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[CRITIQUE] : État Limite


Réalisateur : Nicolas Peduzzi
Avec : -
Distributeur : Les Alchimistes
Budget :
Genre : Documentaire.
Nationalité : Français.
Durée : 1h42min.

Synopsis :
Hôpital Beaujon, Clichy. Au mépris des impératifs de rendement et du manque de moyens qui rongent l’hôpital public, Jamal Abdel Kader, seul psychiatre de l’établissement, s’efforce de rendre à ses patients l’humanité qu’on leur refuse. Mais comment bien soigner dans une institution malade ?


Critique :


C’est comme si les films de Sébastien Lifshitz (Madame Hofmann) et de Nicolas Philibert (Averroès et Rosa Parks) avaient fait un enfant. Le nouveau documentaire de Nicolas Peduzzi, État Limite, pose sa caméra à l’hôpital Beaujon, dans le 92. Laissant derrière lui la ville de Houston, lieu de ses deux précédents films, le cinéaste hante l’hôpital pour en dévoiler les parts d’ombres.

Copyright Les Alchimistes

L’hôpital public est en crise depuis plusieurs années, ce n’est plus un secret. Nous ne sommes alors pas surpris d’apprendre, quelques secondes après le début du film, qu'il n’existe qu’un seul psychiatre pour tout l’établissement. Aux urgences, un patient attend depuis plus de cinq heures que le Dr Jamel Abdel-Kader puisse venir le voir. Il s’est peut-être fait attendre, mais le voici, marchant dans les couloirs, partout à la fois. Cette attente fait office de préambule et préfigure la tension qui hantera tout le documentaire. Que ce soit les aides-soignants, les infirmiers, les patients, les médecins, une fatigue latente plane et entretient un mal-être. Le symbole marche/arrêt tatoué sur le cou d’un des aides-soignants souligne la métaphore de ce mal-être. Travaillant en sous-effectif constant, le personnel se transforme en robot, malléable à souhait.

Le psychiatre semble déjouer la morosité ambiante. Son empathie arrête le temps, car pour lui, prendre le temps de discuter avec ses patients, avec la famille et les proches de ses patients, est primordial. Si le rythme est toujours effréné, composé d’aller-retour dans les couloirs, des photos prises en noir et blanc brisent le rythme, comme des moments suspendus où l’on peut ressentir la mélancolie du lieu. Nous comprenons pourquoi Nicolas Peduzzi, dont la filmographie est composée de personnalité forte et attachante, a choisi le Dr Abdel-Kader en personnage principal de ce quasi huis-clos étouffant. Le réalisateur marche à l’énergie et à la profondeur. À mesure que la caméra suit les pas du psychiatre, jusqu’à en devenir son ombre, elle nous révèle un homme complexe. Ambitieux d’exercer son métier comme il l’entend et pourquoi pas, de le transcender. Mais il est aussi sensible aux demandes de ses patients, afin de les aider au mieux. Le docteur n’a pas peur de dévoiler son orgueil et ses failles. État Limite ne se contente que de quelques lieux dans l’hôpital, pourtant la caméra portée transforme l’hôpital en labyrinthe. Cube de béton vu de l’extérieur, manoir hanté à l’intérieur, l’hôpital Beaujon devient plus qu’un hôpital, il est un lieu de vie et de souffrance. Le cinéaste est d’ailleurs conscient de cette différence de point de vue. Il sait faire preuve de pudeur devant les patients les plus nerveux, les filmant de loin ou en hors-champ.

Copyright Les Alchimistes

Nicolas Peduzzi choisit de quadriller l’espace de l’hôpital. Les chambres sont le territoire des patients et on sent que le caméra rentre uniquement s’ils le lui autorisent. Les couloirs sont le territoire du personnel, fatigué, mais toujours présent. L’extérieur est filmé quand il y a besoin d’une pause bien méritée, le temps de souffler un coup, expulser ses angoisses pour mieux repartir. Une salle de réunion devient même scène de théâtre pour quelques patients, rejouant Molière ou Shakespeare. Tout en longueur et en carré, l’hôpital semble vouloir avaler tous ceux et celles qui y entrent. Est-ce si étonnant de voir le corps médical malade dans ce lieu immense et morbide ? Jouant de l’espace infini des couloirs ou des escaliers que le personnel soignant monte ou descend, jour après jour, État Limite porte bien son nom. Où est cette limite ? Malgré toute l’abnégation que l’on voit à l’écran, malgré l’empathie et la douceur face à la détresse, la caméra capte aussi une colère légitime et surtout un épuisement général. La limite, politique et sociale, a déjà été dépassée et l’hôpital en paie aujourd’hui les pots cassés.


Laura Enjolvy