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[ENTRETIEN] : Entretien avec Veerle Baetens (Débâcle)

© Thomas Sweertvaegher // © Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Nous avons rencontré Veerle Baetens lors d’une matinée ensoleillée à l’ambassade de Belgique à Paris. Installées dans un immense salon, où nos voix se réverbéraient, nous aurions pu l’écouter des heures parler de la responsabilité qu’elle ressent face à ses actrices et acteurs, alors que son premier long métrage, Débâcle, parle de traumatismes.


Beaucoup de cinéastes tournent avec des enfants, ils montent leur film, et on se revoit à l'avant-première, ou pour la promo, et après, ciao ! Faites vos vies !

Quand je suis sortie de ma projection, la première chose que je me suis dite, c’est que vous n’aviez pas choisi la facilité. Ce premier film, vous l’avez vu comme un challenge ? Qu’est-ce qui vous a motivé dans ce projet ?

C'était une demande. J'ai reçu le livre dans un papier cadeau, avec un post-it qui disait, “est-ce que tu veux en faire un film ?” J'avais envie de réaliser depuis longtemps, ça ne venait pas de nulle part. Et j'ai lu le livre. Et j'ai directement dit oui, parce que ça me touchait. Parce que je ne peux pas expliquer pourquoi, mais je me suis dit, “wow, je peux réaliser un film que j’ai vraiment envie de faire”. Mais je suis un peu trop courageuse, parfois. Je parle et je réfléchis après ! Ça partait d’un désir fort qu’il a fallu garder pendant un long processus d’écriture et de préparation. Il a fallu trouver le bon ton, trouver comment on pouvait garder le squelette du magnifique livre de Lize Spit et combiner tous les thèmes que j’avais envie d’aborder. Ça m'a frustrée beaucoup de fois. Mais je crois que ce temps était nécessaire et que le résultat est le fruit de ce travail de longue haleine.

Vous avez donc coécrit le scénario avec Maarten Loix, est-ce que c'était un désir d’écriture en même temps qu’un désir de réalisation ?

Oui, parce que même si c'est une adaptation, même si c'était une demande indirecte, je voulais que ça soit un film d'auteur, je voulais parler de choses qui me touchent personnellement. Je ne voudrais pas faire un vrai film de commande où le scénario est écrit par quelqu'un d'autre, sans que j’y sois mêlée d'une façon ou d’une autre.

Et qu’est-ce qui a motivé cette envie de réaliser ?

En fait, elle était là depuis le départ, mais ça m'a pris du temps de le réaliser. Quand j'avais 18 ans, je devais décider de ce que j'allais étudier. Je voulais faire le RITCS [Royal Institute for Theatre, Cinema and Sound, ndlr], à Bruxelles, c'est une école de cinéma pour la réalisation et la technique. J’avais été aux Portes Ouvertes. En même temps, j'avais passé un examen d'entrée pour le Conservatoire et j'avais été acceptée. Je me suis dit “bon, j'ai déjà passé une étape vers le théâtre, je vais partir sur ce chemin-là”. Mais, dès le départ, j'avais envie de créer, et même dans mon éducation de comédienne “musicale” – parce que j'étais dans la comédie musicale, où c'est quand même très technique et très imposé – je... I’ve blossomed, je me suis épanouie ! J’étais si heureuse quand on nous donnait des projets de création. Par la suite, j’ai co-écrit une série en 2015-2016 [Tabula Rasa, inédite en France, ndlr]. C’était une suite logique. Entre temps, j’avais aussi réaliser des petits clips avec des copains réals pour mon groupe de musique Dallas. J'adorais ça. On peut dire que j’avais ce désir en moi depuis longtemps.

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film


Vos deux actrices qui interprètent Eva, une adulte, l’autre adolescente, sont saisissantes. Comment les avez-vous trouvées ? Comment avez-vous géré cette double narration avec deux actrices différentes ?

