[IN TEDDY’S HEIGHTS] : #1. Frederick Wiseman : essentialité et fragilité des garde-fous sociaux et culturels
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#1. Frederick Wiseman : essentialité et fragilité des garde-fous sociaux et culturels
Début 2020, un nouveau virus touche progressivement toute la planète, provoquant une pandémie. Pour essayer de réduire les contaminations et le nombre de décès, de très nombreux pays décident de confiner leur population. Ce confinement ne va pas sans la fermeture de plusieurs lieux qui font partie du quotidien. À plusieurs reprises, les écoles, les lieux culturels, les salles de sport, les bars, les restaurants, etc... ont dû fermer leurs portes. Pendant plusieurs mois consécutifs. Sauf que cette décision a fini par provoquer l'indignation des personnes travaillant dans ces domaines, parce que les fermetures ont été prolongées. Jusqu'à arriver dans un brouillard total, en pleine attente, sans perspective concrète de réouverture, avec très peu de concertations, tous ces lieux recevant du public étant considérés comme non essentiels... Puis, les réouvertures ont eu lieu. Enfin. Jusqu'à ce que, à peine trois mois plus tard, il faille obligatoirement un pass sanitaire pour accéder à certains lieux essentiels. Autant de manque de considération pour ce qui reste les garde-fous de la sociabilité et de la culture.
afp.com/Dia Dipasupil |
C'est alors que le cinéma de Frederick Wiseman prend une tout autre dimension. À travers ses 46 films, tous des documentaires, le cinéaste américain propose une approche dense et frontale de la société. Tous ses films appartiennent à une époque (celle de leur tournage, évidemment), mais ils forment un ensemble redoutable sur l'état de notre monde, pas seulement sur les États-Unis. Si son regard s'étend sur plus de cinquante ans de tournages, c'est parce que son œuvre est un témoignage de l'Histoire de la société. Même si chaque film appartient à une problématique unique (ou parfois quelques films se rejoignent sur une même problématique), c'est pour refléter le fonctionnement de notre société dans l'exemple. La transmission prend du temps, autant que les évolutions et les mutations apparaissent et se mettent en place une à une. Ainsi, les films de Wiseman sont des témoignages importants, des échos puissants pour la période que nous vivons. Dans l'exemple local dans lequel le cinéaste implante sa caméra pendant de longs mois, il y a une connexion avec l'universalité des problématiques. Selon ce qui se passe dans le monde, n'importe où, un film de Wiseman peut devenir un argument politique, tant il accorde la plus grande importance à la place et le rôle du citoyen dans la société. Pour cela, il le filme dans son rapport avec les services qui l'entoure.
1. Témoigner de l'instantané
Public Housing - Copyright Zipporah |
La plus grande interrogation dans le cinéma de Frederick Wiseman est la place de l'homme et la femme au sein d'un processus démocratique. Tout au long de sa filmographie, le cinéaste s'intéresse à ce que le citoyen peut faire, à la place qu'il occupe dans tout ce qui l'entoure. Sauf qu'il n'est jamais frontal avec la parole, peu importe qu'elle vienne d'une personne publique ou d'une personne représentant une institution, une association, etc. Wiseman place toujours son point de vue dans la frontière entre les deux, pour regarder les mutations de la société des deux côtés. C'est dans cet entre-deux que la fragilité se trouve, parce que les deux côtés ne semblent pas toujours évoluer en même temps. Les habitants du projet de logement public Ida B. Wells dans Public Housing (1997) subissent clairement ce décalage. Après un petit tour de quartier dans le sud de Chicago où se déroule le film, la toute première parole n'est autre que « c'est une urgence ». Dès le début, Wiseman démontre sans détour qu'il est présent pour saisir un instantané, où des citoyens dans la difficulté sont confrontés à un système qui les abandonne dans l'attente. Le film réussit à saisir que derrière la question des logements publics, il y a d'autres soucis et urgences qui s'empilent : une seule décision causant une difficulté peut en engendrer d'autres. Comme ces associations qui se réunissent et communiquent sur le besoin de s'unir, de sensibiliser, de préserver une qualité de vivre ensemble. L'instantané dans l'œuvre de Wiseman, est la manière de faire dialoguer la dégradation d'un mode de vie avec la tentative des citoyens de s'en affranchir pour un temps limité. Chaque séquence est une illustration d'une urgence qui peut faire basculer la vie des personnes, voire de la communauté.
Public Housing - Copyright Zipporah |
Leur quotidien est une épreuve de chaque instant, où toute action est un morceau de lutte. Sans jamais aucune interview, sans commentaire, sans contextualisation (hormis le titre qui sert de panneau d'indication géographique) et sans regard caméra, un film de Wiseman observe et écoute les gens occupés à être eux-mêmes. Et c'est déjà beaucoup, parce que le cinéaste montre que le quotidien d'une seule personne est bien remplie de préoccupations, que même sans caméra ils sont déjà propulsés dans des péripéties. A chaque fois, il y a tout d'abord des personnes qui dialoguent, puis il y a la caméra qui observe et le micro qui écoute ces corps être des puits d'informations. Tout ce que l'on apprend en tant que spectateur, provient des personnes filmées elles-mêmes et de personne d'autre. Le cinéaste et la caméra ne sont que des passeurs en pleine immersion, celle où l'urgence est palpable. La complexité de compréhension fait partie du processus, autant pour scruter chaque instantané (chaque préoccupation) que pour faire participer le spectateur. Ce dernier est donc invité à chercher des indices pour comprendre ce qui se passe, en même temps que les personnes filmées se fatiguent à façonner leur vie dans de telles fragilités. Telle l'utopie du melting-pot de In Jackson Heights (2015), où l'idéal de la diversité est bloqué par l'épreuve de la pauvreté. Dans cet instantané de survie, les seules armes sont l'ouverture d'esprit et la solidarité. Des attitudes qui trouvent une densité optimiste, grâce à une grande persévérance dans l'adaptation de chacun aux obstacles de leur quotidien. Ce sont des personnes piégées dans un modèle de société qui n'est que théorique, mais ces personnes sont nécessairement les acteurs de la vie collective. Celle qui cherche à construire de nouvelles choses, de nouvelles idées, au sein même des services et institutions que filme Wiseman. Parce que l'instantané dans ce documentaire, est de pouvoir répondre à l'angoisse par l'espoir, par le désir de préserver des éléments qui définissent leur vie en communauté.
In Jackson Heights - MOULINS FILMS, LLC/COURTESY OF ZIPPORAH FILMS, INC./SOPHIE DULAC DISTRIBUTION |
Comme le film City Hall (2020) peut être une réponse à Monrovia, Indiana (2018). Dans ce dernier, l'approche est très terre-à-terre pour saisir tout le côté âpre et presque anxiogène de l'ambiance. Parce que dans cette commune rurale, tout est à contre-temps. Il faut savoir que 76% des habitants de ce village ont voté Donald Trump en 2016. Sauf que Frederick Wiseman ne fait pas un portrait accusateur ou méprisant, c'est très loin de ses sensibilités. Il est simplement effaré par ce qu'il voit dans l'instantané. Les mutations de la société ont créé un abandon de cette communauté, qui doit vivre dans le strict minimum que leur offre leur environnement rural isolé. Alors le cinéaste interpelle sur leur situation, et non sur leur caractère personnel. Parce qu'au bout du compte, c'est bien l'urgence d'un environnement victime d'une société qui finit par les dépasser. Un paysage en train d'agoniser, où des vies de labeur n'ont plus aucun horizon et doivent vivre dans le traumatisme infini de l'instantané. Le contre-temps est donc un cadre qui regarde la fracture interne pour déceler les hantises qui proviennent du hors-champ. Dans un miroir, il y a alors City Hall, où la vie urbaine ne fait pas plus rêver (il étudie ce qu'est la démocratie). Autant ce documentaire fonctionne parfaitement tout seul, mais il est bien la pièce manquante au hors-champ de Monrovia, Indiana. Dans l'urgence traumatique de Monrovia, il y a les mutations de la démocratie à Boston. Dans l'horizon lointain de Monrovia, il y a le gouvernement de Boston qui collabore avec ses citoyens, avec le maire Martin Walsh qui rencontre des associations et des événements caritatifs. L'occasion de faire la fête après des discours, là où Monrovia ne connaît que la fête locale où quelques stands sont érigés avec des tonnelles pour des particuliers qui essaient de vendre leurs produits. Les foires de Monrovia sont en miroir avec les grandes fêtes de Boston. Un défilé de tracteurs s'oppose à un carnaval. Un éleveur qui s'occupe tant bien que mal de ses cochons est mis en miroir avec une vétérinaire donnant de son temps. Un match de basketball dans un gymnase de lycée est infiniment plus intime qu'un match de baseball dans un stade qui est plus festif. Les images de motards laissent place aux transports en commun, tout comme une cérémonie de francs-maçons s'oppose à une cérémonie pour ancien combattants. Et la liste est longue. Là où l'Amérique profonde se débrouille avec peu dans son abandon, il y a ici l'inspiration du débat civique pour voir les choses en grand dans l'urbain. Il y a donc deux instantanés en miroir : l'urgence de l'abandon face à l'épreuve de la collaboration.
