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[ENTRETIEN] : Entretien avec Alexe Poukine (Sans Frapper)

© Isabelle Schapira / La Vingt-Cinquième Heure

Le 8 mars, jour symbolique et international de mobilisations autour des droits des femmes, nous avons rencontré la réalisatrice Alexe Poukine à l'occasion de la sortie de son nouveau documentaire Sans Frapper. L’entretien s’est tenu dans un petit café parisien proche de Montmartre, bercé par le doux bruit de la machine qui produit de délicieux Latte. La voix d’Alexe Poukine est douce, et pendant un instant, nous avons eu peur que notre micro ne vienne capter le bruit des tasses qui s’entrechoquent plus que ses propos. Heureusement, ses mots sont venus s’imprimer dans l’enregistreur. Des mots puissants qui dévoilent l’engagement politique de la cinéaste.

« Le film est arrivé à un moment particulier au sein du cinéma. Nous avons commencé à tourner au moment de l’affaire Weinstein alors que j’avais écrit le film bien avant #MeToo. Il y avait une espèce d’urgence de voir apparaître l'émergence d’un “nous” »

Vous avez réalisé des documentaires et un moyen métrage de fiction. Sans Frapper est à la rencontre des deux genres, un documentaire où les protagonistes jouent le texte de Ada. Comment voyez-vous le film dans votre œuvre en construction ?

Pour moi, Sans Frapper est complètement un documentaire, mais il possède un dispositif fictionnel. C’est un documentaire sur l’histoire d'Ada et sur l’histoire des quatorze personnes qui interprètent le rôle d’Ada. C’est aussi un film sur la performativité de l’interprétation. Qu’est-ce que ça fait d’interpréter le rôle de quelqu’un d’autre ? Comment cela résonne, ou pas, avec notre propre histoire ? Qu’est-ce ça veut dire d’être un être humain, qu’est-ce que ça veut dire de pouvoir s’identifier ou pas avec d’autres êtres humains ? Surtout avec des êtres humains auxquels on n’a pas forcément envie de s’identifier, c’est-à-dire des victimes, et encore moins des victimes de viol. C’est aussi la grande question du genre documentaire ou de fiction. C’est Godard je crois qui disait que quand on fait un film de fiction avec Brigitte Bardot, on fait un documentaire sur Brigitte Bardot parce que ce sont les cheveux de Brigitte Bardot, la voix de Brigitte Bardot, le corps de Brigitte Bardot. Et en même temps, à partir du moment où vous mettez une caméra, les gens ne sont plus eux-mêmes et cela devient aussi de la fiction. Donc la question du documentaire et de la fiction est très complexe et d’une certaine façon, pour moi, elle n’est pas vraiment occurrente. J’ai utilisé un dispositif d’interprétation dans ce documentaire mais ça n’en fait pas moins complètement un documentaire.

La structure du film m’a beaucoup intéressée parce qu’elle essaie constamment de provoquer quelque chose en nous. Le montage est très fin je trouve, à tel point que l’on peut percevoir la nuance du jeu et de la réalité. Comment avez-vous construit cela ?

Tous mes films sont des films de montage et vraiment je dois dire un énorme merci à ma monteuse qui s’appelle Agnès Bruckert. Elle a monté tous mes films et je pense que le jour où elle arrêtera le montage, j’arrêterais de faire des films ! Pour chaque film, nous essayons d’être les plus rigoureuses possible, parce que ce sont des sujets complexes. Ce ne sont pas des films que l’on peut monter au burin. Sans Frapper par exemple, il fallait déjà que le public comprenne le dispositif. Parce que l’idée n’était pas de jouer avec le public. Mais je voulais aussi interroger les représentations des spectateurs, je voulais qu’ils travaillent en même temps que le film. Il y a des gens qui comprennent directement de quoi nous parlons. Ils comprennent directement que ce sont des gens qui jouent, parce qu’ils l’entendent, ils le sentent, ils le voient. Mais il y a des gens qui ne comprennent que quand les mots sont énoncés, sont posés. On a donc ajouté des moments où l’on entend ma voix dire en off “ça va le texte, tu le sens comment ?”.

