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[TOUCHE PAS NON PLUS À MES 90ϟs] : #73. Only Yesterday (Omohide Poro Poro)

© 1991 Studio Ghibli

Nous sommes tous un peu nostalgique de ce que l'on considère, parfois à raison, comme l'une des plus plaisantes époques de l'industrie cinématographique : le cinéma béni des 90's, avec ses petits bijoux, ses séries B burnées et ses savoureux (si...) nanars.
Une époque de tous les possibles où les héros étaient des humains qui ne se balladaient pas tous en collants, qui ne réalisaient pas leurs prouesses à coups d'effets spéciaux et de fonds verts, une époque où les petits studios venaient jouer dans la même cour que les grosses majors légendaires, où les enfants et l'imaginaire avaient leurs mots à dire,...
Bref, les 90's c'était bien, tout comme les 90's, voilà pourquoi on se fait le petit plaisir de créer une section où l'on ne parle QUE de ça et ce, sans la moindre modération.
Alors attachez bien vos ceintures, prenez votre ticket magique, votre spray anti-Dinos et la pillule rouge de Morpheus : on se replonge illico dans les années 90 !



#73. Souvenirs goutte à goutte (Omohide Poro Poro) de Isao Takahata (1991)

Suite au succès du film Le Tombeau des lucioles en 1988, Isao Takahata signe trois ans plus tard son oeuvre la moins connue de sa filmographie : Souvenirs goutte à goutte (Omohide Poro Poro), basée sur un manga éponyme, paru dans les années 80 au Japon. Tout comme le manga qui ne sera jamais publié en France, le film n’aura pas la chance de sortir dans nos salles hexagonales, ce qui peut expliquer en partie sa non-notoriété. Les parutions en DVD, puis en Blu-Ray n’ont connu aucun doublage dans notre langue, rendant son accessibilité difficile à un public jeune, qui a cependant aidé à la notoriété des précédents films du studio Ghibli, comme Mon Voisin Totoro et Kiki la petite sorcière. Ce dernier a d’ailleurs facilité la production de Souvenirs goutte à goutte, grâce à un succès conséquent. Disponible depuis le 1er février 2020 sur Netflix, il est accessible en VO mais aussi, pour la première fois, en VF. Plus d’excuse pour le découvrir donc ! 

© 1991 Studio Ghibli


L’idée d’adapter le manga crée par Hotaru Okamoto et Yuko Tone trottait dans la tête du célèbre studio Ghibli depuis la création de celui-ci. Mais pour le réalisateur Isao Takahata, il était inadaptable en l’état. La faute au récit initial, sorte de petites saynètes de la vie quotidienne de la jeune héroïne Taeko dans les années 60. En élaborant son scénario, Takahata décide d’y intégrer une deuxième timeline, en 1982, où nous voyons Taeko âgée de vingt-sept ans se remémorant sa dernière année d’école primaire, en 1966, tout en se préparant à partir passer quelques jours à la campagne.
Deux époques, deux récits, une héroïne dans un moment charnière de sa vie. Élevée à Tokyo, Taeko a un attrait pour la campagne, depuis petite. Pour ses congés annuels, elle part dix jours dans la région rurale de Yamagata, dans la ferme des beaux-parents de sa grande sœur. Dix jours à ramasser des fleurs de Carthame, qui une fois cueillies et travaillées, donnent une couleur rouge servant à teindre le textile. Tout en préparant ses affaires, en voyageant, Taeko se remémore des scènes fugaces de ses dix ans. Son attrait pour la campagne s’explique simplement : alors que ses amies partent chaque été dans leurs familles à la campagne, Taeko n'y a pas droit, toute sa famille se trouvant en ville. Ce sentiment lui est resté, à une époque où être un cas à part représente un affront. Pour parfaire la scission entre les deux époques, l’animation et la mise en scène se distinguent clairement. Les séquences de 1982 ont une volonté réaliste, des couleurs tranchées, des visages marqués et un espace sonore très présent. Celles de 1966, qui représentent l’enfance, sont douces pour accentuer l’effet de nostalgie. Les couleurs sont pastels, les visages sont plus proches d’un aspect manga (ronds avec de grands yeux). Le réalisateur se permet ici plus de moment onirique, il n’est pas étonnant de voir Taeko s’envoler dans les airs parce qu’elle est amoureuse. Il est facile de la comprendre dans ces moments-là : quand elle est gênée, ses joues se parent de rose, quand elle est heureuse, son sourire s’étend jusqu’à ses oreilles, quand elle est en colère, des traits bleus foncés parsèment son front : Takahata joue des codes du manga et accentue de ce fait un ton comique. Mais ces effets ne fonctionnent plus quand Taeko est adulte, tout se brouille, comme les sentiments de la jeune femme, qui se sent perdue. 

