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[ENTRETIEN] : Entretien avec Claude Barras (Sauvages)

Copyright Photo MaxPPP// Copyright Haut et Court

Huit ans après Ma vie de courgette, Claude Barras revient sur grand écran avec Sauvages, un film d’animation superbe techniquement et engagé thématiquement. L’usage de la stop-motion amenant une précision dans son traitement, c’est avec une passion contrôlée mais toujours animée que nous avons pu discuter avec le metteur en scène lors de sa venue au FIFF.

En préparant le film, je me suis beaucoup documenté sur l'industrie agroalimentaire, sur l'huile de palme, le commerce mondial, et c'est assez terrifiant. Il y a vraiment des gens sans foi ni loi qui sont prêts à tout saccager pour détruire la terre. - Claude Barras


Pour commencer, d’où est venue l'envie de ce film ?

En 2018, j'ai lu un article qui parlait de la déforestation et de la fin programmée des orangs-outans. Je crois qu'il en reste entre 10 et 15 000 alors que dans les années 80, il en restait encore 100 000 et au début du siècle précédent, il y en avait à peu près un million. Ces chiffres suivent la courbe de déforestation, et du coup, le territoire devient tellement fragmenté qu'on craint que, d'ici 2030, il n'y ait plus d’orangs-outans. Du coup, ça m'a quand même beaucoup ému vu que j'ai quand même lu pas mal de choses autour de la biodiversité et que les grands singes sont des animaux assez fascinants, un peu notre repère sauvage dans la nature. J'avais envie de faire quelque chose autour de ça.

Justement, pour vous, à quel point c'est important que l'écologie et surtout la préservation de notre environnement restent un sujet important dans des films populaires ?

En préparant le film, je me suis beaucoup documenté sur l'industrie agroalimentaire, sur l'huile de palme, le commerce mondial, et c'est assez terrifiant. Il y a vraiment des gens sans foi ni loi qui sont prêts à tout saccager pour détruire la terre. Je pense que pour résister, il faut vraiment que nous, consommateurs, commencions déjà par refuser de manger leur produit et peut-être, redescendre dans la rue pour demander à nos politiques de s'occuper des vrais problèmes. Je pense que le commerce mondial n’est vraiment pas du tout régulé et c'est très destructeur. Donc oui, je pense que c'est important. Un film peut amener, s’il est populaire, des gens à se poser des questions, avoir envie de lutter. C'est pour ça que je fais des films, donc j'y crois.

Vous utilisez la stop-motion. Qu'est-ce qui vous a amené à cette technique d'animation ?

Je suis descendant de paysans des deux côtés de ma famille, jusqu'à mes parents, dans les alpes suisses. Et du coup, j'ai beaucoup vu mes grands-parents et mes parents travailler avec la nature, fabriquer des outils, bricoler des choses. Je pense que cet aspect, disons, un peu artisanal, dans ma pratique du stop-motion, c'est quelque chose qui me vient d’un amour de la bricole. C’est clair que ce que j'adore, c'est la lenteur aussi, dans un monde qui s'accélère toujours, de pouvoir travailler grâce à une technique qui nous oblige à ne pas aller trop vite. Je trouve que c'est assez en lutte. On sait bien que la croissance nous mène dans le vide, mais en même temps, tous les politiciens n'arrêtent pas de parler de croissance d'économie qui s'écroule si on arrête de croître, alors que c'est largement démontré. Même un enfant de trois ans comprend, en regardant le contenu d’une boîte, que quelque chose qui croît un moment n’a plus de ressources et tout le monde meurt. Donc la stop-motion, la lenteur, c'est une forme aussi de décroissance, une manière de faire les films lentement, de manière artisanale. Ça amène aussi une certaine texture. Je trouve une palpabilité qui fonctionne, un univers de jeu propre. Je me rends compte qu'il y a un côté quand même presque chamanique à travailler en groupe autour de ces marionnettes : on les éclaire, on les fait bouger, mais en même temps, c'est presque elles qui nous appellent et qui nous demandent de raconter une histoire à un moment donné. C'est assez troublant. Et puis, il y a aussi quand même une idée de cinéma dans le sens où il faut cadrer, mettre en lumière, travailler en équipe autour. Même si c'est de l'animation, il y a quand même un procédé qui est proche du cinéma.