Pour le reste, ce n’est pas parce que vous faites un film sur le viol qu’il doit être terrible à tous les étages. Une femme violée n’est pas qu’une victime, de la même façon qu’un violeur n’est pas qu’un bourreau. Nous avons essayé de garder des moments plus calme, sachant que c’est quand même un film assez radical parce qu’il y a au moins 95% de parole. Quand j’ai écrit le film, j’avais imaginé des moments de respiration, où il y avait une femme qui court dans un bois, des trucs comme ça. J’avais inventé des scènes pas très intéressantes, heureusement que je ne les ai pas tournées ! Au bout d’un moment, avec ma monteuse, nous nous sommes dit s’il existe des personnes qui se coltinent la question du viol toute leur vie, je pense que les autres spectateurs peuvent tenir une heure vingt sur le sujet. Dans les commissions de cinéma, c’est quelque chose que l’on arrêtait pas de me dire “n’oublie pas de préciser qu’il y a du souffle, pour les rassurer”. J’ai préféré garder les gens vivants et ne pas en rajouter, afin de ne pas effacer leur humanité. On a quand même ellipsé quelque peu l’histoire. Il n’y a qu’un viol qui est raconté dans son intégralité, les autres sont moins graphiques parce que je voulais quand même que le film soit “entendable”. Je sais que quand c’est trop dur, en tant que spectatrice, tout mon cerveau se met en branle pour lutter contre le film parce que je ne peux pas recevoir quelque chose de trop violent. Il fallait qu’on fasse un film qui puisse atteindre les gens et qui puisse dire ce que c’est qu’un viol sans pour autant les repousser. Puis il y avait la question des hommes du film qui sont auteurs de viol. Comment inclure leur parole sans qu’elle prenne toute la place, sans qu’ils deviennent les héros du film, sans les valoriser à l’extrême comme c’est souvent le cas ? Dès que vous mettez un homme, la parole des femmes n'existe plus dans la société, elle n’est plus intéressante. J’exagère un peu mais je le pense quand même. Il y avait tout cet équilibre là qui a été un travail minutieux.

Sans frapper - © La Vingt-Cinquième heure


Quand avez-vous compris qu’il vous faudrait interroger aussi des hommes sur leur rapport au viol ? Était-ce présent dès le départ dans votre dispositif ?

Non au début je pensais qu’il n’y aurait que des femmes dans le film. Mais assez vite, je me suis dit c’est comme si … Alors l’image est vraiment nulle, excusez-moi, mais c’est un peu comme si vous faisiez une thérapie de couple sans l’autre, cela ne peut pas fonctionner. Cette relation de violence — je n’aime pas le mot “relation” dans ce cas-là mais je n’en trouve pas d’autre — n’existe pas sans l’autre. Si nous donnons la possibilité de réfléchir uniquement aux femmes, en pensant que c’est notre problème finalement et que ce n’est pas du tout le problème des hommes, on ne va jamais s’en sortir. Parce que les viols vont continuer à être perpétrés. S’il y a une femme sur six victime de viol, et encore, je pense que le chiffre est très optimiste, cela veut aussi dire qu’il y a des hommes autour de nous qui violent. Et là on peut se demander combien d’hommes nous connaissons ?

Pas mal est une réponse acceptable je pense…

Voilà ! Et combien d’entre eux ont déjà violé ? C’est une question que l’on ne se pose jamais. Il sont invisibles, ils n’existent pas. Je me dis qu’il est très urgent que l’on déconstruise cette image de monstre. J'ai un ami qui est d’ailleurs un cinéaste très connu, dont les films sont sélectionnés à Cannes, etc … Quand je lui ai raconté l’idée du film, il m’a dit “si ça c’est un viol, je suis donc un violeur”, sous-entendu “ce n’est pas un viol puisque je ne peux pas être un violeur”, puisque les violeurs sont toujours des monstres. Si l’on ne déconstruit pas cette image du violeur-monstre, jamais les hommes ne pourront prendre conscience de ce qu’ils font. Alors bien sûr, il existe des hommes qui commettent des viols de façon consciente, qui aiment la violence, qui aiment soumettre les femmes, mais il y a aussi beaucoup d’hommes pour qui c’est tellement légitime d’être violent qu’ils ne conscientisent même plus leur acte.

