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[ENTRETIEN] : Entretien avec Sean Baker et Simon Rex (Red Rocket)

Sean Baker et Simon Rex - © Manon Franken / © Drew Daniels - 2021 Red Rocket Productions, LLC

Bien que ce ne soit pas son premier long-métrage, Sean Baker avait créé un mini-buzz en France à la sortie de Tangerine (2015), qui avait la particularité d’être filmé à l’iPhone. Il mettait en scène deux travailleuses du sexe transgenres à la recherche d’un amant infidèle. Le réalisateur avait poursuivi sa représentation de personnages précaires et en marge de la société avec The Florida Projet, l’histoire d’une enfant vivant dans un motel plus que modeste, à côté de Disneyworld. Il revient cette fois avec Red Rocket, présenté en compétition au dernier Festival de Cannes. Le film suit Mikey, une ancienne star du porno sans emploi et sans vrai plan d’avenir, qui débarque au Texas dans l’espoir que son ex-compagne (pas franchement ravie de le voir) puisse lui offrir le gîte. En se rendant dans le restaurant de donuts du coin, Mikey rencontre Strawberry, une adolescente qui tombe sous son charme. Il voit en elle une façon de retrouver sa gloire d’antan.

Nous avons rencontré, lors d’une table ronde, Sean Baker en compagnie de Simon Rex, interprète du personnage principal. Nous avons pu aborder la conception du film et la difficulté de brosser le portrait réaliste d’un archétype masculin aussi moralement douteux que drôle et attachant.


On commence avec une question pour vous Sean. D’où vient l’idée du film ?

Sean Baker : Elle vient de recherches que j’avais fait pour mon film Starlet. J’avais découvert qu’il y avait un archétype masculin particulier dans, pas tous mais la plupart, des films pour adultes. Je voulais traiter d’un personnage qui soit un de ces archétypes.


Red Rocket évoque la fin d’une ère, en particulier celle des élections présidentielles de 2016. Quelle était l’importance pour vous d’inclure cela dans le film ?  

SB : C’était important pour moi de situer le film dans un moment spécifique. Je voulais capturer ce à quoi ressemblait cet été. Il s’agissait surtout d’un constat, je suis resté ambigüe sur la politique, je voulais amener les spectateurs à se faire leur propre réflexion, leur propre interprétation.


Vous êtes devenu un réalisateur qui filme les Etats-Unis, aviez-vous l’ambition de faire un portrait de votre pays ?

SB : Non, je pense que c’est plutôt une sorte de voie qui s’est présentée. Je suis devenu réalisateur parce que comme nous tous, j’étais fasciné par les films, je suis tombé amoureux du cinéma très jeune. Je pense que c’est avec mon deuxième long-métrage que j’ai commencé à explorer des sujets qui, je suppose, peuvent être vus comme étant politiques. Je pense que c’est uniquement parce qu’ils sont sous-représentés dans les films et à la télévision que les gens voient donc ça comme une sorte de « mission » mais c’est plus une réponse à ce que je vois. Je désire représenter des gens d’une façon différente. C’est vrai que dans un sens ce sont des histoires américaines.


Copyright Drew Daniels - 2021 Red Rocket Productions, LLC


Simon, comment était-ce, en tant qu’acteur, d’embrasser ce point de vue, de devenir ce personnage qui n’est pas habitué à être représenté sur les écrans ?

Simon Rex : Je ne vois pas beaucoup de films qui ont pour personnage principal un anti-héros, c’est drôle parce qu’il y a le défi de rendre une mauvaise personne attachante. J’avais toujours voulu essayer cette expérience. En tant qu’acteur, vous devenez différents personnages, différentes choses à la fois, il y avait cette opportunité de faire quelque chose à la fois comique et tragique. Bien sûr, je voulais aussi travailler avec ce réalisateur, j’avais envie de relever ce défi, de sortir de ma zone de confort, d’être vulnérable. Et honnêtement, j’avais beaucoup de temps pendant la pandémie, je ne tournais rien d’autre, je n’avais rien à perdre, c’est un bon moment. C’était la tempête parfaite dans ces temps bizarres.