Monrovia, Indiana - Copyright Météore Films |
Wiseman aurait pu aborder la ville d'Austin (au Texas, état très conservateur) comme il a abordé Monrovia. Mais Boxing Gym (2010) est plutôt comme une poche, où le système démocratique et l'environnement social restent à l'extérieur de cette salle de sport. Mais à l'intérieur, les mutations de la société se transforment en une épreuve à la fois individuelle et collective. Autour de la boxe, toutes ces personnes d'horizons différents (on y reviendra) forment une seule communauté. L'instantané de cette salle de sport, c'est qu'elle fonctionne comme un échappatoire / un remède physique face aux difficultés du monde extérieur. Ainsi, dans cette salle, il y a une forme d'entraide qui se crée entre les personnes. Les différences s'effacent pour affirmer une ambiance amicale et solidaire. Une salle où les gens réfléchissent et discutent de leurs soucis personnels du quotidien, en les évacuant tant bien que mal ensemble par la boxe. La violence n'est peut-être donc pas à l'intérieur de cette salle, mais bien à l'extérieur – dans ce que la caméra ne regarde pas. Ce sont les entraînements, la souplesse physique et le dévouement qui intéresse Wiseman ici. Ces trois éléments sont les marqueurs d'une utopie qui n'existe que dans l'entraide, dans le collectif. Wiseman était déjà à contre-temps ici, en retournant l'idée que l'on peut se faire de la boxe comme sport violent. Il devient ici une sorte de thérapie de l'instantané, face à une douleur qu'ils traînent jusqu'aux vestiaires. Le sport est ici un élément essentiel pour chaque personne, parce qu'il crée le contact inespéré avec l'espoir collectif. Essentiel parce qu'il est le symbole de la fragilité de ses adhérents, qui sortent d'un environnement social violent pour se réfugier dans un environnement social plus libre et inclusif. Ce mouvement ressemble à une course quotidienne contre une mutation permanente, une course très rythmée où l'instantané écrase violemment les personnes. Il s'agit d'un théâtre de la vie sociale, où chaque acte est une chorégraphie qui illumine la vulnérabilité.
2. Un espace commun
Boxing Gym - Copyright Sophie Dulac Distribution |
Ce théâtre n'est pas pour autant un microcosme que Frederick Wiseman regarderait comme un scientifique ou un anthropologue. Chaque film du cinéaste se déroule dans une unité spatiale, mais qui ne se résume pas à un seul cadre. Tout au long de son œuvre, il s'invite dans un seul espace dont il fait le portrait. Que ce soient des villes, des lieux d'art & de culture, des lieux de sport, des lieux institutionnels (social, juridique, associatif, carcéral, santé, ...), des lieux d'éducation, etc. Sans ces espaces qui sont autant de repères géographiques pour le spectateur, il n'y aurait pas de film. Cependant, Frederick Wiseman ne fait pas de tous ces lieux de simples contextes à une réflexion, ou de simples décors face à un propos. L'espace dans lequel s'inscrit un récit, et donc les interrogations du cinéaste, est le noyau même d'un film. Ainsi, tous ces paysages intérieurs et extérieurs visités ont de multiples fonctions, aussi bien narratives qu'esthétiques. D'abord la plus évidente, voire la plus centrale dans une démarche aussi dense : mettre en perspective les expériences communes à chaque personne apparaissant à la caméra. In Jackson Heights (2015) en est peut-être l'apogée dans toute l'œuvre du cinéaste. Dès les premières secondes, le montage montre des communautés différentes vivant au sein d'un même espace (ce quartier dont le film tient son titre). Même si, évidemment, Wiseman va se focaliser sur ces communautés avec des immersions à plusieurs reprises au cours de son montage, il ne cesse de les ramener à l'expérience du quartier en commun. Toutes les transitions contemplatives du cinéaste dont il a fait une habitude, celles où il inclut au montage des vues d'ensemble sur le lieu (que ce soit un plan aérien, un plan dans une rue, etc) où personne ne parle distinctement, sont un rassemblement esthétique. Ce rythme est devenu la marque de fabrique du cinéaste. Ce sont des moments où la forme n'oublie pas qu'au-delà des expériences intimes en immersion, il y a ce paysage. Celui où des personnes très différentes les unes des autres se croisent, se côtoient, se rencontrent, se mélangent. Revenir à chaque fois dans des vues d'ensemble, c'est ne pas oublier le relief qui se dissimule derrière des dialogues en internes. Derrière les murs, il y a l'expérience commune d'un espace qui tend vers l'universel, où chaque préoccupation concerne et connecte chaque être qui y habite.
In Jackson Heights - Copyright Moulins Films, LLC - courtesy of Zipporah Films, Inc |
Cette mise en perspective des expériences communes n'est possible qu'avec ce qui se trouve dans le champ de la caméra. Dans ce rythme si particulier où il s'immerge avant de s'éloigner, puis recommencer, Frederick Wiseman a donc la nécessité d'aller chercher ailleurs. Il a besoin de morceler cet espace généralisé, pour mieux le comprendre. Ainsi, une préoccupation peut s'étendre à d'autres espaces, mais traitée d'une manière différente. Le but étant de partir d'une image commune pour ensuite créer l'expansion. En mettant les expériences communes en miroir au montage, le cinéaste crée une horizontalité. Aucun espace n'est privilégié, ni même aucune parole, elles sont toutes importantes et se répondent toutes. Le cadre s'attarde sur chacune d'entre elles, avec la même valeur grâce au plan-séquence. Cette horizontalité permet donc de grossir le trait de la réflexion, d'alimenter de plus en plus les nuances et le propos. Ce mouvement est très explicite dans City Hall (2020), où Wiseman part d'abord de la mairie de la ville de Boston. Ensuite, il va sortir progressivement de la mairie pour arpenter les rues qui se trouvent autour, puis les quartiers, jusqu'à même filmer la périphérie. Telle une toile d'araignée qui se construit petit à petit, le cinéaste grossit le diamètre de l'espace qu'il regarde. Parce que chaque décision prise et chaque interrogation amenée au sein du City Hall concernent les habitants de Boston (c'est logique), alors le cinéaste accorde une énorme importance au hors-champ. Suite aux actions et paroles du maire, il faut regarder la réalité qui se trouve au-delà des murs de la mairie. C'est alors que Wiseman englobe le hors-champ, pour que la mise en perspective des expériences commune soit aussi une révélation de l'invisible. Chaque décision et action effectuées au sein du City Hall trouve une réponse dans le hors-champ, dans chaque partie de la ville. En créant une expansion de la réflexion en allant chercher les impacts ailleurs, c'est une expansion de l'espace qui invite chaque être et chaque parole dans le cercle. La réflexion n'est alors plus inaccessible, elle est à portée de tout le monde, car englober le hors-champ revient à créer un écho dans le paysage. Même lorsqu'il s'agit d'un film en huis-clos (en salle de boxe, en musée, en bibliothèque, en tribunal, en lycée, etc), il y a un englobement des espaces. Parce que Wiseman décompose son huis-clos pour montrer qu'il a plusieurs visages différents dans son intérieur, plusieurs nuances.
