Breaking News

[CRITIQUE/RESSORTIE] : La maman et la putain


Réalisateur : Jean Eustache
Avec : Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun,…
Distributeur : Les Films du Losange
Budget : -
Genre : Drame, Romance.
Nationalité : Français.
Durée : 3h40min

Date de sortie : 17 mai 1983
Date de ressortie : 8 juin 2022

Synopsis :
Alexandre, jeune oisif, vit avec (et aux crochets de) Marie, boutiquière sensiblement plus âgée que lui. Il aime encore Gilberte, étudiante qui refuse la demande en mariage qu’il lui fait en forme d’expiation. Il accoste, alors qu’elle quitte une terrasse, Veronika, interne à Laennec. « Je me laisse facilement aborder, comme vous avez pu le constater (…) Je peux coucher avec n’importe qui, ça n’a pas d’importance. » Marie accepte, quoique difficilement, de partager son homme avec elle.



Critique :


À une heure où cinéphiles et autres spectateurs théorisent - stupidement, entendons-nous - sur la durée conventionnelle que doit arborer tout long-métrage, il est de bon ton de ne pas perdre son temps dans des débats aussi futiles (plus encore peut-être que celui sur la cinéphilie), et de se perdre dans des salles obscures qui ont tant besoin de notre soutien, et de (re)découvrir des monuments perdus du cinéma hexagonal tel que La Maman et la Putain de Jean Eustache, dont la ressortie en version restaurée à tout d'un sauvetage tant il était jusqu'alors quasiment impossible de pouvoir le mirer.

Une oeuvre d'un autre temps, qui abîme ses personnages autant qu'elle égratigne son auditoire de part sa liberté de ton et de parole qui nous apparait presque lunaire à une heure où la société contemporaine est résolument plus décomplexé, tandis que le cinéma populaire lui, ne peut pleinement s'en faire le reflet puisqu'il est étrangement corseté (politiquement correct, cigarette, sexualité et vulgarité atténuées,...).

Dans un noir et blanc mortuaire qui se fait pleinement la mise en images d'un deuil pluriel (celui d'une époque, d'un amour et même de Catherine Garnier - puis de Bernadette Lafont), le film incarne une expérience étrange, la fusion exceptionnelle entre le docu-fiction et le récit quasi-autobiographique, où Eustache donne intimement de lui tout en nourissant son histoire des mêmes fantômes que ceux de sa propre existence sentimentale (Françoise Lebrun et Catherine Garnier).
Un processus poussé jusqu'à l'extrême (il tourne même dans l'appartement et la boutique de Garnier, lieux qui lui sont évidemment familiers) qui embaume l'oeuvre dans une sorte de malaise aussi dérangeant que captivant.

BERNARD PRIM/LES FILMS DU LOSANGE

Itinéraire d'un dandy beau-parleur et sentimentalement indécis, Alexandre (excellent Jean-Pierre Lèaud, aux antipodes de ses vagabondages savoureux chez Truffaut), et de son triangle amoureux difficile avec Marie (la " Maman ", qui l'entretien et qu'il détruit a petits feu, jouée par une Bernadette Lafont merveilleusement insolente) et Veronika (la " putain ", une interne qui assume sa désinhibition sexuelle, campée par la superbe Françoise Lebrun), La Maman et la Putain, profondément verbeux, laisse au temps le temps de prendre son temps jusque dans son absence volontaire d'effets (du strict et simple champ contre-champ, rien de plus), comme pour mieux montrer le vide dans lequel gravite ses héritiers de mai 68, dont l'énergie révolutionnaire du mouvement s'est essoufflé alors que les combattants d'hier finissent par se comporter de la même manière que ceux contre qui ils se sont battus.

Écorché vif comme du Pialat, aussi poétique et sensuel qu'il est sarcastique et exubérant dans son exploration du déchirement amoureux, Eustache s'affranchit de tous les tabous pour parler si crûment de la vie (la fidélité, l'amour, le sexe, le mensonge, la trahison,...), que le sentiment même de vécu transpire de tous les bords du cadre.
Anti-révolutionnaire, La Maman et la Putain se fait l'auscultation d'un désenchantement physique (le film s'ouvre et se clôt sur des scènes de vomissements) et intime face à la libération des moeurs et la redéfinition des rapports hommes/femmes.

Une oeuvre minimaliste et en marge, comme Les Valseuses qui lui emboîtera le pas quelques temps après, et dont la ressortie en salles pousse à une redécouverte essentielle.


Jonathan Chevrier