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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Shinya Tsukamoto, en 4 films


Figure imposante de la sous-culture nippone, au même titre que Takeshi Miike, Takeshi Kitano et Kiyoshi Kurosawa, Shinya Tsukamoto, fondateur - où presque - du cyberpunk nippon sur grand écran, est surtout l'une des dernières figures libres d'un septième art japonais qui les compte sur les doigts d'une main méchamment amputée - coucou Takashi Miike again.

L'artisan furieux d'un cinéma transgressif, apocalyptique et cathartique où les personnages se précipitent vers l'extinction à une vitesse vertigineuse, extirpant le " virus humain " de l'humanité et fusionnant avec la matière jusqu'aux limites de de l'orgasme.
Une mise en images de la confusion intérieure du monde, de mutation de la chair confrontée à la peur de l'homme vers la (r)évolution.

Bonne nouvelle, Carlotta le célèbre depuis mercredi dans les salles avec la ressortie en salles de quatre de ces pépites : Tetsuo (1989), Tetsuo II : Body Hammer (1992), Tokyo Fist (1995) et Bullet Ballet (1998).
Ne les manquez pas.





Tetsuo (1989) / Tetsuo II : Body Hammer (1992)

Trente-quatre ans plus tard, Tetsuo n'a pas perdu un éclat du charme fou et déglingué qui en a fait un véritable objet de culte auprès des cinéphiles, une véritable déflagration à la hauteur d'un Mad Max où d'un Akira, venu dans le seul but de bousculer un auditoire qui n'en demandait décemment pas tant.

Une œuvre révolutionnaire - à tous les niveaux - et furieusement nihiliste, sorte de modernisation punk de " l'esprit de plaisir " sous l'ère Edo où le cinéaste fait fusionner ses antagonistes les uns dans les autres afin de donner vie à un nouvel organisme à la fois monstrueux et mécanique, dégoulinant de chair et de métal, symbole d'une société contemporaine et capitaliste lancée tête baissée dans sa conquête de l'industrialisation à outrance et de l'évolution technologique, tuant aussi bien à petit feu notre humanité que mère nature.

Pur morceau de SF délirante au relent paranoïaque dont la filiation aux cinémas de David Lynch (Eraserhead surtout pour Tetsuo) et David Cronenberg (Videodrome, majoritairement pour Tetsuo II) transpire de tous les bords de la pellicule, puisant à la fois dans les univers du jeu vidéo, du clip et du manga, le film montre un monde ou la putréfaction des corps est le seul reliquat d'une humanité désormais totalement vaincue, barbarisée, perdue dans une mégalopole qui ne peut plus accepter l'humain tel qu'il était, et doit désormais le déformer, le reléguer à la matière, le robotiser, le rendre douloureusement éternel.

© Carlotta Films

Une métaphore du septième art, continuellement en évolution puisque Tetsuo lui-même - tout comme Tetsuo II - , est une œuvre en constante métamorphose, semblant muter à chacune des visions, une image mouvante à la fois incroyablement en avance sur son temps et marqueur d'une société nippone où le monstre de l'industrialisation remplace les fantômes et le folklore du yokai.

Plus qu'un simple cri de fureur iconoclaste - tout comme sa suite et même Bullet Ballet -, plus qu'une hérésie science-fictionnelle façon horreur proto-zombiesque, le film est surtout un puissant et déchirant drame politique, c'est l'agonie post-apocalyptique voire même post-orgasme (comme chez Cronenberg, la mort et l'orgasme sont souvent liés et incarnent même presque la même chose), d'un peuple vaincu (un Japon post-Hiroshima et Nagasaki), d'une humanité qui s'est rendue, perdante sans même pouvoir se défendre, et qui est obligée de repartir de zéro pour essayer de se sentir à nouveau... humaine.

Une explosion de l'humanité par la mutation et dans laquelle la matière n'a plus de sens, à travers laquelle le corps - personnel mais aussi social - trouve une nouvelle définition dans la peau d'une machine monstrueuse et destructrice, capable d'engloutir et d'assimiler tout ce qui l'entoure.
Fable noir sur les dérivés de l'homme moderne et sa propension à provoquer sa propre annihilation, Tetsuo est infinimement plus expérimental et énervé que sa " suite " qui n'en est jamais vraiment une.