D’autant plus que les deux hommes que vous interrogez dans le film ne possèdent aucun stéréotype du violeur-type. Cela questionne notre perception de la violence chez les hommes, elle n’est pas visible.

C’est pour ça que j’ai voulu ce titre, Sans Frapper, parce qu’en général la violence n’a rien de spectaculaire.

Surtout quand elle est si intériorisée.

Exactement. Nous sommes beaucoup à penser qu’on ne peut pas être violée par son conjoint, alors qu’un tiers des viols ont lieu au sein du couple. On ne pense pas que cette violence puisse venir dans notre intimité parce que notre imaginaire a été conditionné ainsi. Si vous avez accepté une fois un tel type de relation sexuelle ou de pratique sexuelle, si la deuxième fois on vous force à le faire, cela devient votre faute parce que vous avez dit oui la première fois. Or le consentement est graduel. Ce qu’on accepte le mardi n’est pas forcément ce qu’on va accepter le lendemain, ou même la minute d’après. Cette représentation du consentement n’est jamais visible et la plupart des gens naviguent dans leur sexualité sans avoir les armes pour comprendre ce qui se passe. L’ignorance est très dangereuse de mon point de vue. La prise de conscience devient assez urgente.

J’ai lu que vous avez rencontré Ada lors d’un Q&A autour de votre premier film. Comment son histoire est devenue matière pour un film ? A t-elle eu un droit de regard sur le tournage ?

Alors non … Si c’était à refaire, je pense que je ne le ferais pas comme ça. Je lui ai demandé d’écrire un texte parce que je voulais faire une adaptation cinématographique de son histoire. Mais elle n’est pas qu’autrice dans le processus, c’est grâce à elle que j’ai compris ce que c’était qu’un viol, que j’ai compris plein de chose sur la domination masculine, sur moi-même, sur mon éducation, sur l’éducation que j’étais en train de donner à ma fille… Je la vois plus comme initiatrice que comme scénariste du film. Ensuite, je dois avouer que je ne voulais pas de co-réalisation. Sûrement parce que le cinéma est le seul endroit où je peux faire ce que je veux. Je suis hyper admirative des gens qui font des co-réalisations parce que je m’en sens incapable. On peut y voir une certaine violence égoïste de ma part. L’idée d’une harmonie entre les intervenant⋅es est venue lors de nos conversations. Ada m’avait fait remarquer que l’on manquait de récits auxquels on pouvait s’identifier. C’est très facile de se sentir seul⋅e. Il y a bien sûr le livre de Despente, King Kong Theory, mais ce qu’elle raconte s’apparente à la représentation classique, si je puis dire, d’un viol commis par des inconnus armés. En parlant avec Ada, j’ai compris qu’il fallait avoir un cœur commun mais des histoires multiples.


« Si l’on ne déconstruit pas cette image du violeur-monstre, jamais les hommes ne pourront prendre conscience de ce qu’ils font »

J’imagine qu’il n’est pas évident de travailler une image quand celle-ci se base sur la parole. L’image est très douce et une atmosphère d’intimité s’installe parce que vous filmez chez vos protagonistes. Je me demandais, comment avez-vous pensé votre mise en scène ?