© 1991 Studio Ghibli

Le réalisateur ne choisit pas quelle trame est la principale, les deux ont leur importance. Le début du film est consacré à l’année 1966, avec des retour abruptes dans celle de 1982, au gré du voyage de Taeko. L’occasion de découvrir le personnage telle qu’elle était à dix ans. Le film s’intéresse bien entendu à ses déboires à l’école (ses difficultés à comprendre les fractions, son tout premier émoi amoureux), mais aussi au comportement de sa famille. Une mère douce mais droite, un père absent dont l’autorité est présente non pas pour éduquer ses filles (rôle exclusivement féminin ici) mais pour réprimander : calmer un caprice par une claque sur la joue, refuser une carrière artistique et ainsi briser les rêves d’une petite fille. Malgré l’aspect naïf des passages de l’enfance, Takahata n’hésite pas à peindre un côté politique aux années 60 montrées ici, où la modernité pointait son nez dans un Japon encore très ancré dans la tradition. L’arrivée des mini-jupes, du rock, des Beatles sont ainsi représentés. L’école a aussi son importance politique. La cantine où il est interdit de gaspiller de la nourriture, parce les pays voisins sont en guerre devient source de débat dans une classe, où on met en exergue l’importance de l’esprit critique. La puberté y est aussi abordée, dans une séquence où l’on apprend aux petites filles ce que sont les menstruations, avec un cours dédié (schéma à l’appui), des protections hygiéniques offertes par l’infirmerie. Taeko et ses amies qui ne sont pas encore menstruées sont choquées et honteuses, surtout quand les garçons sont mis au courant. Mais le long-métrage appuie sur le fait qu’il n’y a aucune honte à avoir, allant même jusqu’à critiquer le fait de devoir arrêter toutes activités physiques quand on les a : “je ne suis pas malade, j’ai juste mes règles” dit très justement une camarade de classe à Taeko, alors qu’elles sont toutes les deux sur le banc de touche : Taeko a un rhume, mais son amie a juste ses règles, et se sent tout à fait capable de faire une partie de ballon-prisonnier.
Au travers des yeux de Taeko, la seconde partie du film propose un regard sur le monde rural, sur l'agriculture, sa politique et le clivage avec la ville. Le personnage pose un regard tendre face aux paysages de campagne, face aux durs labeurs qu’apportent la vie agricole. Mais ce regard, malgré sa bienveillance, est porteur de cliché, de condescendance que Taeko va déconstruire petit à petit. En racontant ses anecdotes de petite fille, elle prend aussi le temps de se remettre en question. 

© 1991 Studio Ghibli


Toshio l’aide à se façonner un nouveau regard et perdre ses habitudes de citadine. Il lui explique que la campagne n’est pas si différente de la ville, toutes les deux façonnées par l’homme, mais d’une manière différente, évoquant ainsi par ces paysages toute l’histoire de la société japonaise. Taeko se rend ainsi compte que son amour de la campagne, aussi sincère soit-il, a tout de l’hypocrisie. Elle ne vaut pas mieux que les touristes estivaux venant se ressourcer innocemment, malgré son travail acharné aux champs. En ouvrant les yeux sur cet aspect, elle s’ouvre aussi les yeux sur ses avenirs. Au pluriel, car grâce à son introspection, elle se rend compte qu’elle s’est enfermée seule dans une vie qui ne lui convient pas. Des choix s’offrent à elle, encore faut-il les voir. Mais Taeko veut choisir en connaissance de cause, pour pouvoir enfin avancer.
Souvenirs goutte à goutte dévoile un univers onirique, où la nostalgie de l’enfance se fond dans une vie d’adulte rangée. C’est une histoire de regard, qui partant du passé vient remettre en cause le présent et fragiliser l’avenir. Au travers de son héroïne, Isao Takahata transcrit le changement profond, sociologique et culturel, de son pays après la guerre, nous offrant ainsi une allégorie subtile et magnifique. Nous ne pouvons pas assez conseiller de découvrir ce bijou. Sur le champs, si possible. 


Laura Enjolvy