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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective Chantal Akerman - Cycle 1


Rétrospective Chantal Akerman en huit films aux copies restaurées.

Cycle 1 (1974 - 1993) : Je, tu, il, elle (1974), News from Home (1977), Les Rendez-vous d'Anna (1978), Toute une nuit (1982), Letters Home (1986), Golden Eighties (1986), Histoires d'Amérique (1989) et D'Est (1993).

Distribution : Capricci Films



Difficile de ne pas admettre, sur un terme strictement cinéphile (parce que pour le reste oui, c'est absolument catastrophique), que l'on vit actuellement une époque assez formidable tant la culture cinématographique n'a jamais autant été aussi accessible pour quiconque s'en donne - ne serait-ce qu'un minimum - les moyens.
Et même si la distribution annuelle ne cesse de se densifier dans la gourmandise de sa proposition (trop peut-être, tant chaque découverte hebdomadaire est devenu un choix presque cornélien), plusieurs irréductibles gaulois de la distribution travaillent à renforcer cette accessibilité notamment dans les salles obscures, s'échinent à nous rappeler aux bons souvenirs d'un cinéma d'hier qui, dans sa majestuosité, influence le cinéma d'aujourd'hui et même celui demain.

À ce titre, on peut nommer, sans tomber dans le jeu de la citation facile (point de léchage de fessier/copinage de bas étage : on ne mange pas de ce pain là, et d'autres médias sont bien plus doué à cet exercice que nous ne le seront jamais), des distributeurs tels que Carlotta Films, Les Films du Camélia, Les Acacias où même Potemkine Films, Splendor Films et Capricci, dont l'effort abattu est proprement exceptionnel et se doit d'être célébré à sa juste valeur.
C'est d'ailleurs ces derniers, passé un été proprement exceptionnel côté ressorties (avec des rétrospectives assez folles, allant de Akira Kurosawa à Luchino Visconti, en passant par Ninón Sevilla où encore Marcel Pagnol), qui décident de rompre la mélancolie d'une rentrée pluvieuse avec un sacré morceau : une rétro Chantal Akerman en huit films, un petit peu moins d'un an et demi après avoir ramené en salles, dans une version toute pimpante, son monument Jeanne Dielman 23, Quai Du Commerce, 1080 Bruxelles.

Je, tu, il, elle - © CAPRICCI FILMS

Et force est d'avouer qu'il y a quelque chose d'assez intimidant (et d'autant plus pour l'auteur de ses mots pour qui la découverte de la quasi-totalité de ses œuvres est totale) à l'idée de plonger au cœur d'une filmographie aussi imposante, fruit des expérimentations extraordinaires d'une visionnaire qui l'était tout autant, une esthète radicale et révolutionnaire du septième art qui n'a eu de cesse de jouer, déjouer, remodeler avec audace son temps et son espace pour mieux le lier au réel, pour mieux tirer la substantifique moelle de ce qu'est vivre le cinéma, et fictionnaliser la réalité.
Une véritable cinéaste du mouvement, libre et sans entrave, que ce soit caméra au poing où dans sa propre existence, une artisane érudit de l'expression humaine soulignant l'intérêt et l'importance des plus infimes détails.

Tout est presque établi dès son premier long-métrage (et première pièce de cette rétrospective, pour ne rien gâcher), Je, tu, il, elle, formidable réflexion en noir et blanc et scindé en trois actes bien distincts, sur la vulnérabilité aliénante et la quête désespérée de liens humains d'une femme énigmatique (Akerman elle-même) qui, passé un long exil volontaire et tout en paresse dans son propre appartement, entreprend un véritable voyage au cœur du monde, impulsif et charnel, où elle fera la rencontre de deux âmes, un chauffeur de camion (Niels Arestrup) dont elle ne partage pas la philosophie abstraite de l'amour, puis une ancienne amante (Claire Wauthion), dont le rapport intime et agité suit une dynamique des contraires, entre besoin et déni.
Où quand un minimalisme radical vient épouser une précision psychologique et émotionnelle qui l'est tout autant, la cinéaste jouant avec les notions d'espace et de temps cinématographiques pour mieux dialoguer avec elle-même, pour observer presque obsessionnellement son propre rapport à elle, aux hommes aux femmes, avec l'incertitude et la frustration qu’elle éprouve à son propre égard, face à sa propre expression fragile et brute d'elle-même.

Comme si le cinéma pouvait lui apporter des réponses sur elle-même, sur sa propre existence.
News From Home, son troisième long-métrage (qui faisait suite à Jeanne Dielman 23, Quai Du Commerce, 1080 Bruxelles), se fait lui moins radical mais peut-être encore plus minimaliste, méditation touchante sur le dépaysement et l'éloignement où elle retrouve une New York qu'elle avait habitée quelques années auparavant, pour concocter une sorte de canevas d'images qu'elle juxtapose avec la lecture des lettres que sa mère lui avait écrite à l'époque où elle avait quitté la maison familiale.
Des lettres au ton passif-agressif qu'elle lit avec détachement, comme si la tentative de culpabilisation de sa génitrice ne l'a touchait pas - où plus -, quand bien même elle reste fermement attaché à cette vie d'hier, accentuant la sensation qu'elle est déconnecté de tout, qu'elle erre entre deux mondes, entre cette Belgique familière, racines avec lesquelles elle va renouer, et une Grosse Pomme dont elle sublime la beauté urbaine in fine tout aussi solitaire qu'elle peut l'être, symbole d'un exil à la fois essentiel et manqué.