City Hall - Copyright Météore Filmsu |
Autant l'espace s'expand grâce à un hors-champ qui se révèle petit à petit, autant la parole se répand en même temps. Parce qu'englober le hors-champ, et ainsi grossir le trait de l'horizontalité, ce n'est pas uniquement apporter les réflexions dans chaque partie d'un espace. C'est aussi rechercher, trouver et écouter des paroles diverses et variées, des paroles nouvelles, des paroles contradictoires. Frederick Wiseman, qui tourne toujours en équipe réduite (une personne à la caméra, une personne à la prise de son, un/e assistant-e), n'est jamais derrière la caméra. Le cinéaste fait lui-même la prise de son, ce qui n'est pas innocent tant la parole est l'élément le plus important de ses films. Ainsi, sans objectif qui le sépare des événements qu'il capte, il a une pleine perception de l'environnement dans lequel il s'invite. L'expansion des espaces et de la parole sont donc le fruit de son état attentif, qui déambule et observe pour déployer des idées. L'effet produit est le suivant : il y a plusieurs paroles pour un même espace, mais aussi plusieurs espaces pour une même parole. Grâce à cela, aucun espace ni aucune parole ne sont laissés de côté, et surtout toutes les personnes participent à la construction de cet espace commun. Dans At Berkekey (2013), le quotidien des élèves et des dirigeants de l'institution est d'abord montré. Dans un premier temps, la parole se répand à travers de longues scènes de cours ou de réunions, où des personnes font comme des monologues sans aucune coupure au montage. Ce n'est pas tant un dialogue en champ / contre-champ, et encore moins une succession de prises de paroles. Frederick Wiseman saisit la manière dont une parole rebondit sur une autre, comment une idée et/ou une expérience intime répond à une autre. Mais surtout, grâce à son montage, le cinéaste montre qu'une parole n'appartient pas à un instant furtif, ni à une seule pièce (salle de cours, salle de réunion, etc), mais qu'elle flotte dans l'air pour stimuler la participation de chacun (que l'on soit étudiant, enseignant, membre du conseil ou dirigeant). Ici, répandre la parole est une façon de décliner toute forme possible de débattre et de partager ses idées. L'expansion de l'espace agit alors comme une énorme vague, qui emporte tout sur son passage pour faire de la parole et des idées une force qui dépasse chaque personne.
At Berkeley - Copyright Sophie Dulac Distribution |
Autant At Berkeley cherche d'une certaine façon à (re)définir le monde de demain, autant Monrovia, Indiana (2018) a quelque chose de plus obscur dans la parole qui s'y agite. En dehors de toute urbanité, le cinéaste est dans un paysage rural, ce qu'il a rarement fait durant toute sa carrière. Le quotidien qui passe dans le champ de la caméra est aussi enrichissant que les idées qui traversent At Berkeley (entre autres). Là où les paroles et les idées qui se répandent dans l'université définissent sa fonction de penser le monde qui nous entoure, la parole qui traverse les espaces de la petite ville de Monrovia devient l'essence même de l'existence de ses habitants. Wiseman filme une population oubliée, où la parole semble se recroqueviller sur elle-même. Mais voilà, il a plus d'un tour dans son montage. Peu importe les préoccupations de cette Amérique rurale, les expériences communes plongent les personnes dans les questions de besoins vitaux et basiques. Ici, la parole ne cherche pas à penser l'avenir, mais à redonner une énergie à quelque chose (selon la situation d'une personne) qui semble endormi. À tel point qu'une longue discussion, se tenant lors d'une réunion, se concentre sur le projet d'installer un deuxième banc devant la bibliothèque locale. L'idée peut paraître amusante, mais c'est bien un projet de grande envergure pour ces personnes. C'est l'idée de créer un nouvel espace d'échange et de rencontre, en se concentrant sur les petites choses en priorité (c'est par les petites choses que l'on construit des plus grandes) et en imaginant un espace en dehors des murs de cette réunion. Toujours répandre la parole pour donner vie à un espace hors-champ, parce qu'il y a une fragilité permanente. Il y a toujours besoin d'échanger pour préserver les besoins essentiels. Ainsi, créer une extension des espaces est une manière de rassembler autour d'une même cause chaque personne. Que ce soit la vie d'une commune rurale, la vie d'une université, ou alors la situation d'une communauté qui a besoin d'un logement. Englober le hors-champ et répandre la parole, c'est donc le geste qui permet à Frederick Wiseman de rassembler toutes ces personnes sous une même cause. Ce qu'il fait très bien avec Public Housing (1997), où chaque expérience individuelle devient un problème général. Le cinéaste y construit l'image d'un paysage dégradé, où l'expansion n'est pas qu'une ouverture mais une chute de plus en plus vertigineuse.
3. Endurance dans le temps
City Hall - Copyright Météore Films |
L'expansion des espaces dans le cinéma de Frederick Wiseman n'est pas un geste simple à caractériser, ni même à maintenir. Alors que le cinéaste fait de la parole sa priorité (étant constamment « à l'écoute »), il prend le temps d'écouter et de retranscrire tout ce dont il est témoin. Que ce soit à travers de longs plans-séquences ou des scènes qui durent plusieurs dizaines de minutes, il met l'accent sur l'attention nécessaire pour comprendre les personnes et les enjeux. Il faut donc du temps, beaucoup de temps, pour englober tout le hors-champ et rassembler autour d'une même cause. Il faut du temps pour trouver toutes les paroles nécessaires. Le dernier film du cinéaste intitulé City Hall dure 4 heures 30 minutes. Son film Ex Libris sur la bibliothèque de New York dure 3 heures 17 minutes. Son regard sur le quartier In Jackson Heights a une durée similaire à quelques minutes près. At Berkeley dure un peu plus de 4 heures. Puis il y a son plus long, Near Death sur un service de soins intensifs dans un hôpital, qui dure presque 6 heures. Si les durées des documentaires de Wiseman peuvent être un frein à leur découverte, il faut savoir qu'elles ne sont jamais ressenties. Parce que le cinéaste sait parfaitement rythmer ce qu'il regarde, ce qu'il écoute et ce qu'il veut montrer. Si ses films sont aussi longs, c'est parce qu'ils ont comme essence une complexité. Frederick Wiseman a toujours dit que l'ensemble de ses documentaires est comme une seule et unique œuvre d'une centaine d'heures. Parce qu'il explore la société dans tout ce qu'elle propose (institutions, associations, art et culture, santé, éducation, commerce, loisirs, etc), il l'interroge dans ce qu'il y a de plus complexe et fragile, afin de comprendre le rôle du citoyen dans notre monde. Son travail consiste notamment à passer plusieurs mois sur l'espace qu'il filme. Avec Wiseman, l'humain ne fait pas qu'habiter le monde. Il le modélise et le subit dans le temps et l'espace. D'où un double effet d'éparpillement et de centralisation du regard.