Je voulais d'abord choisir les enfants, parce que je pense qu'il est plus difficile de trouver un enfant qui joue bien. Surtout que, comme vous vous dites, une adulte allait aussi jouer ce rôle. Il fallait qu’on ressente le lien entre elles. On a fait plein d'auditions avec mon équipe, des auditions un peu anormales qui nous prenaient des journées entières, comme des workshops. On accompagnait ces enfants à s’imprégner du rôle et plus les jours passaient, plus le nombre d’enfants rétrécissait. Pour finalement finir sur Rosa. Elle a été la première à être choisie. On a casté les autres enfants à partir d’elle. C’est même à partir de son visage que nous avons choisi Charlotte De Bruyne pour jouer Eva adulte, elle nous a sauté aux yeux directement pour leur ressemblance. Je les ai filmé toutes deux ensemble et ça a été une évidence. J’ai choisi de filmer d’abord toutes les séquences de flash-back, et j’ai envoyé les rush à Charlotte pour qu’elle puisse s’approprier le rôle avec en tête son image du passé, voir son énergie, imiter le langage corporel de Rosa. Je ne pouvais pas imaginer tourner autrement que chronologiquement.

Rosa Marchant et Charlotte De Bruyne ont eu des scènes très dures à jouer, surtout Rosa qui interprète une adolescente de 13 ans et qui en avait 16 au moment du tournage. Comment les avez-vous préparées pour ces séquences ? Et surtout, comment on les gère en tant que réalisatrice ?

C'est une bonne question, et très actuelle aussi n’est-ce pas ? On considérait les enfants acteurs comme des adultes avant, avec tous les abus qui allaient avec. Ma principale préoccupation était de ne pas leur créer de traumatismes en réalisant un film sur les traumatismes de l’enfance. Ce serait trop cocasse, pour parler légèrement. Je suis aussi actrice, j’ai eu à tourner des scènes dures à gérer d’un niveau psychologique, et ce qui m’a toujours frappée c’est le manque de suivi après-coup. Une scène peut nous laisser terriblement vulnérable, même bien après le tournage et qu’importe la bienveillance sur le plateau. Ce sont des questions qu'on doit se poser maintenant. Parce que je connais cette envie de tout donner pour le film, de tout donner pour le réalisateur. Ou la réalisatrice. Malheureusement encore, c’est surtout un réalisateur.

Je voulais que ça se passe le mieux possible et je me suis dit que je devais accompagner jusqu’au bout mes actrices et acteurs, pas seulement au moment du tournage. J’ai fait en sorte qu’une relation de confiance s’installe entre eux, moi et l’équipe, mais aussi entre eux, les adolescents. Ça allait servir pour leur jeu, évidemment mais c’était aussi pour qu’ils se sentent bien tout court. Il y avait une psychologue attachée au projet dès les dernières phases du casting. Elle pouvait déjà voir un peu quelles étaient les fragilités de chacun et connaître leur besoin. Je trouve important de connaître les limites des personnes avec qui tu travailles, surtout quand tu es à un poste de pouvoir. C’est encore plus vrai pour des mineurs. Ce mépris pour les limites individuelles m’insupportent. C’est une vision totalement perverse du métier. Avoir cette psychologue sur le plateau, c’était aussi leur donner un outil d’accès aux émotions de leur personnage d’une manière plus saine je pense. Elle était présente pour la scène clé, elle était sur le plateau. Elle était là pour prendre soin d’eux. Et le soin, ce n’est pas seulement les consoler après la scène. C'est de les faire sortir de l'espace de jeu du film, et de leur donner l’autorisation d’être de nouveau des enfants, de jouer dans la réalité à des jeux drôles. C’est l’occasion d’oublier les images et ce vécu corporel que tu viens de vivre, et de le remplacer par un vécu corporel joyeux. J’ai choisi de tourner les scènes les plus dures vers la fin du tournage, quand la complicité était déjà bien installée. Ça va paraître absurde dit comme ça, mais ces trois derniers jours de tournage étaient les plus drôles, parce que la contradiction était trop forte entre les scènes à jouer et le retour à la réalité. Et on a fêté la fin du tournage chez moi, avec toute l’équipe. On s’étaient déguisés en mafieux, ça nous a permis de décompresser.

Pardon, je bois un peu vos paroles parce que ce questionnement, qu’on peut presque qualifier de responsabilité psychologique, me paraît complètement inédit !

