gimmick plutôt commun (un échange d'appartements entre deux âmes, diamétralement opposées et à l'image de leurs lieux de vie, en vacances), pour voguer vers une légère singularité qui fait toute la différence : une romance qui se noue par la découverte des existences et des personnalités, avant la découverte du corps, une auscultation de leur propre incomplétude pour mieux, finalement, en incarner la clé par la force imprévisible de la destinée.


Un divan à New York - Copyright PolyGram Film Distribution

Merveilleusement réfléchi tout autant qu'il est d'une ironie subtile, le film se fait un petit bout de cinéma follement attachant mais aussi et surtout follement romantique, un peu trop oublié lorsque l'on se penche sur les meilleurs essais d'une comédie romantique US in fine plus riche qu'elle n'en a l'air.
Sud lui, se fait évidemment bien plus glacial mais pas moins renversant, documentaire qui plonge au plus près de l'effroyable haine raciale qui gangrène l'Amérique rurale - plus directement Jasper, au Texas -, et des crimes abominables commis en toute décontraction par les suprémacistes blancs sur la communauté afro-amércaine, ici incarné par le calvaire atroce subit James Byrd Jr., torturé et tué à petit feu (il a été traîné sur plusieurs kilomètres, attaché à une camionnette, avant d'être laissé sans vie devant un cimetière), par trois hommes.

Méditation frontale sur une haine raciale persistante et presque ancestrale, dont Akerman scrute autant les racines (à travers les fantômes du passé, qui n'ont eu de cesse de hanter leur terre) que l'absurdité dangereuse de ceux qui croit en elle et véhicule sa doctrine inhumaine, ancré l'horreur noire d'un fait divers douloureusement commun, dans le paysage verdoyant d'un Texas dont l'apparente tranquillité est douloureusement trompeuse.
Peut-être le plus beau et puissant documentaire de la cinéaste, qui revenait à la fiction quasiment un an plus tard avec La Captive, librement inspiré du roman La Prisonnière de Marcel Proust, étude profonde et à l'épure presque Bressonnienne, de l'idéalisation sentimentale et sexuelle autant que de la jalousie confuse qui peut émaner d'une passion amoureuse étouffante, possessive et obsessionnelle.

Pas si éloigné du Hitchcock de Sueurs Froides, quand bien même la cinéaste dissipe très vite toute idée de mystère brumeux pour dramatiser sa quête frénétique et angoissée des vérités insondables et complexes de la nature du désir, le film se fait surtout un habile et tortueux songe grâce à l'élégance folle de la somptueuse photographie de l'immense Sabine Lancelin (habituée à embellir les poèmes cinématographiques de la précieuse filmographie de Manoel de Oliveira).
Retour à l'Amérique et à ses travers avec De l'autre côté, dont le sujet est une nouvelle fois d'une actualité assez folle : la question de l'immigration et du passage, aussi illégal que dangereux, de la frontière entre le Mexique et les USA.
Sa caméra empathique s'attache à donner la parole à celles et ceux - où à leurs proches -, tellement désespérés à l'idée de traverser cette frontière, cette promesse d'un edolrado véhiculé par le chimérique american dream qui viendrait rompre leur précarité/misère incroyable, qu'ils sont prêts à prendre des risques insensés, au coeur des zones rurales désertiques et inhospitalières de l’Arizona.

Offrant une voix suffisamment distancée aux invisibles, à ses hommes et ses femmes finalement exploités des deux côtés du mur (et même au milieu de celui-ci, avec ses passeurs payés qui n'hésitent pas à laisser mourir des milliers de personnes dans le désert), autant qu'elle plante sa caméra sur ce spectacle macabre, Akerman signe un documentaire fort, à la lisière du thriller d'investigation épuré et sensible, même si elle semble rester parfois un peu trop en surface des choses.
Plus oubliable se fait Demain on déménage, comédie dramatico-familiale décalée pour laquelle elle retrouve deux de ses comédiennes fétiches - Sylvie Testud et Aurore Clement -, qui marque une tentative un peu bancale de la cinéaste à voguer vers un vaudeville dont les saillies burlesques ne prennent jamais réellement, vissée que l'histoire est sur une célibataire/écrivaine de romans érotiques, victime du syndrome de la page blanche alors que sa mère, fraîchement veuve, vient emménager auprès d'elle.


La Captive - Copyright StudioCanal

Trop intellectualiser pour le bien d'un burlesque qui ne demandait qu'à embrasser plus franchement ses contours absurdes, le film aborde néanmoins avec justesse les questions de déracinement et de créativité (notamment le besoin d'isolement pour créer), à travers les aléas de cette romancière qui n'a aucune idée de ce qui est réellement érotique, mais qui essaie neanmoins, désespérément, de le trouver dans tout.
Plus intime est Là-bas, où Akerman nous rejoue presque le jazz mélancolique de News From Home, son troisième long-métrage, elle qui, quasiment tout du long recluse dans un appartement à Tel Aviv, fait face à sa propre dépression avec pour seul compagnon une caméra qui se fait spectateur, à l'œil à la fois inquisiteur et apaisant.
Douloureux et claustrophobique, cru et confidentiel dans son exploration de l'éloignement de soi et des autres, le documentaire sonde la tristesse brute et insondable d'une âme qui ne supporte plus le monde extérieur, et qui tente de trouver du réconfort où elle le peut.

Le yo-yo entre fiction et documentaire s'active une ultime fois au coeur de sa filmographie avec dans un premier temps La Folie Almayer, adaptation du roman éponyme de Joseph Conrad - La folie Almayer : histoire d’une rivière d’Orient - qu'elle transpose au cœur de la Malaisie des années 50, fresque ambitieuse et (très) personnelle au coeur même de la folie sous fond de fin du colonialisme, d'ambition démesurée, de choc identitaire et d'aliénation, dont le rythme lent et assuré épouse à merveille la la chaleur étouffante de son cadre tropical, déjà habitué aux envolées tout aussi méditatives de Lav Diaz, Apichatpong Weerasethakul où même Tsai Ming-liang.
La rétrospective se clôture avec son dernier effort, No Home movie, qui boucle la boucle d'une manière absolument bouleversante, en tant que portrait émouvant de la relation entre la cinéaste et sa mère, survivante d'Auschwitz, dans les mois précédant son décès, où la cinéaste par la force du septième art, préserve sa mère d'une seconde disparition - spirituelle cette fois.

Le point final d'une rétrospective essentielle, sur une cinéaste dont on ne célébrera jamais assez le talent, la puissance et l'importance.


Jonathan Chevrier



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