[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rita, Sue and Bob too !
Réalisateur : Alan Clarke
Avec : Siobhan Finneran, Michelle Holmes, George Costigan, Lesley Sharp,…
Distributeur : Splendor Films
Budget : -
Genre : Comédie, Drame.
Nationalité : Britannique.
Durée : 1h29min
Date de sortie : 16 septembre 1987
Date de ressortie : 20 novembre 2024
Synopsis :
Rita et Sue sont deux amies lycéennes inséparables issues de la classe ouvrière. Pour se faire de l’argent de poche elles gardent les enfants d’un couple de petits-bourgeois, Bob et Michelle. Un soir où il ramène les deux adolescentes chez elles en voiture, Bob leur propose sans détour une partie de jambes en l’air que les deux jeunes filles ne tardent pas trop à accepter avec malice...
Les années 1980 en Grande-Bretagne sont synonymes de répression de la part de la première ministre Margaret Thatcher et de son gouvernement. Une période où émerge de plus en plus, au cinéma comme à la télévision, un besoin de protestation en célébrant des libertés sentimentales et sexuelles. Une décennie après le sulfureux Love de Ken Russell (1969), on peut trouver entre autres des films comme La maîtresse du lieutenant français de Karel Reisz (1981), My beautiful laundrette de Stephen Frears (1985), Mona Lisa de Neil Jordan (1986), ou Sammy et Rosie s'envoient en l'air de Stephen Frears (1987). Ce n'est pas une déferlante sur le sujet non plus, mais Rita, Sue and Bob too ! participe à ce phénomène cinématographique, où des cinéastes explorent des relations amoureuses hors des règles de la monogamie et de l'hétérosexualité exclusive via le mariage, prônées par la politique du moment. Si cette histoire d'un trio amoureux, entre deux lycéennes et un homme marié, a tout à fait sa place dans la cinéma d'Alan Clarke, c'est qu'il s'agit d'une nouvelle recherche d'émancipation dans un cadre social qui se dégrade.
Le film commence sur un plan d'ensemble sur un lotissement où le rouge vieilli des briques et le vert éclatant de l'herbe dominent. Ensuite, le cinéaste plante déjà le décor et le ton. Un homme ivre apparaît et déambule difficilement sur un trottoir. Autour de lui, personne à l'horizon, des logements avec des fenêtres fermées par des planches en bois, des chiens qui se battent. Avant de disparaître dans l'arrière-plan dans l'un des bâtiments, le travelling l'abandonnant pour faire apparaître Sue. Le tragique laisse place au comique : l'insolence de la jeune fille, cet homme sur son balcon la regardant passer en effectuant des mouvements vulgaires avec son corps (un va-et-vient en pliant les genoux clairement à suggestion sexuelle), et ces motards réunis au pied d'un autre bâtiment dégradé autour duquel des déchets sont éparpillés et une voiture abandonnée en très mauvais état. Le mouvement est donc ce qui importe le plus dans Rita, Sue and Bob too !, car dans une même scène il permet de bifurquer d'un lieu plombé par la misère à un autre lieu plus huppé. Là où Sue et Rita se dirigent, après s'être retrouvées dans ce bâtiment où se trouvent les motards.
Si le mouvement est aussi important, c'est parce qu'il est une altérité nécessaire à l'abattement et la désolation qui rongent ce lotissement. Que ce soit l'homme sur son balcon dans ses va-et-vient sexuellement suggestifs, l'homme ivre allant chercher ses boissons, les jeunes hommes avec leurs motos, ou plus tard ces personnes jouant au tennis et une soirée dansante : le mouvement permet de s'affranchir de l'impossibilité à bousculer leur condition et même ce qu'ils et elles sont. Les tournures comiques (voire grotesques) de certains mouvements sont aussi une façon de proposer une altérité aux états sentimentaux et physiques figés des personnages. Cette impossibilité à changer est représentative de leur environnement de classe ouvrière. Une vie enfermée dans la misère, presque isolée du monde alors que le territoire est vaste, avec des habitations trop vieilles pour leur temps. Des bâtiments comme de vieilles racines impossibles à retirer, qui n'arrivent pas à se connecter avec cet extérieur appelant à la liberté, la frivolité, le solaire. Tout y est affaire de travellings, pour propulser et accompagner les êtres dépourvus de fortune vers autrui, vers le désir : donc du matériel ramenant à la misère vers l'immatériel sensible. C’est qu’Alan Clarke propose une sorte d’entorse poétique et narquoise, du portrait qu’il fait de ce paysage en marque d’harmonie.
