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[CRITIQUE] : Blue Jean


Réalisatrice : Georgia Oakley
Avec : Rosy McEwen, Kerrie Hayes, Lucy Halliday, …
Budget : -
Distributeur : UFO Distribution
Genre : Drame
Nationalité : Britannique
Durée : 1h37min

Synopsis :
1988, l’Angleterre de Margaret Thatcher. Jean, professeure d’éducation physique, est obligée de cacher son homosexualité, surtout depuis le vote d’une loi stigmatisant la communauté gay. C’est sans compter sur une nouvelle étudiante qui menace de révéler son secret…


Critique :


« Blue Jean, she got a camouflaged face and no money », chantait David Bowie en 1984. Des paroles qui caractérisent parfaitement le personnage principal du film éponyme à cette chanson, réalisé par Georgia Oakley. Visage fermé et marmoréen, chevelure courte et blonde, Jean se fond comme elle peut dans les codes sociaux des années 80 sous Thatcher. La section 28, une proposition de loi visant à interdire toute promotion ou tout discours positif sur l’homosexualité dans les établissements publics, était présentée comme une loi bénéfique pour les anglais, afin de “préserver les enfants” (un argumentaire que l’on a beaucoup entendu lors de la Manif pour Tous et que l’on entend encore aujourd’hui à propos des drag shows aux États-Unis). Comment vivre pleinement sa vie avec une telle épée de Damoclès ?

La réponse ne se fait pas attendre, cela est impossible. Avec Blue Jean, nous assistons à une vie construite sur le secret, sur le dédoublement qui, à la longue, pèse plus qu’elle ne protège. Il existe la Jean du jour, professeur d’EPS dans une école publique, plutôt solitaire mais impliquée dans son métier. La Jean du soir est beaucoup plus ouverte, beaucoup plus expressive. C’est la Jean qui reprend son lesbianisme à pleine main et en fait une part de son identité, celle qui rejoint ses amies et sa copine au bar gay de la ville. Celle qui discute, celle qui rit.

Copyright UFO Distribution

On retrouve cette idée de dédoublement à l’image. Grâce aux grains de la pellicule 16 mm, le changement d’atmosphère est perfectible. Le traitement de l’image joue avec le contraste, le noir est profond, le blanc trop présent. Les séquences dans le bar ou chez elle, la nuit, sont à la limite de la sous-exposition. Au contraire, dans la journée, à l’école, l’image est presque sur-exposée. Le mal-être du personnage se ressent dans de brusques changements de luminosité. Cette lumière est un peu la métaphore de son secret, comme si elle la menaçait directement. Jean a même peur des phares d’une voiture qui viennent éclairer brièvement sa cuisine, au début du film. Tout ce qui pourrait l'éblouir, la outer, est une menace à ses yeux.

Le mal-être de Jean se perçoit également dans le travail sur le décor. Dans le dossier de presse du film, Georgia Oakley cite Kelly Reichardt et Chantal Akerman comme inspiration. Cela nous semble logique tant la réalisatrice, comme celles qu’elle cite, travaille son décor au diapason avec son personnage. La façon dont elle dépeint son personnage, à la marge, permet d’étendre un propos politique autour de notre place dans la société et de nos responsabilités dans notre environnement proche. Comment trouver sa place et surtout comment aider les autres à trouver la leur dans une atmosphère souvent hostile ? C’est la question que pose intelligemment Blue Jean et à laquelle le film donne un semblant de réponse. Si le cheminement reste personnel, la question reste politique et surtout collective.

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Georgia Oakley filme l’homosexualité de son personnage comme un thriller. Jean se sent traquée par des regards, réels ou non, sur sa sexualité. De la musique glaçante à la mise en scène jouant sur le dédoublement, il demeure une lourdeur qui s’apaise du moment où elle sort les mots clefs “I’m a lesbian”. Libérée du poids du secret, Jean (et le film) exprime un soulagement visible. Parlant avec finesse des conséquences de la loi du silence et de l’importance du soutien au sein de la communauté queer, Blue Jean fonctionne notamment grâce à son actrice principale, Rosy McEwen, saisissante dans ce rôle complexe.


Laura Enjolvy



Explorer la grande Histoire en racontant la petite histoire intime d'individus, a toujours été le meilleur moyen de saisir la complexité et les émotions qui peuvent en résulter. Au-delà d'éviter l'effet exposé ou le vain pamphlet, cela permet de rester à hauteur humaine ; c'est-à-dire de prendre un point de vue sensible. Ainsi, en pleine année 1988 pendant le troisième et dernier mandat de Margaret Thatcher, la cinéaste Georgia Oakley raconte l'histoire d'une enseignante de sport qui essaie de vivre son homosexualité. Cette même année, la première ministre et son gouvernement votent la « Section 28 », une série de lois pour interdire la « promotion de l'homosexualité ». Jean cache donc son orientation sexuelle et sa relation avec Viv, pour éviter de perdre son poste d'enseignante. Un contexte que la cinéaste laisse dans la perspective : que ce soit les discours des politiques, des animateurs de télévision ou même l'entrée en vigueur des lois, ne sont que des pistes sonores (provenant d'une télévision et d'une radio) gardées dans le hors-champ. Le plus important pour Georgia Oakley est de regarder la réaction de Jean et des gens qui l'entourent.