Copyright Haut et Court

Comment diriez-vous que la technique a évolué entre votre film précédent et celui-ci ?

Alors ce qui a beaucoup évolué, c'est l'organisation. Sur Ma vie de courgette, on avait assez souffert. Disons que dans le premier film, on met en place une façon de travailler puis on l'améliore en cours de route jusqu'à arriver au bout. Cela avait été quand même beaucoup de week-ends, de matinées, de soirées à essayer de rattraper des retards et c’était assez éprouvant. Du coup, pour ce film-là, comme on avait des producteurs belges qui avaient déjà fait pas mal de stop-motion, des producteurs français qui ont travaillé avec un studio en Bretagne, « Personne n’est parfait », qui fait aussi du stop-motion, on avait quand même différents pools de compétence. On sait tous qu’il fallait bien préparer le film pour qu'en marge du tournage, on ne soit pas dans le stress et qu'on arrive à travailler. C'est un tournage d'une année, il ne faut pas s’essouffler et ça s'est très bien passé. Je pense que le principal changement, c'est qu'il y avait trois personnes qui ne travaillaient qu’au planning et à la circulation des gens parce que le tournage se fait donc sur 17 plateaux en parallèle, avec une centaine de marionnettes dans différents costumes, des animateurs, une équipe de chefs-opérateurs et donc il faut bien coordonner tout le monde. Quand tout est bien huilé, c'est hyper fluide et s’il y a des éléments qui se désynchronisent, ça peut vite être la panique.

Le film s'ouvre sur des animaux et, justement, vous évitez une forme d’anthropomorphisme. Comment avez-vous travaillé pour restituer ce mouvement animal ?

Quand je préparais le film pendant l'écriture du scénario, au-delà de la documentation sur le sujet du film lui-même, j'ai pas mal lu Baptiste Morizot et Vinciane Despret. Cette dernière est une philosophe belge que j'aime beaucoup et qui a écrit notamment Habiter en oiseau ou Autobiographie d'un poulpe. Ce sont des penseurs du monde vivant. Leur principal combat est de dire que la nature est une barrière qu'on a mis entre les autres formes de vie et nous et qu'on se trompe parce que nous sommes nous-mêmes des singes, certes un peu spéciaux et assez destructeurs, mais on reste quand même des singes. La nature, c'est aussi nous. Par contre, on est complètement insensible aux autres formes de vivant parce qu'on s'est enfermé dans notre propre nid. On ne s’entoure plus que d’humains et d’écrans, on n'a plus de contact direct avec les autres formes de vie, y compris par notre alimentation. Il semblerait que beaucoup d’enfants ne savent même pas qu’une brique de lait vient d’une vache. Donc la crise n’est pas seulement écologique. C'est une crise de la sensibilité aux autres êtres vivants et, tant qu'on n'a pas connecté, on ne sait pas regarder à quel point on est lié à tous ces autres êtres vivants qui nous donnent à manger, qui nous font respirer. On prendra toujours le problème à l'envers en calculant les bilans carbone, en faisant des bricolages qui n’aboutiront pas à grand-chose. C’était important pour moi de me dire qu'il fallait que je reconnecte les spectateurs, même si c'est artificiel d'un certain nombre de gens qui ont été réunis à la sensibilité à regarder un singe, à écouter la forêt. Les sons de celle-ci sont très réalistes, on les a enregistrés là-bas. Il fallait essayer de rendre sensible et de sentir la poésie de ce qu'est la vie, quelque part, quand elle n’est pas artificialisée par les êtres humains.

C'est intéressant parce que vous abordez quand même ce rapport à l’écran et la technologie sans jugement : on a les personnages qui vivent avec l'électricité, on a le fait qu'elle filme l'action qui amène une visibilité et de nouvelles actions, on voit que les personnages sont liés par les informations de la radio. C'est important pour vous de conserver un aspect de l'écran qui peut éloigner, mais qui en même temps peut rapprocher ?