Comment vous positionnez-vous vous, chacun, face au personnage de Mikey, antipathique mais attachant ?

SR : Sur le papier, vous ne ressentez rien pour ce gars mais c’était mon boulot de le rendre charmant. Peut-être qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, peut-être que ses intentions n’étaient pas mauvaises, il y a tellement de choses que vous pouvez interpréter… C’était mon travail de rendre le public tiraillé à son sujet. C’est quelque chose de très intéressant à jouer et à regarder.

SB : Pour moi la dernière chose que je vous faire était scission noire et blanche. C’est ennuyeux et c’est facile. Il aurait pu y avoir un petit agneau et un grand méchant loup mais cette histoire a déjà été beaucoup racontée. J’ai essayé de faire un portrait honnête de ce gars, l’objectif était de faire sentir différentes émotions, différents sentiments. J’essayais de refléter la vie telle qu’elle l’est.


Les personnages et les acteurs du film ont des énergies très fortes mais très différentes, ne serait-ce que dans leur façon de parler. Comment avez-vous construit une synergie pendant le tournage ?

SB : On a trouvé presque tous les comédiens secondaires dans la région et je les ai juste laissé être eux-mêmes. Ce n’étaient pas des acteurs professionnels, même si certains vont peut-être poursuivre cette carrière. C’était leur première expérience et je ne voulais pas être trop dur avec eux, je voulais ramener un peu de leur vraie vie dans leurs personnages. Je voulais un arc en ciel de différentes couleurs, différents personnages, différents types de personnages… Je pense que j’ai retenu ces gens parce qu’ils amenaient tous quelque chose de spécial. J’aime la façon dont chaque personne brille dans l’entièreté du cast.


Copyright Drew Daniels - 2021 Red Rocket Productions, LLC


Comment s’est déroulé le casting des personnages principaux et pourquoi avez-vous choisi Simon ?

SB : Je suivais Simon depuis des années, en me demandant quand est-ce qu’il jouerait un rôle qui lui permettrait d’allier tout ce qu’il était capable de faire, dans la comédie comme dans le drame. J’ai su que c’était ce personnage il y a 5 ans, je l’ai appelé et il m’a envoyé une selftape [audition filmée par l’acteur], 95% du personnage était déjà dedans.


Comment s’est déroulée la recherche de Strawberry ?

SB : On s’est rencontrés il y a deux ans et c’était une histoire très cinématographique. Je l’ai vu dans le hall d’un cinéma et j’ai su qu’elle avait quelque chose de spécial. Je n’avais aucun projet à lui proposer dans l’immédiat mais on a gardé contact. Je l’ai suivi sur Instagram et j’ai vu qu’elle était venue à Los Angeles pour devenir actrice. Quand on a démarré la préparation du film, je savais déjà qui allait être Strawberry. J’ai appelé Suzy [Suzanna Son], je lui ai demandé si elle voulait être de la partie et elle m’a répondu « Enfin ! Ça faisait deux ans que j’attendais ça ! ». J’avais beaucoup d’attentes à son sujet parce que j’avais eu ce sentiment particulier mais elle excellait vraiment à tous les niveaux. Elle a même influé sur la musique. Elle savait chanter et jouer du piano donc on a intégré une scène de chant, dont la chanson est devenue récurrente dans Red Rocket. Je la considère comme un des miracles qui sont arrivés sur le film.


Toujours au sujet de Strawberry, comment avez-vous écrit ce personnage ? c’est presque un symbole, une lolita…

SB : C’est vraiment qu’elle a des caractéristiques de Lolita. Mais je cherchais surtout des inspirations du côté des sex-comedies et des drames érotiques italiens du début des années 1960, comme les films de Gloria Guida et Ornella Muti. On avait aussi un consultant sur le tournage puisque je voulais que cette représentation soit correcte et respectueuse pour une jeune femme qui pourrait devenir actrice de films pour adultes. L’approche devait être délicate. Suzy et moi avons parlé très tôt de toute la complexité de Strawberry. On a même émis la possibilité qu’elle utilisait peut-être Mikey comme lui l’utilise. On l’a rendu plus intelligente et peut-être, d’une façon, plus mature que Mikey.