Une vitalité est recherchée au bout du mouvement. Le besoin de trouver un battement de coeur permettant d'extraire les personnages de la morosité ambiante, de trouver une sensation exaltante au milieu de ce paysage agonisant. Alors que l'environnement est constitué de quelques couleurs laissant imaginer un cadre de vie paisible et joyeux, il semble provenir d'une autre époque (passée) et plombé par une épidémie. Il n'est pas étonnant que, via le thème du sexe tabou ou via l'inertie du paysage, Rita, Sue and Bob too ! – mais aussi d'autres films cités au début – aient été fait et soient sortis en pleine période où le SIDA est apparu. En résulte une étude réaliste de ce qu'est la liberté sentimentale et sexuelle, sans jamais juger les personnages. L'ambivalence des relations entre les trois personnages naît par la considération de leurs points de vues respectifs, en refusant de voir ce "trouple" comme un noyau unique et binaire (bien ou mal). La violation du tabou et les rapports sexuels ne sont pas vus comme un mal, d'autant que l'évolution du film tend à montrer que Bob est la personne dupée et naïve (avec même une part d'espièglerie dans les séquences plus érotiques). Alan Clarke puise dans l'insolence des deux jeunes femmes, jamais victimes et toujours consentantes, qui ne sentent simplement pas connectées à leur époque. Même si Rita est plus prude et obéissante, et Sue est plus provocatrice et sans tabou.
L'approche sans jugement (alors qu'il s'agit de rapports sexuels avec des mineures) s'ancre parfaitement dans le cinéma d'Alan Clarke. Le malaise de cette situation n'a d'égal que l'aberration de la misère dans un paysage si agréable. Tout comme le ton ironique et comique choisit indique que le jusqu'au boutisme devient la seule alternative à la répression. C'est l'humanité vue par le cinéaste, qu'il fait retourner à un état purement animal. Ainsi, des êtres régis par leurs désirs et pulsions. Pas de moralisation, ni de profondeur philosophique ou métaphysique, juste cet instinct lié à la chair qui envoie à un ailleurs plus sensible. Le film utilise ces différents lieux (le lotissement sinistré, l'habitation luxueuse de Bob) pour symboliser l'écart croissant entre les classes sociales britanniques sous Thatcher. Il y a les propriétaires de plus en plus aisés et les personnes coincées dans les territoires défavorisés. Un véritable choc entre deux espaces, entre deux rapports au monde. Tel Bob croyant profiter des jeunes filles, alors qu'elles se montrent bien plus intelligentes et cyniques que lui. Rita, Sue and Bob too ! semble même être un défi au regard : désapprouver reviendrait à enfermer Rita et Sue dans leur condition sociale sinistre, et à condamner superficiellement Bob. Tandis qu'approuver reviendrait à accepter l'immoralité (telle que la pédophilie), à accepter qu'aucune règle n'est valable en société.
L'animalité, la pulsion, la chair dans un choc entre deux rapports au monde, sont autant d'éléments confirmant le désespoir dans lequel s'inscrit le cinéma d'Alan Clarke. Alors qu'il s'agit d'une comédie, le film arrive à évoquer l'alcoolisme, le racisme, la violence conjugale inscrits dans cet environnement comme peuvent l'être des tags sur un mur. Dans tout cela, le tabou sexuel et le polyamour deviennent une alternative, une voie possible vers le bonheur, vers la quête de soi. Au sein de ce cadre étouffant car sinistré et abandonné (avec même l'idée que la proximité imposée par le voisinage peut être toxique), l'acte sexuel et la jouissance sont des forces. Comme peuvent l'être la rébellion dans Scum (1979) et la violence dans Made in Britain (1983). L'idée étant toujours, pour les personnages d'Alan Clarke, de trouver (via la pulsion) ce moyen de casser les barrières sociales. Rita, Sue and Bob too ! est le versant joyeux et érotique de l'émancipation qu'oppose le cinéaste à la rigidité, le conservatisme et les moeurs dépassées du pays sous Thatcher. Cette liberté (sentimentale et physique) est un moyen de retrouver l'humain derrière les idées et concepts qui constituent une nation et s'imposent à son peuple. Tel un plan sexuel à trois s'apprêtant à avoir lieu, sous une couette au motif du drapeau du Royaume-Uni.
Teddy Devisme
Avec : Siobhan Finneran, Michelle Holmes, George Costigan, Lesley Sharp,…
Distributeur : Splendor Films
Budget : -
Genre : Comédie, Drame.
Nationalité : Britannique.