At Berkeley - Copyright Sophie Dulac Distribution |
Il y a une parole très significative dans At Berkeley (2013) où un enseignant dit « La question est : comment appréhende t-on le temps ? Pensez-y de cette façon : tout ce que l'on comprends, on l'appréhende par le cerveau et le corps. Tout concept est physique. Mais on ne perçoit pas le temps. Rien dans votre corps ne perçoit le temps. Rien dans votre cerveau ne perçoit le temps. Alors comment appréhendez-vous le temps ? Nous disposons de métaphores pour le temps, tel que l'espace. ». Ainsi, chez Frederick Wiseman, le temps n'est jamais un élément concret ou explicite. Il est impossible à cerner entièrement. Dans ses films, il n'y a pas nécessairement de chronologie narrative, il n'y a pas de logique temporelle à la succession des séquences. Le temps y est abstrait, sans pour autant que le contenu puisse être interchangeable. Bien au contraire. Wiseman répand la parole, l'éparpille dans le temps pour mieux en saisir toute la complexité et les nuances. Cependant, dans sa structure rigoureuse mais jamais chronologique, la parole appartient aussi à un même champ : celui du film. Il est aisé de penser que toutes les paroles dans un seul documentaire de Wiseman représentent plusieurs enjeux différents. Mais c'est tout l'inverse. Il y a plusieurs problèmes dans un même et unique enjeu : celui du vivre ensemble dans un espace dont la fonction est essentielle. Il faut donc accorder du temps à chaque problème (parole) pour au final embarquer l'espace dans un esprit collectif. City Hall (2020) en est la preuve concrète, où il s'agit d'explorer les actions de la mairie de Boston en faveur des citoyens de la ville. Toutefois, c'est le geste opposé qui est construit ici. Wiseman part de la centralisation (la mairie) pour déployer la parole, l'espace et donc le temps. Au-delà d'englober le hors-champ, le film est dans un procédé d'inclusion. Comme si le cinéaste, grâce à l'éparpillement, bouge les murs du City Hall pour inclure tous les citoyens (et leurs paroles) dans cet espace. Non pas physiquement, mais démocratiquement / implicitement. Grâce à cela, tous les temps où il passe à écouter les gens en forme un seul et unique. À travers ce déploiement temporel, le cinéaste montre que l'essentialité d'un service et de la démocratie dépendent de toutes les paroles qui témoignent de leur fragilité.
City Hall - Copyright Météore Films |
S'il y a besoin d'autant de temps, c'est parce que la fragilité ne s'épuise jamais. Ainsi, ce temps ne se construit pas uniquement sur un principe de va-et-vient entre des réunions et des paroles issues du quotidien. Il s'agit plutôt de faire preuve d'ubiquité, pour montrer qu'un espace ne fonctionne pas sans un autre, puis qu'une parole se lie forcément à une autre ailleurs. Il serait possible de donner l'image d'une tentacule pour exprimer le mouvement qui mélange l'éparpillement et la centralisation : l'espace et le temps se décomposent ou se déploient, en n'oubliant jamais d'invoquer ce qui les rassemble. Dans les films de Wiseman, le cadre épouse cette centralisation. C'est bien le montage, et donc le temps / la durée, qui est la projection de l'ubiquité. Au point d'être à la fois du côté des patients, des soignants et des proches dans Near Death (1989). Il y a plusieurs temps différents dans ce documentaire, même. Ce qui en fait une œuvre essentielle et profondément touchante. S'il y a bien un film de Wiseman où l'on peut parler d'endurance dans le temps, c'est celui-ci. Déjà par sa durée, mais aussi parce qu'il choisit de présenter trois points de vue différents. Il y a celui des patients (ou plutôt de leur condition) pour pouvoir glisser subtilement sur le point de vue des soignants et sur celui des proches des patients. Une endurance parce qu'au-delà de sa durée, le film retranscrit l'urgence des soins à apporter. Wiseman ne filme jamais les complications extrêmes où des soignants peuvent se précipiter, parce tout en revient à la parole, mais le temps est un poids immense sur les corps et les esprits de chaque personne filmée. Ainsi, le cinéaste montre qu'il y a un chemin périlleux entre chaque point de vue. Le passage de l'un à un autre se fait parce que le temps est autant à affronter que les maladies. Les médecins et les infirmières du film ne sont presque jamais vu pratiquer la médecine. Ils sont la majorité du temps auprès des patients ou des proches, à essayer d'apporter du réconfort. Ce n'est donc pas la maladie qui importe à Frederick Wiseman, mais bien le rapport collectif aux souffrances et aux peurs par le biais du temps.
Near Death - Copyright Zipporah |
On parle souvent de films mosaïques lorsqu'on évoque le cinéma de Frederick Wiseman. Par exemple, National Gallery (2014) le caractérise très bien avec son regard sur l'art. Le film, se déroulant dans le musée de Londres, montre tour à tour les œuvres d'art qui ornent les pièces, les personnes qui travaillent à leur restauration et préservation, puis le public. Ce-dernier n'étant pas nécessairement composé de passionnés, puisque Wiseman filme même un groupe scolaire venu apprendre. Avec sa capacité d'ubiquité et tout le temps qu'il accorde à chaque déplacement, Wiseman crée un motif en assemblant plusieurs fragments. Mais au lieu de voir plusieurs situations en simultané, le cinéaste nous les présente dans le temps. Tel des gros plans sur chacun des fragments, révélant morceau par morceau chaque élément de l'ensemble. Tels les employés à la restauration des œuvres de National Gallery, c'est une précision chirurgicale qui est apportée à chaque détail. On retrouve le même procédé quelques années plus tôt dans La Danse (2009), où Wiseman alterne entre les coulisses et la scène du ballet de l'Opéra de Paris. C'est parce que le résultat (la représentation publique, l'œuvre d'art sur un mur de musée) est fragile par son besoin de perfection, qu'il est nécessaire pour le cinéaste de prendre le temps de décortiquer chaque geste essentiel qui se cache derrière. L'endurance dans le temps est une manière de montrer qu'il y a un long chemin à parcourir entre la construction d'une idée (notamment par la parole) et sa concrétisation collective. C'est le long chemin à traverser des coulisses vers la représentation, celui d'une démarche collective à travers le temps et l'espace.
4. Le décalage des images
National Gallery - Copyright Kool |
Si Frederick Wiseman prend autant de temps pour construire ce rassemblement, c'est parce qu'il n'y a que l'être humain qui puisse se diriger pour tendre vers une société plus juste. Il ne faut pas attendre, ni compter sur la transformation miracle d'un espace. C'est à l'être humain de se préparer seul, de construire son avenir, face aux fragilités et difficultés du quotidien. Le cinéaste ne tend jamais à changer le monde avec ses films, mais uniquement à ouvrir des fenêtres sur des sensibilités. Ici et là, il ne fait que montrer que la violence a plusieurs formes ; celle qui déséquilibre toute une vie (individuelle). Chaque film doit donc réussir à formaliser ce que la parole témoigne du manque ou de l'absence (Wiseman le réussit, ce n'est pas un spoiler). Tel At Berkeley (2013), dont le contexte éducatif vise à préparer les étudiants pour l'avenir, celui même de la démocratie. Au-delà de la réputation de cette grande université (par la taille, par la quantité d'étudiants) représentée par les nombreuses réunions entre les dirigeants, il y a l'implication des étudiants mêmes. Pas seulement lors des cours où plusieurs d'entre eux prennent la parole, pour raconter leur expérience personnelle ou pour penser la société. Mais aussi dans leurs actions, comme cette manifestation en plein de l'université, qui montre que derrière les images de l'unité et de la pensée collective, il y a une fragilité bien installée. Ce n'est pas nouveau dans l'œuvre de Wiseman, mais on peut y voir que dès les études (donc dès la jeunesse), les gens créent à partir d'eux-mêmes pour ne pas attendre après les institutions. Ainsi, l'humain s'organise dans tout ce qui est désordonné. Il est important alors de remarquer que la parole ne circule pas comme on pourrait l'imaginer. Déjà parce que Wiseman filme l'université de Berkeley comme un village, mais aussi parce que les cours s'effectuent rarement avec des étudiants en « rangées ». Au contraire, ils sont toujours dans une forme circulaire, qu'il y ait une table ou pas au milieu, ce qui permet à la parole de circuler plus librement mais aussi plus frontalement. L'humain s'organise en se regardant dans les yeux. Pour citer un étudiant qui prend la parole pendant la manifestation : « dans un mouvement, il n'y a plus de toi, il y a nous ».