Les Rendez-vous d'Anna - © Paradise Films/Janus Films

Chapeauté un an plus tard, Les Rendez-vous d'Anna se fait une extension de Je, tu, il, elle, dont il reprend le même ton semi-autobiographique ainsi que la même structure : une série de rencontres entreprise par cinéaste à succès (formidable Aurore Clement), véritable toile vierge pour Akerman qui la caractérise à travers chaque figure qu'elle va croiser (des visages familliers comme étrangers) et sa manière d'interagir avec elles, elle dont le malaise profond, son sentiment d'isolement et d'incompréhension, n'a d'égal son détachement émotionnel et physique du monde.
Son voyage introspectif dans une Europe hantée par ses propres erreurs, au gré de rencontres faites dans une succession d'espaces liminaires - propre au désir d'ailleurs de chacun -, ne fait que pointer l'idée que tout le vieux continent est coincé dans l'instant présent, dans un rêve chimérique de liberté que même un mouvement constant (ses allers et retours incessants un peu partout sur le globe) ne peut rompre.

L'héroïne d'Akerman n'est à l'aise que dans les espaces transitoires qui sont, paradoxalement, ce qui l'empêche de se connecter au monde, et ne fait que renforcer sa solitude et son isolement sauvage : elle est nulle part, même auprès des autres.
Profondément avant-gardiste, Toute une nuit peut se voir comme une expérimentation fragmentée sur la passion amoureuse, sur les relations de couple nourrit par les amours conflictuels et la solitude existentielle, capturée auprès de personnages se laissant plus où moins emporter par l’excès de leurs sentiments, au coeur d'une nuit d'été orageuse.
Une proposition follement romantique et sensible, introspective et sensuelle, extrêmement émotive mais jamais à l'excès, vissée sur l'intention de retranscrire le plus authentiquement notre moi intérieur, tiraillé entre un désir de rationalité et une envie sincère de se laisser aller à nos passions éphémères, libres et dénuées de jugement moral.

Poétique et vibrant, à l'image du téléfilm Letters Home, captation vidéo du spectacle monté par Françoise Merle, basée sur les correspondances de Sylvia Plath avec sa mère, symboles la vie tortueuse et psychologiquement complexe de la regrettée poétesse et écrivaine américaine et sa relation amour-haine avec sa matriarche inquiète, incarnées avec une intimité troublante par Delphine Seyrig et sa nièce, Coralie.
Une œuvre qui, évidemment, se fait écho News From Home (tout est dans le titre, après tout) dans ce rapport mère-fille épistolaire, dont les monologues entrelacés, véritable symphonie de mots et de maux, sont emprunt d'une vraie poésie lyrique.
Plus étonnant est encore Golden Eighties, comédie musicale satirique venant tromper le romantisme pétillant à la Demy par un ton résolument anti-romantique, où les ravages du déclin économique (et humain) et les querelles d'amoureux sont capturés aux abords de deux boutiques qui se font face, un magasin de vêtements et un salon de coiffure.

Golden Eighties - © Fondation Chantal Akerman

Petite étoile brillante au cœur d'une filmographie plutôt intense et grave, qui ne renie pourtant jamais la personnalité de son auteur, qui trouve ici une manière optimiste de traiter autant de la beauté que de la dureté de la vie, la gaieté et l'énergie furieusement contagieuses des chansons venant continuellement contrebalancer la tristesse des situations, le deuil d'un amour qui n'a plus véritablement de raison, de sens, d'incarnation, symbole du vide de plus en plus grandissant dans chacune de nos âmes; la naissance d'un néolibéralisme vampirique et écrasant.
Point de chants et de couleurs pop avec Histoires D'Amérique, qui en garde une certaine légèreté/causticité tout en capturant la tragédie des témoignages d'une poignée de juifs aux existences brutalisées - plus où moins directement - par les affres de la guerre.

Une oeuvre assez désespérée mais très Akermanienne (et pas uniquement dans son cadre new-yorkais brumeux), dans le sens où même les saillies absurdes ne viennent jamais tromper la profonde solitude de ses hommes et de ses femmes, dont le pouvoir communautaire est pourtant sensiblement exacerbé.
Ultime opus de cette formidable rétrospective, D'Est, en est assurément l'une des plus radicales, film hybride et expérimental entre le documentaire et la fiction, sans la moindre narration où presque, où la cinéaste traverse l'Europe de l'Est (de l'Allemagne à Moscou) pour mieux documenter la vie là-bas après l'effondrement du bloc soviétique.
Un regard captivant sur des terres en ruines, statiques, fragilisées par l'attente et l'incertitude, entre le spectre d'un ancien monde durement enterré et un nouveau dont les effets sont encore fantomatiques; un entre-deux désertique et dans lequel Akerman s'est toujours senti chez elle.

Le journal de bord existentiel et lyrique d'une globe-trotteuse du septième art, inquiète face à l'immobilité d'un monde qui n'avance pas et ne retient jamais les leçons de ses erreurs, qui fixe sa caméra librement où elle le sent, filme ce qui se présente à elle, sublime la singularité, embrasse objectivement la vie avec distance, médite sur son silence et sa solitude.
Le point final d'une rétrospective essentielle, sur une cinéaste dont on ne célébrera jamais assez le talent, la puissance et l'importance.


Jonathan Chevrier





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