Durée : 1h29min
Date de sortie : 16 septembre 1987
Date de ressortie : 20 novembre 2024
Synopsis :
Rita et Sue sont deux amies lycéennes inséparables issues de la classe ouvrière. Pour se faire de l’argent de poche elles gardent les enfants d’un couple de petits-bourgeois, Bob et Michelle. Un soir où il ramène les deux adolescentes chez elles en voiture, Bob leur propose sans détour une partie de jambes en l’air que les deux jeunes filles ne tardent pas trop à accepter avec malice...
Critique :
#RitaSueAndBobToo! est le versant joyeux et érotique de l'émancipation qu'oppose Clarke à la rigidité, le conservatisme et les moeurs dépassées de l'Angleterre sous Thatcher, où la liberté sexuelle devient une voie possible vers le bonheur dans la quête de soi.
— Fucking Cinephiles (@FuckCinephiles) November 9, 2024
(@Teddy_Devisme) pic.twitter.com/MQj6vs5JYG
Les années 1980 en Grande-Bretagne sont synonymes de répression de la part de la première ministre Margaret Thatcher et de son gouvernement. Une période où émerge de plus en plus, au cinéma comme à la télévision, un besoin de protestation en célébrant des libertés sentimentales et sexuelles. Une décennie après le sulfureux Love de Ken Russell (1969), on peut trouver entre autres des films comme La maîtresse du lieutenant français de Karel Reisz (1981), My beautiful laundrette de Stephen Frears (1985), Mona Lisa de Neil Jordan (1986), ou Sammy et Rosie s'envoient en l'air de Stephen Frears (1987). Ce n'est pas une déferlante sur le sujet non plus, mais Rita, Sue and Bob too ! participe à ce phénomène cinématographique, où des cinéastes explorent des relations amoureuses hors des règles de la monogamie et de l'hétérosexualité exclusive via le mariage, prônées par la politique du moment. Si cette histoire d'un trio amoureux, entre deux lycéennes et un homme marié, a tout à fait sa place dans la cinéma d'Alan Clarke, c'est qu'il s'agit d'une nouvelle recherche d'émancipation dans un cadre social qui se dégrade.
Le film commence sur un plan d'ensemble sur un lotissement où le rouge vieilli des briques et le vert éclatant de l'herbe dominent. Ensuite, le cinéaste plante déjà le décor et le ton. Un homme ivre apparaît et déambule difficilement sur un trottoir. Autour de lui, personne à l'horizon, des logements avec des fenêtres fermées par des planches en bois, des chiens qui se battent. Avant de disparaître dans l'arrière-plan dans l'un des bâtiments, le travelling l'abandonnant pour faire apparaître Sue. Le tragique laisse place au comique : l'insolence de la jeune fille, cet homme sur son balcon la regardant passer en effectuant des mouvements vulgaires avec son corps (un va-et-vient en pliant les genoux clairement à suggestion sexuelle), et ces motards réunis au pied d'un autre bâtiment dégradé autour duquel des déchets sont éparpillés et une voiture abandonnée en très mauvais état. Le mouvement est donc ce qui importe le plus dans Rita, Sue and Bob too !, car dans une même scène il permet de bifurquer d'un lieu plombé par la misère à un autre lieu plus huppé. Là où Sue et Rita se dirigent, après s'être retrouvées dans ce bâtiment où se trouvent les motards.
© 2024 Splendor Films. Tous droits réservés. |
Si le mouvement est aussi important, c'est parce qu'il est une altérité nécessaire à l'abattement et la désolation qui rongent ce lotissement. Que ce soit l'homme sur son balcon dans ses va-et-vient sexuellement suggestifs, l'homme ivre allant chercher ses boissons, les jeunes hommes avec leurs motos, ou plus tard ces personnes jouant au tennis et une soirée dansante : le mouvement permet de s'affranchir de l'impossibilité à bousculer leur condition et même ce qu'ils et elles sont. Les tournures comiques (voire grotesques) de certains mouvements sont aussi une façon de proposer une altérité aux états sentimentaux et physiques figés des personnages. Cette impossibilité à changer est représentative de leur environnement de classe ouvrière. Une vie enfermée dans la misère, presque isolée du monde alors que le territoire est vaste, avec des habitations trop vieilles pour leur temps. Des bâtiments comme de vieilles racines impossibles à retirer, qui n'arrivent pas à se connecter avec cet extérieur appelant à la liberté, la frivolité, le solaire. Tout y est affaire de travellings, pour propulser et accompagner les êtres dépourvus de fortune vers autrui, vers le désir : donc du matériel ramenant à la misère vers l'immatériel sensible. C’est qu’Alan Clarke propose une sorte d’entorse poétique et narquoise, du portrait qu’il fait de ce paysage en marque d’harmonie.