Pour continuer à le citer, dans une autre phrase importante qui résume bien chaque démarche de Frederick Wiseman, il y a cette parole : « Ce seront encore eux [les étudiants], unis qui feront un monde différent par l'action et la solidarité, et qui sauveront l'enseignement et les biens publics. Le pouvoir n'est pas dans le bureau du Gouverneur. Le pouvoir est ici, c'est nous ! Il est ici, là nous étudions et nous travaillons. Nous vaincrons si nous sommes capables de s'organiser pour bouleverser ce système malade. L'état de notre université, de notre pays et du monde exige de croire en quelque chose et d'agir. ». Une démarche qui consiste régulièrement à rassembler les gens dans un même cadre, pour défendre un modèle de vie plus juste face à une société qui contient tout un lot de contradictions. Parce que si les humains doivent prendre le temps de s'organiser, c'est parce que le désordre qui les entoure les empêche de s'épanouir. Pour cela, Frederick Wiseman apporte une radicalité dans son approche. Même si chacune des personnes qu'il filme sont très préoccupées (peu importe la raison), il n'y a jamais de colère ou d'agitation qui apparaît. Le cinéaste préfère retranscrire ces préoccupations avec paisibilité, comme pour éviter que son regard ne tombe aussi dans le chaos ou le pessimisme. Parce qu'il est un optimiste (ses touches d'ironie sont toujours agréables), alors c'est lui qui crée le dialogue par son montage. En filmant des paroles sans qu'elles ne soient interrompues, Wiseman fait dialoguer des monologues pour y ressentir à la fois l'empathie et la cruauté. Comme dans Public Housing (1997) où la caméra, qui s'aventure dans la cité Ida B. Wells de Chicago, capte une misère qui touche tout le monde, et même les espaces qui sont abîmés. Pourtant, le film ne cède pas à l'agitation. Ni même les personnes impliquées ne montrent aucune violence. Au contraire, la violence qu'ils subissent déjà est assez forte. Que ce soit des discussions passionnées au téléphone, ou même une assemblée populaire, l'objectif du film est de comprendre les difficultés sans s'y perdre, pour enclencher l'ouverture. Avec toute la générosité de son écoute, Wiseman prône le respect et la sagesse dans le portrait d'une existence tragique / cruelle. Exactement comme dans Near Death (1989), qui pourrait être bien plus sombre par son sujet / son contexte. Or, alors que la parole témoigne d'une panique compréhensible, les images se font plutôt le geste de réconfort délicat, qui vient soutenir physiquement les personnes (qu'elles soient patientes, soignantes, des proches). La caméra est comme un accompagnement, où l'image devient tristement anecdotique (rapport à l'empathie créée) tant l'immersion est écrasante. Subtilement, Wiseman réussit à créer des transitions entre l'émotion forte engendrée par la cruauté et la considération paisible des complications.
Il s'agit d'être toujours capable de faire un pas de côté, parce que la caméra ne fait pas qu'observer calmement. Elle s'insinue dans les intimités, pour obtenir une double perception dans les images : l'empathie et la cruauté. De quoi rendre l'œuvre de Frederick Wiseman assez abstraite. Et c'est bien le cas. Autant le cinéaste fait toujours preuve de respect, de bienveillance et de tendresse dans sa démarche. Autant son humanisme n'est jamais qu'une question de bien-être. Parce que pour parvenir à cet humanisme, il montre des personnes luttant quotidiennement pour leur existence, pour leur ancrage dans une société ou une communauté. Dans son film le plus « ouvert » humainement, le plus cosmopolite, le plus tendre qu'est In Jackson Heights (2015), Wiseman dresse un portrait communautaire qui se révèle petit à petit être un drame collectif. Tout au long du documentaire, la caméra montre une diversité incroyable et un foisonnement d'initiatives. Mais ces deux images cachent quelque chose. C'est ce que le cinéaste arrive à creuser petit à petit. D'abord grâce à la parole, évidemment. Mais aussi grâce aux images, car il s'adapte à une mutation comme ces personnes doivent s'adapter pour continuer d'exister. Le pas de côté est donc cette frontière entre la mutation de la géographie urbaine et l'engagement de l'identification communautaire. Progressivement dans In Jackson Heights, la caméra retranscrit que ce melting-pot est (presque) un leurre. La diversité est réellement présente, mais elle semble être à l'arrêt, comme confrontée à un mur. Wiseman rassemble des communautés avec l'englobement du hors-champ, mais il les différencie pour saisir tous les problèmes présents. Les images de ce film sont des utopies (certainement le plus optimiste de toute l'œuvre du cinéaste), où la flamboyance des couleurs et l'engagement des communautés sont les empreintes d'une survie et non d'une vie.
Dans cette utopie humaine où les communautés se défont petit à petit, où la démocratie continue de vivre grâce (entre autres) à la parole, Wiseman se refuse pourtant quelque chose : l'angélisme du folklore. Peu importe le film, il y a toujours une preuve de résilience de la part des communautés filmées. Celle qui permet de continuer à lutter, de préserver la pétillance des couleurs qui constitue une démocratie vivante. Parce que les images ont leur part d'abstraction, alors les films réfutent toute simplification et toute compréhension immédiate. La complexité et la tension sont directement dans la parole, pendant que Wiseman crée sa propre ambiance à l'image. À l'instar de Monrovia, Indiana (2018) qui présente des paysages grandioses et un contexte paisible, mais toujours rattrapé par les fractures et les traumatismes du quotidien. Non dénué d'humour, le film montre un confort rural mis à mal. Cependant, rien n'est abîmé. On pourrait croire que c'est l'opposé de Public Housing. Mais justement, ce dernier montre un espace commun presque dévasté magnifié par le foisonnement de vie à l'extérieur. Dans Monrovia, Indiana, la vie extérieure n'existe presque plus. Ses paysages grandioses font place au silence et à la discrétion. Le plus important étant que la caméra de Wiseman ne condamne jamais ce qu'elle voit, même si c'est terrifiant. Le film n'oublie jamais que ce sont des êtres humains qui luttent pour exister. Le refus de simplification s'appuie donc sur une mise en miroir : l'envie et la peur du progrès. Jamais l'expression d'une haine ou d'un mépris, jamais de violence ou d'agressivité. Mais une perdition à la fois géographique et psychologique qui dévorent les âmes des habitants. C'est une pensée critique qui n'a pas qu'un seul discours, mais dont la parole ne peut être résumée, toujours à contre-temps de l'horreur. Ainsi, dans cet abandon qu'ils subissent, leur seule ouverture possible est de s'accrocher à la spiritualité. Dans cette existence repliée sur elle-même (il est évoqué à un moment une crainte envers les villes voisines), Wiseman fait cohabiter la désolation avec la bienveillance. Refuser la simplification de cette Amérique profonde qui a peur, c'est montrer que la démocratie est composée de nombreuses nuances. Et que malgré tous les traumatismes qui peuvent hanter l'existence, peu importe la communauté, l'image et la parole permettent encore de croire à l'éternité de l'humain.