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La question du regard porté entre les personnages revient régulièrement. Il y a d'abord le regard de l'apprentissage, permettant à chacune de s'adapter ou d'évoluer dans les milieux fréquentés. Que ce soit Jean qui apprend les gestes sportifs à ses élèves, ou les regards qu'elle essaie d'éviter au sein du bar qu'elle fréquente avec ses amies. Mais c'est au point de devenir presque un thriller paranoïaque. A distance des autres et dans le silence, Jean se retrouve tétanisée et figée en train de regarder un autre personnage qui pourrait menacer le cours de sa vie. Qui pourrait donc faire basculer l'atmosphère. Comme si les dilemmes auxquels fait face Jean (sa famille, son cercle d'amies, son poste d'enseignante) font du film un thriller, qui ne franchit jamais la ligne de l'angoisse mais qui la frôle de plus en plus. Jean se retrouve même souvent esseulée au milieu de tous ces différents regards portés (même par elle). Georgia Oakley filme souvent son actrice Rosy McEwen seule dans le cadre, parfois même proche du regard caméra. Elle isole sa protagoniste de tous ces environnements, pour suggérer la difficulté de s'y intégrer. Une manière subtile de mettre en scène le constant manque d'harmonie entre les désirs de Jean et la vie qu'elle mène. Elle se retrouve alors coincée entre deux images, qui s'alternent au montage. Celle qui essaie de trouver une liberté au sein de sa vie privée, et une autre qui essaie de trouver une sérénité au sein de sa vie professionnelle. Cette distance dissonante entre les deux images caractérise la pénible nécessité de devoir se cacher et de se taire : comme on pousse quelqu'un dans les toilettes d'un bar pour lui mettre la pression, comme on esquive les adversaires d'un exercice sportif pour ne pas être attrapé, ou comme on se tait face à des collègues homophobes qui commentent ouvertement l'actualité à nos côtés.

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La protagoniste Jean est telle un personnage pivot, celui qui dont la présence consiste à révéler un environnement et d'autres personnages au gré de ses mouvements et regards. Mais Georgia Oakley lui permet d'être bien davantage que cela, et explore les troubles de Jean pour étudier la complexité de son sujet. Ainsi, au sein de cet environnement aux multiples personnages qui cherchent leur place, il y a la protagoniste faisant le lien entre les deux images tout en étant coincée elle-même. Elle subit aussi l'atmosphère et la cruauté de ce qu'elle révèle en tant que personnage pivot. En révélant les deux images autour de Jean, la mise en scène de Georgia Oakley fait sortir de l'ombre celle de sa protagoniste. Une sensibilité retenue face à l'ambiance pesante, face à l'oppression d'un environnement et à l'exposition de l'autre, face à une hostilité permanente prête à agir. D'où l'importance du 16mm qui enferme les corps et les regards, et du grain lourd qui crée une sorte de paralysie douloureuse. Au sein de cette composition d'image, il y a le motif du double. Entre les deux images, la sensibilité de Jean est celle d'une femme homosexuelle qui cherche à vivre le plus possible sa vie sexuelle alors qu'en tant qu'enseignante elle rejette et manque de soutien. Ce motif du double se matérialise aussi dans les espaces de la vie de Jean : il y a la froideur des pièces de l'école, en opposition avec la chaleur des lieux de sa vie privée (le bar, les appartements).

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Dans cette esthétique de la double image, il y a pourtant la recherche d'émancipation et de l'acceptation de soi – que ce soit pour Jean, pour son élève Lois, ou même pour ses amies. Une identité en pleine ébauche, qui a des attaches au sein des deux images qu'elle traverse. La complexité de cette position (à la fois de pivot, de lien entre les deux images, et de victime de l'oppression) crée des contradictions. Il y a volonté de s'assumer dans son identité et sa vie sexuelle, mais il existe des actes hostiles envers d'autres qui essaient d'assumer aussi. La communauté lesbienne est montrée avec chaleur et un ton très joyeux, voire festif, mais elles se retrouvent enfermées sans contact avec la société extérieure. Puis il y a cette mise en scène accompagnant Jean dans son quotidien, dans ses dilemmes, tout en étant une mise en scène impuissante face à la haine décomplexée qui s'exprime autour. Dans chacune de ces contradictions, le motif de la double image entre lesquelles est coincée Jean révèle la difficulté de communiquer. Si bien que, dès qu'il faut échanger sur un point de tension, la mise en scène enferme (et isole) davantage les personnages : après une bagarre Lois est convoquée dans le bureau de Jean, même dans le bar la protagoniste va confronter son élève en la poussant dans un toilette, ou lorsqu'elle doit s'expliquer avec sa petite-amie c'est en sortie de bar ou à la table dans un restaurant presque vide. Jusqu'à ce final, où il suffit de guider une personne vers un nouvel espace plein de solidarité (sans dévoiler le contenu de cette fin) pour garder un minimum d'espoir.

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Le manque de communication est pourtant exactement ce qui paralyse le regard. Alors Georgia Oakley immisce le sien dans l'intimité de Jean, où les vies sont vécues avec silence, où le soutien se retrouve caché aux yeux d'autrui, où la colère ne peut pas s'extérioriser. Grâce à cela, les failles sont percées autant que les silences. La vulnérabilité de cette communauté lesbienne (et surtout celle de la protagoniste) devient une douceur, la recherche d'une place dans la société devient une vitalité de chaque instant, et le rôle en tant qu'enseignante est remis en question. Blue Jean est un peu comme une thérapie et une pommade appliquées sur des âmes abîmées, dans une époque qui les bloque physiquement et émotionnellement. Face à ce motif de la double image paralysante, face à l'Histoire, la mise en scène de Georgia Oakley choisit la douceur et la pudeur pour étudier la complexité de s'affirmer.



Teddy Devisme



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