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[INSTANT LITTERATURE] : #31. Toxoplasma de Sabrina Calvo


"Quoi, un site centré sur le cinéma qui papote littérature, mais quelle hérésie ! ".Voilà une manière polie de dire " qu'est-ce qu'on est en train de foutre ", mais à une heure ou la littérature n'a jamais autant été liée au septième art (ah, Hollywood et son manque d'originalité...), nous avons trouvé de bon ton, en temps que media, de voir un petit peu plus loin que le bout de notre plume, et d'élargir notre prisme de partage culturel en papotant littérature donc, sans pour autant que cela soit lié au cinéma - même si cela arrivera certainement souvent.

Armez-vous de vos lunettes, d'un marque-page et d'un potentiel chèque-cadeau FNAC pour faire vos emplettes, et lisez un brin nos recommandations littéraires pleines d'amour, au cœur de notre nouvelle section : Instant Littérature !


#31. Toxoplasma de Sabrina Calvo


Les conventions, ce n'est pas vraiment le truc de Sabrina Calvo. Touchant aussi bien au jeu vidéo qu'à la bande dessinée et même à la mode, la créatrice s'est avant tout fait connaître en tant qu'écrivaine, avec comme champ d'expérimentation privilégié les littératures de l'imaginaire, qu'elle explore depuis la fin des années 90s. Publié en 2017, Toxoplasma devient d'ailleurs lauréat du grand prix de l'Imaginaire et du prix Rosny aîné. On y retrouve une science-fiction onirique, révoltée et inclassable, tissée dans style protéiforme et parsemée de références qui s'invitent d'entrée dans notre intimité. Et pour cause : derrière le comptoir du vidéo-club où elle travaille, son héroïne Nikki raffole de ces mêmes films dont on aime tant vous parler ici.

Elle essaie de se rappeler la sensation du monde d'avant, d'avant les émeutes. C'était il n'y a pas si longtemps. Ca lui semble déjà une éternité. Comme si, au fond d'elle-même, elle avait toujours attendu ce moment d'être dévorée vivante par le temps, par les événements.

Qui dit vidéo-club dit ambiance rétro ; pourtant ce n'est pas un monde pré-internet mais bien un monde post-internet que met en scène le roman. Si on sait peu de choses des conditions de l'effondrement qui a secoué le monde moderne, on sait que la résistance s'organise, à la fois physiquement dans la Commune de Montréal où se sont rassemblés les utopistes en tout genre face à l'armée, et virtuellement sur la Grille, ersatz de réseau approprié par les gouvernements et les corporations. Ce sont dans ces derniers bastions des libertés individuelles et des idéaux anticapitalistes que Nikki et son ex Kim vont, chacune à leur manière, tomber sur la piste d'une conspiration qui en viendra à distendre les frontières de leur réalité.

Rebelle, on comprend bien que l'œuvre l'est dans le fond, regorgeant de thématiques révolutionnaires et baignant dans une rage sourde contre les oppressions et l'apathie généralisée qui y répond. Cependant, elle l'est aussi dans la forme, se refusant à se restreindre à tout registre de langue, mêlant les accès lyriques à un parler vulgaire ou aux codes d'un entre-soi, quitte à devenir par instants parfaitement inintelligible. Son genre même se révèle indéfinissable, esquissant un univers au croisement de la technicité et du mysticisme, mêlant les pouvoirs des machines et du code à des rêves chargés de symbolisme et à la griserie causée par une drogue mystérieuse. C'est la porte d'une écriture fluide, mouvante, aux contours vacillants.

Des prophéties naissaient de ces rêves diffus. Des litanies qu'on saisissait patiemment. Les détricoter faisait partie du processus et parfois on découvrait de nouveaux chemins dans la variation. C'était l'ivresse d'un monde qui se créait au fur et à mesure, participant d'une racine commune et œuvrant dans la même direction.

A l'intérieur de ce récit où rien ne semble figé, Nikki et Kim évoluent chacune avec leur propre grille d'interprétation au travers de laquelle se saisir du monde. Pour Nikki, il s'agit de ces films de série Z sur lesquels elle ne manque pas de s'épancher, ce qui saura mettre dans la confidence un certain public cinéphile. Kim, en revanche, cristallise à merveille la complexité du livre, étant capable de voir surgir des paysages ou des sensations dans les lignes de code. L'un dans l'autre, elles sont toutes deux captives de leur imaginaire, qui filtre tout à la fois ce qu'elles sont capables de percevoir et les moyens qu'elles ont d'agir. En cela, il y a presque une déconstruction du rôle que la fiction joue dans la construction de notre regard.

Enfin, Toxoplasma est avant tout traversé par un mélange de violence et de fantaisie, de désespoir et d'extravagance, dans son ambiance de fin des temps modernes où surgissent un sacrifice de raton-laveur, un lavomatique divinatoire ou encore une marionnette volubile. Aussi étonnants puissent-ils être, ces ingrédients incongrus n'en côtoient pas moins des faits et descriptions ancrés dans le réel et paraissent faire diversion pour mieux amener un discours profondément politique. C'est de la sorte qu'au fil de ses pages, le roman intrigue, amuse et lance surtout un encouragement à oser espérer une autre société - tout en se montrant lucide sur la difficulté à remettre en question la vie qui nous est si confortablement familière.

La nostalgie tue. Nous avons oublié le projet, mes amies, le projet de civilisation. Non, tout ne se vaut pas. Non, tout n'est pas à vendre. Il y a des priorités, nous aurions dû nous mettre d'accord sur ce que ça voulait dire, être un putain d'être humain. Demain se souvient d'hier.

Semblant s'affranchir des diktats de la logique comme du bon goût, Sabrina Calvo va ainsi chercher une écriture surprenante et désinhibée pour donner vie à ce livre où l'absurde n'est qu'un masque de la contestation. Si l'on peut être déstabilisé par son mélange des registres et des genres, et qu'il faut résolument se reconnaître dans la gauche de l'échiquier politique pour être sensible à son message (et à la personnalité de ses héroïnes), Toxoplasma est ainsi un objet littéraire singulier, insolent et frondeur tout en étant chaleureux et poétique. Conjuguant nostalgie dénoncée d'un passé fantasmé, enjeux brûlants du présent et craintes pour l'avenir, il illustre parfaitement le rôle que peut jouer la science-fiction comme catalyseur de nos réflexions.


Lila Gleizes