Oui, tout à fait. J'ai un rapport très ambigu, aussi avec les écrans, parce que, comme Jeanne le dit dans le film, pour moi, c'est vraiment le diable qui s'est matérialisé. On voit bien qu’il y a plus de personnes qui ne peuvent pas vivre sans téléphone portable. Quand on perd le nôtre, on a l’impression d'avoir perdu un bras et je trouve ça vraiment difficile et triste. Je suis pas du tout sur les réseaux sociaux, je fais quand même attention du coup, à ce que ce soit plutôt un outil qui m’aide plutôt qu’un outil qui m'aliène, mais il ne faut quand même pas rêver :  même si c'est un outil qu'on peut utiliser dans tous les sens, on voit bien que, dans les réseaux sociaux, dans le traitement de l'information, les algorithmes qui sont derrière ça, ces algorithmes qui ont créé de la dépendance qui sont faits pour qu'on soit captifs, et donc qui vont chercher des parties excitables de l'être humain, qui ne sont pas forcément bonnes, comme la colère, l'excitation sexuelle, tout ça pour qu'on soit captifs et qu'on clique. Même si l'outil peut être détourné, je ne suis quand même pas très fan d’à quel point on ne peut plus y échapper.

La fin de votre film renvoie à un site internet.

Comme vous avez compris, je me suis beaucoup documenté, je suis un peu révolté. Le film aborde un vrai combat, mais en même temps, je ne suis pas documentariste. Ce que j'essaie de faire, en tout cas, ce sont des films pour enfants. Donc, avec toute cette matière, j'essaie de faire un conte avec de l'espoir, et l'espoir, j'ai dû bien le chercher et j'en ai trouvé un peu. Je suis aussi parti sur place, en immersion dans la forêt. Les gens qu'on voit dans le film sont inspirés de plusieurs personnes que j'ai rencontrées, et ces gens luttent avec des bouts de bois pour arrêter des bulldozers. Si eux le font là-bas de cette manière-là, on doit lutter à notre manière ici, et c'est ce qui m'a porté aussi, tout le temps de ces années. Je ne peux pas mettre tout le combat politique dans le film parce qu’il ne donnerait pas envie d'aller voir et le soutenir, mais par contre, je peux amener les spectateurs dans le film, avec ces enfants, voir à hauteur d'enfants la destruction et des gens qui résistent, et donner ensuite envie aux spectateurs, peut-être de résister aussi. Pour ça, on a donné le relais du film à cinq associations, qui vont de leur côté organiser des conférences, des actions dans la société civile pour essayer de préserver un peu plus la forêt, créer une réserve de biodiversité, aider un petit peu les paysans, les chasseurs-cueilleurs de la forêt à défendre leurs droits. Il y a une association, Food Watch, qui va plutôt expliquer le commerce de l’huile de Palme, où on en trouve et comment y échapper. C'est simple :  il faut manger local, et pas des produits transformés, parce que c'est mauvais pour la santé mais aussi pour la planète.

Copyright Haut et Court

Y a-t-il moyen de discuter du travail sonore sur le film ?