Je dois tout à Elin Kirschfink, qui a fait la photographie du film. C’est une personne extrêmement bienveillante et généreuse. Même chose pour Bruno Schweisguth qui s’est occupé du son. Non seulement, ce sont des gens qui artistiquement sont géniaux mais en même temps ils sont tellement adorables et humains, ils sont à l’écoute. Cela permet de créer cette atmosphère douce et que les intervenants se sentent à l’aise. Elin a fait un travail de malade parce que nous n’avions que quatre heures pour filmer chaque personne, montage et démontage de matériels inclus. On n’avait pas d’argent pour utiliser des lumières et nous avons tourné en Belgique, en hiver, je vous laisse imaginer la luminosité ! Mais c’était une volonté de ma part d’avoir une douceur à l’image, je déteste les documentaires gris parce qu’on va parler de viol. France 2 avait fait d’ailleurs un documentaire où les femmes témoignaient toutes dans un studio, sur un canapé qu’ils avaient déchiré, il y avait des fleurs fanées, des bris de verre, des meubles délabrés,… Quelle indécence. Ça m’intéressait qu’on puisse voir l’intérieur des protagonistes parce que ça dit quelque chose d’eux. Le film est arrivé à un moment particulier au sein du cinéma. Nous avons commencé à tourner au moment de l’affaire Weinstein alors que j’avais écrit le film bien avant #MeToo. Il y avait une espèce d’urgence de voir apparaître l'émergence d’un “nous”. La confiance s’est installée autour de ça.

Sans frapper - © La Vingt-Cinquième heure


C’est intéressant parce que Sans Frapper survient au moment où il y a une émergence de films et de documentaires traitant des sujets de viol, de violence sexiste et sexuelle. Quand on creuse un peu, on se rend compte, comme c’est le cas ici, que les films ont été pensé et/ou écrit bien avant #MeToo mais ont eu du mal à obtenir des financements. Quel a été votre parcours pour produire le film ?

Vaste question … Alors, il faut savoir que je suis française malgré ce que dit ma page Wikipédia et le CNC avait produit mon premier long métrage documentaire. C’est vrai qu'au vu de son sujet, le film a été très compliqué à monter. Mais cette fois, je n’ai reçu aucune aide du CNC. J’ai aussi eu des retours de commissions assez salés. Par exemple, une des commissions de financement m’a carrément dit “faites un film sur un vrai viol, ce sera plus intéressant”. La France a mis très peu d’argent sur le film. J’ai eu beaucoup de chance que la Belgique se lance et donne de l'argent. #MeToo avait pris de l’ampleur quand le montage a été fini, ce qui nous a aidé à obtenir une visibilité. Je pense sincèrement que si je l'avais tourné deux ans plus tôt, mon film serait passé à la trappe. Un film, ce n’est pas uniquement des esprits géniaux qui se mettent ensemble, c’est aussi un produit de son temps.


Vous aviez confié assez ouvertement vos préjugés face au témoignage d’Ada tout d’abord, le film a-t-il été un moyen de changer de regard sur les victimes ? Qu’avez-vous appris de ce tournage en tant que cinéaste et documentariste ?

Je ne sais pas ce que ça m’a appris, mais ça m’interroge sur ce qu’on fait des histoires et de l’image des gens. Quand vous êtes réalisatrice, il y a beaucoup de vénération autour de ce métier. C’est l’histoire d’Ada mais c’est moi qui suis mise en avant. Il y a des gens qui prêtent leur visage au film, cela peut être compliqué pour eux de vivre avec. Je m’interroge beaucoup sur la responsabilité que j’ai. Politiquement, individuellement, ce que mes actes et mes mots ont comme conséquences. Puis, je me suis rendue compte de quelque chose. Dans la vie, je suis plutôt quelqu’un de marrant. Mais en faisant des films, Sans Frapper notamment, je me suis aperçue que je faisais des films loin d’être marrant ! Palma [son moyen métrage de fiction, réalisé en 2020, ndlr] devait être une comédie, finalement c’est un drame. Sans Frapper m’a aidée à assumer que j’allais sûrement continuer sur cette lancée et que je ne réaliserais aucune comédie. Je me suis beaucoup excusée au début des projections du film de montrer au public un film aussi lourd à regarder. Je me suis excusée, excusée et encore excusée de confronter aussi durement les spectateurs. Mais les gens ont des trucs à dire. Des choses belles, des choses dures, des choses profondes et c’est peut-être à nous, les cinéastes, de se poser la question de comment les mettre en image, sans forcément faire son beurre sur le dos des victimes.


Propos recueillis par Laura Enjolvy le 8 mars 2022


Merci à Anne-Lise Kontz

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