At Berkeley - Copyright Sophie Dulac Distribution |
Pour continuer à le citer, dans une autre phrase importante qui résume bien chaque démarche de Frederick Wiseman, il y a cette parole : « Ce seront encore eux [les étudiants], unis qui feront un monde différent par l'action et la solidarité, et qui sauveront l'enseignement et les biens publics. Le pouvoir n'est pas dans le bureau du Gouverneur. Le pouvoir est ici, c'est nous ! Il est ici, là nous étudions et nous travaillons. Nous vaincrons si nous sommes capables de s'organiser pour bouleverser ce système malade. L'état de notre université, de notre pays et du monde exige de croire en quelque chose et d'agir. ». Une démarche qui consiste régulièrement à rassembler les gens dans un même cadre, pour défendre un modèle de vie plus juste face à une société qui contient tout un lot de contradictions. Parce que si les humains doivent prendre le temps de s'organiser, c'est parce que le désordre qui les entoure les empêche de s'épanouir. Pour cela, Frederick Wiseman apporte une radicalité dans son approche. Même si chacune des personnes qu'il filme sont très préoccupées (peu importe la raison), il n'y a jamais de colère ou d'agitation qui apparaît. Le cinéaste préfère retranscrire ces préoccupations avec paisibilité, comme pour éviter que son regard ne tombe aussi dans le chaos ou le pessimisme. Parce qu'il est un optimiste (ses touches d'ironie sont toujours agréables), alors c'est lui qui crée le dialogue par son montage. En filmant des paroles sans qu'elles ne soient interrompues, Wiseman fait dialoguer des monologues pour y ressentir à la fois l'empathie et la cruauté. Comme dans Public Housing (1997) où la caméra, qui s'aventure dans la cité Ida B. Wells de Chicago, capte une misère qui touche tout le monde, et même les espaces qui sont abîmés. Pourtant, le film ne cède pas à l'agitation. Ni même les personnes impliquées ne montrent aucune violence. Au contraire, la violence qu'ils subissent déjà est assez forte. Que ce soit des discussions passionnées au téléphone, ou même une assemblée populaire, l'objectif du film est de comprendre les difficultés sans s'y perdre, pour enclencher l'ouverture. Avec toute la générosité de son écoute, Wiseman prône le respect et la sagesse dans le portrait d'une existence tragique / cruelle. Exactement comme dans Near Death (1989), qui pourrait être bien plus sombre par son sujet / son contexte. Or, alors que la parole témoigne d'une panique compréhensible, les images se font plutôt le geste de réconfort délicat, qui vient soutenir physiquement les personnes (qu'elles soient patientes, soignantes, des proches). La caméra est comme un accompagnement, où l'image devient tristement anecdotique (rapport à l'empathie créée) tant l'immersion est écrasante. Subtilement, Wiseman réussit à créer des transitions entre l'émotion forte engendrée par la cruauté et la considération paisible des complications.
Near Death - Copyright Zipporah |
Il s'agit d'être toujours capable de faire un pas de côté, parce que la caméra ne fait pas qu'observer calmement. Elle s'insinue dans les intimités, pour obtenir une double perception dans les images : l'empathie et la cruauté. De quoi rendre l'œuvre de Frederick Wiseman assez abstraite. Et c'est bien le cas. Autant le cinéaste fait toujours preuve de respect, de bienveillance et de tendresse dans sa démarche. Autant son humanisme n'est jamais qu'une question de bien-être. Parce que pour parvenir à cet humanisme, il montre des personnes luttant quotidiennement pour leur existence, pour leur ancrage dans une société ou une communauté. Dans son film le plus « ouvert » humainement, le plus cosmopolite, le plus tendre qu'est In Jackson Heights (2015), Wiseman dresse un portrait communautaire qui se révèle petit à petit être un drame collectif. Tout au long du documentaire, la caméra montre une diversité incroyable et un foisonnement d'initiatives. Mais ces deux images cachent quelque chose. C'est ce que le cinéaste arrive à creuser petit à petit. D'abord grâce à la parole, évidemment. Mais aussi grâce aux images, car il s'adapte à une mutation comme ces personnes doivent s'adapter pour continuer d'exister. Le pas de côté est donc cette frontière entre la mutation de la géographie urbaine et l'engagement de l'identification communautaire. Progressivement dans In Jackson Heights, la caméra retranscrit que ce melting-pot est (presque) un leurre. La diversité est réellement présente, mais elle semble être à l'arrêt, comme confrontée à un mur. Wiseman rassemble des communautés avec l'englobement du hors-champ, mais il les différencie pour saisir tous les problèmes présents. Les images de ce film sont des utopies (certainement le plus optimiste de toute l'œuvre du cinéaste), où la flamboyance des couleurs et l'engagement des communautés sont les empreintes d'une survie et non d'une vie.
In Jackson Heights - Copyright Moulins Films, LLC - courtesy of Zipporah Films, Inc |
Dans cette utopie humaine où les communautés se défont petit à petit, où la démocratie continue de vivre grâce (entre autres) à la parole, Wiseman se refuse pourtant quelque chose : l'angélisme du folklore. Peu importe le film, il y a toujours une preuve de résilience de la part des communautés filmées. Celle qui permet de continuer à lutter, de préserver la pétillance des couleurs qui constitue une démocratie vivante. Parce que les images ont leur part d'abstraction, alors les films réfutent toute simplification et toute compréhension immédiate. La complexité et la tension sont directement dans la parole, pendant que Wiseman crée sa propre ambiance à l'image. À l'instar de Monrovia, Indiana (2018) qui présente des paysages grandioses et un contexte paisible, mais toujours rattrapé par les fractures et les traumatismes du quotidien. Non dénué d'humour, le film montre un confort rural mis à mal. Cependant, rien n'est abîmé. On pourrait croire que c'est l'opposé de Public Housing. Mais justement, ce dernier montre un espace commun presque dévasté magnifié par le foisonnement de vie à l'extérieur. Dans Monrovia, Indiana, la vie extérieure n'existe presque plus. Ses paysages grandioses font place au silence et à la discrétion. Le plus important étant que la caméra de Wiseman ne condamne jamais ce qu'elle voit, même si c'est terrifiant. Le film n'oublie jamais que ce sont des êtres humains qui luttent pour exister. Le refus de simplification s'appuie donc sur une mise en miroir : l'envie et la peur du progrès. Jamais l'expression d'une haine ou d'un mépris, jamais de violence ou d'agressivité. Mais une perdition à la fois géographique et psychologique qui dévorent les âmes des habitants. C'est une pensée critique qui n'a pas qu'un seul discours, mais dont la parole ne peut être résumée, toujours à contre-temps de l'horreur. Ainsi, dans cet abandon qu'ils subissent, leur seule ouverture possible est de s'accrocher à la spiritualité. Dans cette existence repliée sur elle-même (il est évoqué à un moment une crainte envers les villes voisines), Wiseman fait cohabiter la désolation avec la bienveillance. Refuser la simplification de cette Amérique profonde qui a peur, c'est montrer que la démocratie est composée de nombreuses nuances. Et que malgré tous les traumatismes qui peuvent hanter l'existence, peu importe la communauté, l'image et la parole permettent encore de croire à l'éternité de l'humain.
5. Une idée du romanesque
Monrovia, Indiana - Copyright Météore Films |
L'importance de tous ces lieux qui constituent la démocratie et l'échappatoire (qu'ils soient à caractère social, culturel, ou autres) réside donc dans leur présentation. En couvrant plusieurs espaces à la fois, en cherchant à les connecter de plus en plus, grâce à une endurance dans le temps, Frederick Wiseman construit ses œuvres comme des romans. Il ne cherche jamais à introduire, ni à exposer les lieux ou les personnages. Au contraire, il laisse le spectateur rassembler les informations par lui-même au fil du temps. Parce que le cinéaste ne se contente pas de montrer une situation en faisant des raccourcis, en cherchant à expédier ce dont elle traite. Il y a un long processus en deux temps. Le premier est de réussir à découvrir tous les aspects de la situation un à un. Le second est de les faire dialoguer par l'image et le montage. C'est un assemblage qui permet d'obtenir une vision littéraire du réel dans lequel il s'immerge. Grâce à ce long processus, nous spectateurs avons la possibilité de créer nos propres images, issues de réflexions autour des sujets / propos abordés. Mais s'il y a bien un film qui montre que Wiseman rend le réel plus intelligible, c'est Ex Libris (2017). Ici, le cinéaste investit la grande institution de la connaissance qu'est une bibliothèque (ici la New York Public Library), pour en faire un espace d'apprentissage / d'accueil / d'échange permanent. Le documentaire commence même avec une conférence d'un auteur : la connaissance et la découverte rejoignent l'échange. Il y a un vrai mouvement de transmission : de l'auteur vers le public, du cinéaste vers les spectateurs. Il n'est pas seulement question du rapport aux livres, mais de trouver comment il est possible d'apprendre via cet espace de la bibliothèque. Donc comment il est possible de grandir intellectuellement en tant que citoyen, dans une société et une démocratie qui sont à l'extérieur (dans l'imaginaire). Ex Libris montre l'importance de l'Histoire, de la culture et de la vérité dans le bien-être d'une personne. Parce qu'il fonctionne comme une pile de livres que le cinéaste ouvre un à un. Une collection de sujets essentiels pour parcourir chaque connaissance accumulée. Au sein de la fragilité sociale caractérisée par l'ensemble de l'œuvre de Wiseman (comme l'accès à certains services), il y a l'essentialité du savoir et de l'opportunité, par la transmission des connaissances (via la parole et l'image).