Une vitalité est recherchée au bout du mouvement. Le besoin de trouver un battement de coeur permettant d'extraire les personnages de la morosité ambiante, de trouver une sensation exaltante au milieu de ce paysage agonisant. Alors que l'environnement est constitué de quelques couleurs laissant imaginer un cadre de vie paisible et joyeux, il semble provenir d'une autre époque (passée) et plombé par une épidémie. Il n'est pas étonnant que, via le thème du sexe tabou ou via l'inertie du paysage, Rita, Sue and Bob too ! – mais aussi d'autres films cités au début – aient été fait et soient sortis en pleine période où le SIDA est apparu. En résulte une étude réaliste de ce qu'est la liberté sentimentale et sexuelle, sans jamais juger les personnages. L'ambivalence des relations entre les trois personnages naît par la considération de leurs points de vues respectifs, en refusant de voir ce "trouple" comme un noyau unique et binaire (bien ou mal). La violation du tabou et les rapports sexuels ne sont pas vus comme un mal, d'autant que l'évolution du film tend à montrer que Bob est la personne dupée et naïve (avec même une part d'espièglerie dans les séquences plus érotiques). Alan Clarke puise dans l'insolence des deux jeunes femmes, jamais victimes et toujours consentantes, qui ne sentent simplement pas connectées à leur époque. Même si Rita est plus prude et obéissante, et Sue est plus provocatrice et sans tabou.
L'approche sans jugement (alors qu'il s'agit de rapports sexuels avec des mineures) s'ancre parfaitement dans le cinéma d'Alan Clarke. Le malaise de cette situation n'a d'égal que l'aberration de la misère dans un paysage si agréable. Tout comme le ton ironique et comique choisit indique que le jusqu'au boutisme devient la seule alternative à la répression. C'est l'humanité vue par le cinéaste, qu'il fait retourner à un état purement animal. Ainsi, des êtres régis par leurs désirs et pulsions. Pas de moralisation, ni de profondeur philosophique ou métaphysique, juste cet instinct lié à la chair qui envoie à un ailleurs plus sensible. Le film utilise ces différents lieux (le lotissement sinistré, l'habitation luxueuse de Bob) pour symboliser l'écart croissant entre les classes sociales britanniques sous Thatcher. Il y a les propriétaires de plus en plus aisés et les personnes coincées dans les territoires défavorisés. Un véritable choc entre deux espaces, entre deux rapports au monde. Tel Bob croyant profiter des jeunes filles, alors qu'elles se montrent bien plus intelligentes et cyniques que lui. Rita, Sue and Bob too ! semble même être un défi au regard : désapprouver reviendrait à enfermer Rita et Sue dans leur condition sociale sinistre, et à condamner superficiellement Bob. Tandis qu'approuver reviendrait à accepter l'immoralité (telle que la pédophilie), à accepter qu'aucune règle n'est valable en société.
© 2024 Splendor Films. Tous droits réservés. |
L'animalité, la pulsion, la chair dans un choc entre deux rapports au monde, sont autant d'éléments confirmant le désespoir dans lequel s'inscrit le cinéma d'Alan Clarke. Alors qu'il s'agit d'une comédie, le film arrive à évoquer l'alcoolisme, le racisme, la violence conjugale inscrits dans cet environnement comme peuvent l'être des tags sur un mur. Dans tout cela, le tabou sexuel et le polyamour deviennent une alternative, une voie possible vers le bonheur, vers la quête de soi. Au sein de ce cadre étouffant car sinistré et abandonné (avec même l'idée que la proximité imposée par le voisinage peut être toxique), l'acte sexuel et la jouissance sont des forces. Comme peuvent l'être la rébellion dans Scum (1979) et la violence dans Made in Britain (1983). L'idée étant toujours, pour les personnages d'Alan Clarke, de trouver (via la pulsion) ce moyen de casser les barrières sociales. Rita, Sue and Bob too ! est le versant joyeux et érotique de l'émancipation qu'oppose le cinéaste à la rigidité, le conservatisme et les moeurs dépassées du pays sous Thatcher. Cette liberté (sentimentale et physique) est un moyen de retrouver l'humain derrière les idées et concepts qui constituent une nation et s'imposent à son peuple. Tel un plan sexuel à trois s'apprêtant à avoir lieu, sous une couette au motif du drapeau du Royaume-Uni.
Teddy Devisme