Quand je travaille, j'entends le film avant de le voir. Le film se construit visuellement avec les équipes, quand on fabrique les marionnettes, les corps, puis quand on les éclaire, et ensuite, j'ai un résultat. Ce sont vraiment des collaborations artistiques et techniques qui mettent en place le visuel. Par contre, j’entends le film quand même pas mal quand je l'écris, et ce que je fais, c'est que, une fois qu'on a le scénario et que le film est financé, je fais un tournage de fiction, sauf qu'il n'y a pas de caméra, donc ça va quand même plus vite. Il y a un perchement, des petits micros, et puis on joue les scènes. Comme il n'y a pas de plan, c'est pas mal, mais on joue quand même les scènes plusieurs fois. Cela permet aussi aux acteurs d’écouter les choses et d’en essayer d’autres. Cela marche bien parfois quand on les lit puis beaucoup moins bien dans la bouche d’un acteur donc on essaie des choses pour que ce soit le plus naturel possible. On sort avec 30 heures de rush avant de prendre les meilleurs moments. On fait le montage son du film sur ce montage, on fait le storyboard, après le découpage, et puis ensuite on fabrique les marionnettes, les décors, on fait le tournage, et à la fin du tournage, on va mettre toutes les présences, tous les frottements, les petits soupirs, les choses qui marchent, les bruitages, classiques et les ambiances. C'est Charles de Ville, le compositeur, qui est parti à Borneo, pendant trois semaines avec un guide pour enregistrer les ambiances sonores, les plus proches de ce qu’il y avait dans le film. On les a un peu musicalisées. Comme il fait de la musique électronique, il peut scanner les bandes, et puis réaccorder un petit peu, rajouter un peu des choses. Il y a des moments assez bruts puis d'autres pour accompagner un peu la forêt, en faire un personnage. L’idée était d'être le plus réaliste possible, parce que c'est vraiment très beau, et de reconnecter les spectateurs avec la nature, de manière à leur faire aussi sentir la réalité de cette forêt, même avec une image plus artificielle. Je trouve que ça amène justement cet aspect de conte tout en ayant ce réalisme.

On se rencontre actuellement dans le cadre du FIFF. Quel est votre propre regard sur l'animation francophone ?

La France est un des grands pays de l'animation, La Belgique aussi à travers des savoir-faire et plusieurs studios, largement impliqués. La Suisse est plus dans du court-métrage d'auteurs, de tradition, parce qu'on n'a pas du tout d'industrie. Il y a une école qui est assez importante mais qui a démarré il y a une quinzaine d'années. On est un peu en retard, on est plus dans des petits projets d'auteurs, plutôt expérimentaux, d’assez bons aux courts-métrages. La France produit énormément de séries. C’est un des pays plus productifs, des choses bonnes et des choses un peu moins bonnes, comme tout ce qui est un peu industriel. Mais du coup sur le long métrage, je trouve qu'il y a beaucoup de très beaux projets, très différents les uns des autres. La diversité est très présente, grâce à des systèmes de financement qui sont quand même un peu en danger. J'espère que ça peut continuer, parce que ça donne vraiment des films et des regards sur le monde, très divers et très intéressants.

Pour terminer, est-ce qu'il y a un point précis du film dont vous voulez plus parler ?

On va dire que le film est très inspiré de la réalité, un peu autobiographique, parce que je viens d'une famille paysanne. Du coup, j'ai vu aussi le monde rural et le rapport à la nature, changer très fortement avec la modernisation de la culture. Mais il est aussi très inspiré d'un film qui m'a vraiment bouleversé : Princesse Mononoké. Du coup, dans ma tête, j'avais envie de refaire un peu ce film là, mais de manière réaliste, à l'époque moderne. Et c'est vrai qu'il y a une séquence de renaissance dans Princesse Mononoké, ce moment où le héros est tombé dans l'eau, on croit qu'il est mort, et elle vient, elle le fait sortir de l'eau, elle lui donne à manger en lui faisant un baiser, c'est un peu animal et érotique, c'est une scène incroyable. J’avais l'idée au départ quand j'ai écrit le film de m'inspirer de ce film-là et, par la suite, quelqu'un m'a posé la question dans une présentation. En fait, j'avais aussi fait une espèce de remake de ce moment incroyable mais sans me rendre compte. Je me suis rendu compte après, voilà. C'est une scène très forte pour moi, techniquement, très compliquée, parce qu'il y a l'interaction avec l'eau. Ce n'est pas facile en stop-motion. Il y a une panthère assez difficile à animer. Quand l'animateur a terminé et m’a appelé sur le plateau, je me suis mis à pleurer sans comprendre pourquoi. En fait, je me suis rendu compte que ça m'avait complètement rappelé le moment où ma fille est née de manière émotionnelle. C'est donc un moment particulier du film pour moi.


Entretien réalisé par Liam Debruel.

Merci à Heidi Vermander de Cinéart ainsi qu’à l’équipe du FIFF pour cet entretien.