Copyright Drew Daniels - 2021 Red Rocket Productions, LLC


Comment cette alchimie entre Mikey et Strawberry s’est-elle construite sur le tournage ?

SR : On n’avait pas beaucoup de temps pour la préparer. Un soir, elle m’a invité à dîner pour qu’on apprenne à se connaître un peu. Mais mon personnage la rencontre dans le film et ils n’ont pas de passé ou de relation déjà développée comme Mikey a avec Lexi. C’était beaucoup plus facile que s’il y avait eu un passé derrière nous, on développait ça en temps réel.

SB : Et vous avez commencé par les scènes de sexe…

SR : C’est vrai que ça a aidé. Les scènes de sexe entre nos personnages ont été tournées en premier ce qui nous a été utile. Une fois que vous vous êtes retrouvés nus avec quelqu’un, les choses deviennent plus faciles. C’est un sujet délicat parce qu’évidement j’ai deux fois son âge dans le film, peut-être même plus et je voulais faire attention à ça, ne pas être trop creepy avec elle. Il y a peut-être quelque chose de doux et innocent qui est encore pire d’ailleurs. Pour ce qui est de l’alchimie à la caméra, on a eu la chance de l’avoir. Quand on se regarde, il y a une étincelle qui fonctionne.


Sean, dans vos derniers films et plus particulièrement dans Red Rocket, les personnages sont en mouvement constant. Pouvez-vous expliquer ça ?

SB : Comme c’est du cinéma, je veux des mouvements, je veux que mes personnages bougent, même quand ils sont dans une seule pièce. C’était une bonne chose d’avoir Simon et Bree Elrod, qui joue Lexi, parce qu’ils pouvaient investir physiquement un petit espace avec leurs mouvements. C’est peut-être lié au médium, vous avez 24 images par seconde à travers l’objectif. Si vous n’avez pas ce mouvement constant, vous devez peut-être faire de la photo (Rires).


En parlant du mouvement, il y a une scène dans les montagnes russe vers la fin du film, pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

SB : C’est probablement ce que j’aurais dû répondre à la question précédente… J’essaie de garder les spectateurs sur une montagne russe tout le long. J’essaie de les faire se balancer entre plusieurs tonalités, j’essaie de les faire douter et de les effrayer. La montagne russe est une métaphore visuelle de tout le film et de son développement. C’est le mouvement que je voulais avoir. On a tourné la scène deux fois, une fois de face, une fois de dos. Ils [Simon et Suzanna] ont répété le minutage en regardant la vidéo Youtube de quelqu’un qui avait filmé son expérience avec une go pro, c’était parfait. Et c’était la première fois que Suzy faisait une montagne russe ! C’était une sacrée performance.

SR : Elle était très nerveuse mais elle a géré !


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Comment avez-vous tous les deux construit le passé de Mikey ? Comment avez-vous imaginé son background ?

SR : On n’a jamais vraiment discuté de son background. Ce n’était pas comme les réalisateurs qui vont voir un acteur avec une backstory et qui en discutent pendant des semaines, on aurait pu trouver du temps pour mais je ne suis arrivé que quelques jours avant le tournage… Je sais que Bree a construit sa propre backstory en revanche. On a discuté avec elle d’éléments qu’elle avait pu traverser mais je mentirais si je disais que j’avais beaucoup de détails sur le passé de Mikey. Je me suis surtout fié à mon instinct, peut-être que j’aurais fait autrement si j’avais eu plus de temps mais je me suis lancé dedans comme ça. J’avais beaucoup de dialogues à retenir très rapidement et j’ai utilisé la plupart de mon temps à les apprendre, j’ai choisi de me concentrer là-dessus. Dans le script il dit des choses qui ne sont peut-être même pas vrai, on ne sait pas, mais il bouge, il se presse, je pensais que c’était assez de matière à exploiter. Je n’avais donc pas de pré-histoire à préparer, je me suis juste lancé et je me suis amusé.