Alors que ça me semble si essentiel de se poser ces questions quand on réalise, surtout quand on travaille avec des mineurs sur un film sur les violences sexuelles ! L’après m’importe aussi. L’après-tournage je veux dire. Beaucoup de cinéastes tournent avec des enfants, ils montent leur film, et on se revoit à l'avant-première, ou pour la promo, et après, ciao ! Faites vos vies ! Alors que non, tu as pris une place très importante dans leur évolution, il faut les suivre. Il faut être là, simplement. Alors tu n’es pas responsable de leur vie après le film. Je ne parle pas de contrôle quand je dis responsabilité, mais bien de présence. Et je me rends compte que je ne parle que du tournage des flash-back depuis tout à l’heure ! Pour Charlotte, c’était différent évidemment. C’est une actrice qui joue depuis longtemps, mais là aussi, j’étais la maman. La mère poule. J’ai bien aimé votre question parce qu’elle met Charlotte et Rosa au même niveau dans ce qu’elles ont dû jouer en termes de violence. Parce que c’était dur et physique pour elle aussi. C’est une comédienne qui se lance, qui se jette, qui se donne. Elle pourrait être en danger si le réal ne prend pas soin de ça.

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Je comprends mieux l’approche de votre mise en scène, que j’ai trouvé à la fois très frontale mais aussi bienveillante. J’avais presque l’impression que l’Eva adulte n’avait pas de corps, qu’elle était comme verrouillée de l’intérieur alors que l’Eva adolescente veut solliciter le regard des autres, se regarde beaucoup dans le miroir aussi.

C'est drôle parce qu'en parlant de l'image ou comment l'image raconte l'histoire, j'entends plein d'interprétations différentes. Hier, il y avait quelqu'un qui me parlait encore d'autres choses, que je me disais “wow !”

Mais c'est vrai qu’il a de ça aussi dans le jeu de Rosa et Charlotte. L’Eva-adulte ne bouge presque pas, ne parle presque pas et elle est enfermée dans le cadre. Alors qu'Eva-jeune a encore plein, plein, plein d'endroits où aller. Il y a encore du décor, il y a encore du background, il y a d'autres personnages dans son cadre. Donc il y a encore de l'espoir, il y a le futur. C’était ma base de mise en scène. On a beaucoup travaillé sur ça, sur le langage de l’image, mais c'est beau de voir comment les gens interprètent quand même qu'il n'y a plus de corps, qu'il n'y a que le visage qui existe. Je n’ai pas vraiment voulu couper le personnage de son corps, mais j’ai voulu qu’elle soit dans le contrôle maximum de ses mouvements. C’est pourquoi je fais autant référence au cinéma asiatique dans la partie du présent. Il y a une scène où Eva pleure, c’est un long plan d’elle qui pleure, de près et je l’ai piqué à Lady Vengeance de Park Chan-wook.

Vous parlez d’environnement autour de l’enfance d’Eva. On voit par exemple la dynamique familiale, le décès qu’il y a eu dans le village, etc… Elle vient d’un milieu populaire, ses amis également. On voit aussi des adultes totalement démissionnaires dans leur rôle de parents ou de soutien. Pourtant tous ces aspects n’alourdissent pas le récit. Débâcle ne tombe pas dans ce côté un peu complaisant.

En fait, on a beaucoup coupé. On avait encore deux scènes avec les parents qui sont magnifiques, mais je sais très bien me détacher des scènes, aussi intenses soient-elles. C’est très important de garder la notion de ce qu’on a besoin pour faire un film. Parce que sinon, ça devient lourd. Même si la trahison des parents est un background important dans l’histoire, je ne voulais pas que ça prenne le pas sur l’histoire de Eva. De voir les adultes lui tourner le dos physiquement suffisait. Il y a la bouchère qui lui tourne le dos. Il y a la maman dans le fauteuil qui se retourne quand Eva arrive. Il y a la porte fermée du papa. Tout le monde s’en va ou détourne les yeux. C'est la raison pour laquelle je force le spectateur à la regarder dans les yeux pendant la scène clé. Et vous, vous restez là, et vous êtes témoin, et vous tenez sa main. Et quelque part, c'est interactif à ce moment-là. Tout ce que ces gens-là ne font pas, vous allez le faire. Et pour certains, c'est très dur. Ils ne supportent pas. Ils trouvent ça trop dur, ils trouvent ça insupportable, mais justement, pour moi, ça dit quelque chose. Ça raconte quelque chose.




Propos recueillis par Laura Enjolvy le 15 février 2023
Merci à Sophie Bataille