Rendre le réel plus intelligible va de paire avec une part d'ambiguïté. Parce que nous sommes au cinéma, alors il faut que le spectateur participe à ce qu'il regarde. Il faut donc plusieurs couches de lecture. Les films de Wiseman ne sont jamais des démonstrations de faits (grâce à tout ce qui a été dit précédemment) parce qu'il ouvre plusieurs brèches dans sa collection de sujets essentiels. Chaque échange, chaque apprentissage est un moyen de tout remettre en question. Que ce soit ce qui est dit devant la caméra, ou ce qui a été dit auparavant dans le film. Tels les contradictions entre médecins et infirmières dans Near Death (1989), où le cas d'une patiente divise les soignants. Ou même lorsque ces mêmes soignant doivent faire face aux volontés et angoisses des proches. Wiseman instaure plusieurs couches dans toute cette complexité. Il y a le rapport émotionnel à une situation, les enjeux politiques, les objectifs professionnels, puis le partage du savoir. L'ambiguïté qu'amène le cinéaste en créant cette dimension romanesque, c'est la capacité de pouvoir changer d'avis sur ce que l'on voit de séquence en séquence. Ou même, de pouvoir changer d'avis à chaque nouvelle information obtenue grâce à chaque nouvelle parole. C'est ce qui se déroule dans Near Death, où l'image se demande constamment si l'on droit croire tel ou tel soignant, et où le montage suggère que la décision pourrait revenir à d'autres personnes. Il est souvent possible de remarquer dans l'œuvre de Wiseman qu'il n'est pas aisé que les partis se mettent d'accord lors d'échanges. Pas nécessairement dans une quête de vérité, mais surtout dans une quête du discernement (par l'image et le regard du spectateur), afin de trouver comment se dessine une société alerte face aux fragilités.
Cette ambiguïté dans ce que filme Wiseman permet de construire quelque chose qui a toujours été très important pour le cinéaste. En montant ses films comme des romans, le cinéaste crée la rencontre entre plusieurs catégories sociales. Dans cet espace commun, dans cette parole qui se répand et dans l'organisation, les personnages du cinéma de Wiseman se rencontrent à la fois explicitement et implicitement. Certains se croisent physiquement, lors d'échanges (comme des conférences, des réunions, des manifestations, des fêtes, etc). Et certains se croisent grâce au montage, tel le rôle de la fiction. Toutefois, il y a certains lieux qui favorisent, plus que d'autres, cette rencontre entre des catégories sociales différentes. Même si l'œuvre du cinéaste se concentre principalement sur des populations vulnérables, il englobe tout le monde dans ses réflexions et ses perceptions. Frederick Wiseman compte tout de même six films dans un contexte artistique ou sportif. Il y a Ballet (1995), La Comédie Française (1996), La Danse (2009), Boxing Gym (2010), Crazy Horse (2011) et National Gallery (2014). S'il y a bien un fait de société qui rassemble beaucoup plus que tout autre, c'est la culture : au sens où elle inclut les arts et le sport. Toute personne a un quelconque lien avec une forme culturelle. Nous prendrons que trois exemples. Dans La Danse, le romanesque réunit des personnes de tous horizons, que ce soient parmi les artistes ou les ouvriers. Dans National Gallery, le romanesque réunit des gens différents parmi le public, se rassemblant autour de guides pour découvrir les œuvres. Dans Boxing Gym, le romanesque produit quelque chose d'encore plus beau. Tout d'abord, ce documentaire pourrait se voir comme une forme alternative à La Danse qui le précède dans la filmographie du cinéaste. La danse et la boxe deviennent soudainement des activités similaires, qui s'accompagnent toutes deux dans une chorégraphie de rencontres et de corps qui se livrent complètement. Mais surtout, la salle de boxe réunit plusieurs horizons sociaux, donnant un aperçu – tel un microcosme – de la société qui gravite autour de ce lieu. Le romanesque est aussi de pouvoir créer un concentré, où la société a tout un éventail de couleurs (on ne parle pas de peau) et de rythme propre à chaque personne. S'il y a bien quelque chose à retenir de cette salle de boxe, c'est l'entraide entre chaque personne venue pratiquer ce sport. Celle qui permet de se rencontrer, de se découvrir, de comprendre, et ainsi de tous converger vers un même objectif : faire sortir une tempête intérieure.
Il n'est pas innocent de pouvoir trouver un aspect littéraire dans les œuvres de Wiseman, tant ces rencontres et ces transmissions sont au cœur de ses démarches. Comme si la frontière entre réel et imaginaire pouvait se décomposer entre le son et le regard. Ainsi, la parole serait l'équivalent du réel si fragile, et l'image l'équivalent de la fiction essentielle. C'est pour cela que la parole se trouve au centre de chaque projet. La problématique qui est au cœur de l'image, et moins l'homme qui essaie de la résoudre. Attention, les personnages des films de Wiseman ne sont pas des messagers d'un sujet. Au contraire, ils incarnent sa fragilité. Tels des guides qui permettent au cinéaste, à sa caméra et à son micro de s'immerger dans chaque espace. Les personnes filmées sont des narrateurs, en fin de compte. Mais des narrateurs qui racontent leur propre histoire. C'est ensuite au cinéaste de la recomposer grâce au montage, pour trouver le meilleur moyen de la rendre sensible. En cela, In Jackson Heights (2015) est surement le meilleur film de Wiseman. Celui où l'on retrouve tous les motifs et toutes les préoccupations de chacune des autres œuvres, avec une force poétique et optimiste en plus. Le cinéaste n'a jamais aussi bien raconté que nous, êtres humains, avons besoin des uns et des autres. Chaque séquence est une petite histoire qui raconte de près ou de plus loin le bouleversement que provoque la gentrification du quartier. Au sein de toutes ces couleurs chaleureuses qui se déploient dans le cadre, Wiseman trouve les battements de cœur qui restent alors que les mutations s'installent. Au cœur de l'image, les couleurs accompagnent la chaleur humaine qui se dégage, accompagnent la croyance en la diversité. C'est donc bien le romanesque de ce qui tend à disparaître qui est au premier plan, avec les personnes pour incarner humainement et sensiblement ces problématiques. Raconter la détresse par la générosité.
Ex Libris - Copyright 2018 Kool Filmdistribution / Jonathan Blanc |
Rendre le réel plus intelligible va de paire avec une part d'ambiguïté. Parce que nous sommes au cinéma, alors il faut que le spectateur participe à ce qu'il regarde. Il faut donc plusieurs couches de lecture. Les films de Wiseman ne sont jamais des démonstrations de faits (grâce à tout ce qui a été dit précédemment) parce qu'il ouvre plusieurs brèches dans sa collection de sujets essentiels. Chaque échange, chaque apprentissage est un moyen de tout remettre en question. Que ce soit ce qui est dit devant la caméra, ou ce qui a été dit auparavant dans le film. Tels les contradictions entre médecins et infirmières dans Near Death (1989), où le cas d'une patiente divise les soignants. Ou même lorsque ces mêmes soignant doivent faire face aux volontés et angoisses des proches. Wiseman instaure plusieurs couches dans toute cette complexité. Il y a le rapport émotionnel à une situation, les enjeux politiques, les objectifs professionnels, puis le partage du savoir. L'ambiguïté qu'amène le cinéaste en créant cette dimension romanesque, c'est la capacité de pouvoir changer d'avis sur ce que l'on voit de séquence en séquence. Ou même, de pouvoir changer d'avis à chaque nouvelle information obtenue grâce à chaque nouvelle parole. C'est ce qui se déroule dans Near Death, où l'image se demande constamment si l'on droit croire tel ou tel soignant, et où le montage suggère que la décision pourrait revenir à d'autres personnes. Il est souvent possible de remarquer dans l'œuvre de Wiseman qu'il n'est pas aisé que les partis se mettent d'accord lors d'échanges. Pas nécessairement dans une quête de vérité, mais surtout dans une quête du discernement (par l'image et le regard du spectateur), afin de trouver comment se dessine une société alerte face aux fragilités.