SB : Je n’ai pas écrit beaucoup de backstory non plus, bien qu’il y eût des éléments de son passé qui ne faisaient aucun doute. Il parle de sa mère mais il ne cherche jamais à la voir, quelque chose cloche forcément à ce niveau. Mais je pense que c’était suffisant de montrer le personnage comme ça, que les spectateurs pouvaient déjà ressentir quelque chose. En revanche j’ai vraiment réfléchi à la naissance de la relation entre Mikey et Lexi. Il l’a probablement rencontré alors qu’elle était au lycée, il avait quitté le lycée et il a probablement fait quelque chose de similaire à ce qu’il fait avec Strawberry. Il s’est probablement immiscé dans son monde et l’a convaincu d’aller à Los Angeles avec lui. Je pourrais presque réaliser un film sur les jeunes Lexi et Mikey, comme la scène dans laquelle Loonie raconte que Mikey a dû sauter nu de la fenêtre parce que Lexi était censée faire du babysitting.


Red Rocket parle de l’industrie du film sans montrer une seule image de film ou de plateau de tournage…

SB : Oui, parce que les gens savent déjà ça. On a déjà vu ça dans d’autres films, on regarde tous du porno, on n’a pas besoin de revenir dessus. Je n’emploie pas non plus de flashbacks dans mes scénarios... J’avais aussi déjà abordé le sujet dans un autre de mes films, Starlet, que j’avais tourné avant Tangerine. Il y a d’ailleurs trois documentaires intéressants sur Netflix [US], ce sont les trois After Porn. Chacun a son propre chemin après avoir travaillé dans l’industrie du film pour adultes. Leur expérience est parfois très positive, parfois très négative, mais ce qui est clair c’est que leurs vies ont été affectées, d’une façon négative, par cette industrie.


Comment avez-vous imaginé cet équilibre entre la tristesse, la violence et le comique du film ?

SB : Je savais que j’irais vers la comédie parce que quand j’ai commencé à rencontrer des hommes de ce profil pendant mes recherches, je me suis aperçue qu’ils étaient plutôt drôles, divertissants. Eviter cet aspect aurait été malhonnête de ma part. Je savais donc que j’allais faire un film qui se balancerait entre le drame et la comédie. Je dois parfois prévenir le public américain, qui n’est pas forcément habitué à ce genre d’approche. Je leur dis que c’est une dramétie. Je leur dis que c’est à moitié une comédie donc qu’ils ont le droit de rire par moment. Je devais vraiment trouver le bon ton pendant l’écriture, le tournage, le travail avec les acteurs, puis l’équilibre ultime lors du montage.


Copyright Drew Daniels - 2021 Red Rocket Productions, LLC


Comment choisissez-vous vous les décors de vos films, qui sont des personnages à part entière ?

SB : On prend notre temps pour trouver les lieux, c’est une grosse partie de la préparation. On va rouler en voiture pendant toute une journée, dans toute une ville, pour apprendre à la connaître. The Florida Project devait se passer à Orlando comme il parle d’enfants qui vivent à côté de Disneyworld. C’était différent pour Red Rocket parce qu’il fallait trouver la bonne raffinerie. Mon producteur et moi sommes partis sur les routes en juin et juillet dernier. On a traversé toute la côte texane puis on a trouvé Texas City et on en est tombés amoureux. Il s’agit de prendre son temps. Pour moi, en tant que réalisateur, il est très important de m’investir dans la recherche des décors, je m’assure d’être présent à ces moments-là.


Un mot pour décrire le film ?

SR : Une montagne russe ?

SB : Il vient de prendre le mien (Rires)

SR : Le rêve américain, ou plutôt le cauchemar américain ?

SB : Tu choisis lequel ? Je prends la montagne russe.

SR : Je prends donc le rêve américain ET le cauchemar américain.


 

Cet entretien a été réalisé le 26 janvier 2021 en compagnie de William François, pour Les Chroniques de Cliffhanger.

Les propos ont été recueillis et traduits par Manon Franken.