© Carlotta Films

Moins viscérale et inventive mais définitivement plus aboutie d'un point de vue formel (un jeu bipolaire sur les nuances de rouge et de bleu, qui tranche avec la rugosité du noir et blanc du premier), à la fois remake et extension autonome de la douleur dans la veine de The Evil Dead et Evil Dead 2 (un accident et une dissimulation du corps de la victime menant à une transformation étrange façon virus/infection pour le premier, le traumatisme de la perte d'un enfant et le statut de cobaye psychique et virtuel d'une mystérieuse secte pour le second) où l'on bifurque presque sur le terrain du cinéma d'action; Tetsuo II reste toujours vissée sur les affres d'un salarymen écrasé par une société déshumanisante et sclérosée, qui libérera son âme par la métamorphose sacrificiel de son corps (ce qui permet à Tsukamoto de lâcher par la même occasion, une petite pichenette au culte du corps, du paraître et de la performance, très américain, ayant lentement gangrenné les 90s).

Un homme poussé à bout par la violence du monde, obligée par elle d'exprimer sa colère, son incompréhension, sa haine pour se transformer en un monstre encore plus destructeur, fruit d'une hystérie collective qui ne s'épanouit que dans l'annihilation de l'autre certes moins dans une effusion de sang, mais dans une fusion chaotique et masochiste de chair et de fonte.


Tokyo Fist (1995) / Bullet Ballet (1998)

Comme dit plus haut, que ce soit avec le diptyque Tetsuo où son court-métrage Haze, le lien entre le corps et l'environnement qui l'entoure, qui le nourrit autant qu'il l'agresse, est l'un des moteurs essentiels de l'œuvre de Tsukamoto, la société contemporaine étant une jungle labyrinthique où l'homme, capteur et initiateur de toutes les déviances, tente d'y survivre, une entité dangereuse appelée à l'influencer (physiquement comme mentalement et spirituellement), même contre son gré.

Renouant avec le noir et blanc granuleux de Tetsuo et inspiré par la propre expérience du cinéaste (un vol dont il a été la victime et face auquel il est resté impuissant), ce qui en accentue d'autant plus son statut d'œuvre la plus réaliste de sa filmographie, Bullet Ballet, expurgé de tout artifice fantastique comme Tokyo Fist, suit comment l'arme dans un univers baigné par la violence et la mort, peut devenir l'extension du corps, l'expression organique et presque malsaine d'un désir de pouvoir, de dominance sur l'autre, de maîtrise sur la mort - car on peut l'administrer.

© Carlotta Films

La métaphore dérangeante de la lampe du génie d'Aladdin, où l'objet fascinant et provoquant du désir se fait un outil de la mort pouvant réaliser des souhaits déviants (la vengeance ou la pure expression de sa haine, de sa rage, de sa folie), une expression infiniment dérangeante d'une société nippone des années quatre-vingt-dix définie par l'apathie et l'asphyxie lente d'un quotidien répressif et anxiogène où la fine frontière entre la vie et la mort - surtout pour la nouvelle génération - semble s'être estompée.

Avoir une arme et la tenir entre ses mains se fait alors l'ultime élan d'une transformation, la fusion entre l'individu et le métal froid, entre la vie et la mort et la destruction.
Presque comme un vigilante tout droit sortie du catalogue bis de la Cannon, la violence du film est totalement dénuée de sens, profondément inutile et n'incarnant presque qu'une source de divertissement absurde d'une jeunesse tout droit sortie du Orange Mécanique de Stanley Kubrick - la grandiloquence et le lyrisme spectaculaire en moins.

© Carlotta Films

La vision urgente d'un monde qui voit ses valeurs fondre comme neige au soleil, qui voit la fragilité des esprits pervertir celle des corps - tout aussi malléables et façonnables -, quitte même à pervertir tout ce qui est d'apparence noble, comme l'amour et le sport.
C'est tout le cœur de Tokyo Fist, proche sur certains points de Tetsuo II, où l'intimité du réalisateur (son frère Koji était boxeur) épouse les thèmes de la vengeance (sentimentale face à une humiliation pur et simple) de l'altération du corps, que l'on transforme ici comme une arme (à la fois sur et en-dehors du ring) virile et agressive, symbole biaisée de la perfection et d'une masculinité résumé à la plus simple expression - le plus fort bat toujours le plus faible.

Une identité masculine forgée et définie uniquement par la sueur, le sang et les larmes (en ce sens, la boxe est le sport parfait pour éprouver cette réflexion), où l'affirmation de soi ne peut que naître que par la souffrance et l'épuisement du corps, où la seule possibilité d'être aimé (où de garder sa bien aimée, selon eux) est de surpasser les limites du corps et des cartes distribuées par Dame nature.
Une voie sans issue là où celle entreprise de la femme, une transformation elle aussi faîte dans la douleur (tatouages, percing), lui permet de se libérer pleinement du carcan conservatrice et patriarcale dans laquelle les hommes ont voulu l'enfermer.
L'homme est une bête malade, point de nihilisme ici, juste une cruelle réalité...


Jonathan Chevrier