Near Death - Copyright Zipporah |
Cette ambiguïté dans ce que filme Wiseman permet de construire quelque chose qui a toujours été très important pour le cinéaste. En montant ses films comme des romans, le cinéaste crée la rencontre entre plusieurs catégories sociales. Dans cet espace commun, dans cette parole qui se répand et dans l'organisation, les personnages du cinéma de Wiseman se rencontrent à la fois explicitement et implicitement. Certains se croisent physiquement, lors d'échanges (comme des conférences, des réunions, des manifestations, des fêtes, etc). Et certains se croisent grâce au montage, tel le rôle de la fiction. Toutefois, il y a certains lieux qui favorisent, plus que d'autres, cette rencontre entre des catégories sociales différentes. Même si l'œuvre du cinéaste se concentre principalement sur des populations vulnérables, il englobe tout le monde dans ses réflexions et ses perceptions. Frederick Wiseman compte tout de même six films dans un contexte artistique ou sportif. Il y a Ballet (1995), La Comédie Française (1996), La Danse (2009), Boxing Gym (2010), Crazy Horse (2011) et National Gallery (2014). S'il y a bien un fait de société qui rassemble beaucoup plus que tout autre, c'est la culture : au sens où elle inclut les arts et le sport. Toute personne a un quelconque lien avec une forme culturelle. Nous prendrons que trois exemples. Dans La Danse, le romanesque réunit des personnes de tous horizons, que ce soient parmi les artistes ou les ouvriers. Dans National Gallery, le romanesque réunit des gens différents parmi le public, se rassemblant autour de guides pour découvrir les œuvres. Dans Boxing Gym, le romanesque produit quelque chose d'encore plus beau. Tout d'abord, ce documentaire pourrait se voir comme une forme alternative à La Danse qui le précède dans la filmographie du cinéaste. La danse et la boxe deviennent soudainement des activités similaires, qui s'accompagnent toutes deux dans une chorégraphie de rencontres et de corps qui se livrent complètement. Mais surtout, la salle de boxe réunit plusieurs horizons sociaux, donnant un aperçu – tel un microcosme – de la société qui gravite autour de ce lieu. Le romanesque est aussi de pouvoir créer un concentré, où la société a tout un éventail de couleurs (on ne parle pas de peau) et de rythme propre à chaque personne. S'il y a bien quelque chose à retenir de cette salle de boxe, c'est l'entraide entre chaque personne venue pratiquer ce sport. Celle qui permet de se rencontrer, de se découvrir, de comprendre, et ainsi de tous converger vers un même objectif : faire sortir une tempête intérieure.
National Gallery - Copyright Sophie Dulac Distribution |
Il n'est pas innocent de pouvoir trouver un aspect littéraire dans les œuvres de Wiseman, tant ces rencontres et ces transmissions sont au cœur de ses démarches. Comme si la frontière entre réel et imaginaire pouvait se décomposer entre le son et le regard. Ainsi, la parole serait l'équivalent du réel si fragile, et l'image l'équivalent de la fiction essentielle. C'est pour cela que la parole se trouve au centre de chaque projet. La problématique qui est au cœur de l'image, et moins l'homme qui essaie de la résoudre. Attention, les personnages des films de Wiseman ne sont pas des messagers d'un sujet. Au contraire, ils incarnent sa fragilité. Tels des guides qui permettent au cinéaste, à sa caméra et à son micro de s'immerger dans chaque espace. Les personnes filmées sont des narrateurs, en fin de compte. Mais des narrateurs qui racontent leur propre histoire. C'est ensuite au cinéaste de la recomposer grâce au montage, pour trouver le meilleur moyen de la rendre sensible. En cela, In Jackson Heights (2015) est surement le meilleur film de Wiseman. Celui où l'on retrouve tous les motifs et toutes les préoccupations de chacune des autres œuvres, avec une force poétique et optimiste en plus. Le cinéaste n'a jamais aussi bien raconté que nous, êtres humains, avons besoin des uns et des autres. Chaque séquence est une petite histoire qui raconte de près ou de plus loin le bouleversement que provoque la gentrification du quartier. Au sein de toutes ces couleurs chaleureuses qui se déploient dans le cadre, Wiseman trouve les battements de cœur qui restent alors que les mutations s'installent. Au cœur de l'image, les couleurs accompagnent la chaleur humaine qui se dégage, accompagnent la croyance en la diversité. C'est donc bien le romanesque de ce qui tend à disparaître qui est au premier plan, avec les personnes pour incarner humainement et sensiblement ces problématiques. Raconter la détresse par la générosité.
Epilogue
In Jackson Heights - Copyright Moulins Films, LLC - courtesy of Zipporah Films, Inc |
La mécanique de Wiseman semble peut-être très bien rodée, mais c'est justement ce qui témoigne de la fragilité extrême du contenu des images. Si l'œuvre du cinéaste est autant romanesque, c'est parce que sa foi en l'humanité (qu'il n'a jamais cessé de démontrer) lui permet d'entrer en plein cœur d'un chaos. Il serait possible de résumer l'œuvre du cinéaste en une expression : « chercher l'idéal dans un paradis perdu ». Mais ce serait évidemment trop réducteur, trop simpliste. Parce qu'il ne cherche pas nécessairement des espaces qui ressemblent à des promesses d'utopies. Au contraire, il part toujours des résidus pour essayer de dessiner l'espoir qui se cache dans les liens entre humains. Ce sont les résidus d'un univers malade, où l'ivresse de chaque tumulte et l'accumulation des mutations de la société montrent qu'il faut délaisser le passé. C'est un système qui est arrivé au bout de ses capacités et de ses possibilités. Il faut presque tout réinventer. Il n'y a donc plus que le temps de l'instantané qui compte. Il y a celui de chaque espace englobé dans l'expansion. Il y a celui de l'endurance dans l'ubiquité. Il y a celui de refuser la simplicité, pour expliquer et transmettre tant qu'il le faudra. Et pourtant c'est un tout univers absolument vital, où il faut lutter pour continuer à croire en l'importance de l'échange de la parole, valeur démocratique et intellectuelle absolue. Par son appétit infatigable à écouter les gens parler, sans jamais interrompre pour laisser tout un espace de liberté et de réflexion, Wiseman définit dans le sens le plus parfait ce qu'est être citoyen. Ses personnages d'une utopie humaine sont les acteurs éternels de sa construction. Dans chacun de ses films, les images de Wiseman cherchent à maintenir à flot (pour éviter la noyade, la suffocation) un espoir qui reste dans l'esprit de communauté. Le cinéaste suspend le trouble dans l'instantané, pour essayer de redessiner la foi dans le social. Il diffère le discours politique, pour être dans la frontière entre l'essentiel et le fragile, pour être entre l'institution et l'humain. D'où l'existence abstraite de tout ce qu'il filme, parce qu'il faut pouvoir préserver, encadrer, partager. La présence d'autant de personnes différentes et d'autant d'institutions / services est le pouvoir de trouver à la fois la fragilité par le nombre, puis l'essentialité dans l'universalité. Que ce soient les institutions politiques & sociales de In Jackson Heights, de City Hall, de Public Housing ou de Monrovia, Indiana, le service de santé (soins intensifs) de Near Death, le sport de Boxing Gym, l'art & la culture de National Gallery, de Ex Libris, de La Danse, l'éducation de At Berkeley : tout est essentiel et fragile à la fois.
Chaque film de Frederick Wiseman est une expérience très ample, naviguant entre ambiguïté et compréhension. Du chaos social et culturel, les paroles s'élèvent et les images ouvrent des brèches d'espoir.
Teddy Devisme
Teddy Devisme