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[CRITIQUE] : Oui


Réalisateur : Nadav Lapid
Avec : Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis, Aleksey Serebryakov,...
Distributeur : Les Films du Losange
Genre : Drame.
Nationalité : Français, Allemand, Israélien, Chypriote.
Durée : 2h30min.

Synopsis :
Israël au lendemain du 7 octobre. Y., musicien de jazz précaire, et sa femme Jasmine, danseuse, donnent leur art, leur âme et leur corps aux plus offrants, apportent plaisir et consolation à leur pays qui saigne. Bientôt, Y. se voit confier une mission de la plus haute importance : mettre en musique un nouvel hymne national.




Il y a des films où les questions traitant de subtilité, de retenue, de modération, de clarté vis-à-vis d'une mise en scène (que ce soit en tant que critique, ou en tant que spectateur simple évoquant des "films plus accessibles que d'autres") sont vite dépassées par les enjeux qu'ils traitent. Oui de Nadav Lapid fait partie de ces films, dont l'expression telle que formalisée relève d'une nécessité très intime qui ne peut être contrôlée. Pourtant, le film n'a pas été écrit pour être "à propos des" événements que l'on connaît tous (massacre du 7 Octobre 2023, génocide en cours à Gaza). Le cinéaste les intègre dans la grammaire du paysage et de l'atmosphère. Le besoin urgent de l'expression du film trouve avant tout sa source dans la psychologie et les émotions des personnages.

Copyright Les Films du Losange


Nadav Lapid, ses personnages Y. et Yasmina, et toute personne habitant cette région du monde, n'ont plus le choix, semble dire le film. Ils doivent vivre avec la situation. Le couple sont deux artistes, habitués des fêtes tapageuses et extravagantes. Ils s'adonnent entièrement à l'insouciance et à la résignation, pour accéder au bonheur, au "bien vivre". Des personnages ne se souciant ni de politique ni de morale, faisant de leur vie un spectacle presque permanent. L'expression de nécessité du film n'est donc pas tant une certaine forme d'hystérie ou d'outrance, mais davantage une forme de fureur de vivre. Là où le désir de vivre s'oppose à la politique et ses idéologies (qui consument l'âme et la vitalité). Comme le titre l'indique, Nadav Lapid abandonne ici la résistance et la lutte, pour un acte de soumission total. Non pas celle qui s'aveugle devant les cruautés, mais celle qui permet de s'en libérer.


L’impossible communication (ou impossible échange) est au coeur du travail du cinéaste, et Oui la pousse à son paroxysme. Les personnages n’arrivent plus à se parler : les mots se brisent dans la querelle et la différence de vision, ou se dissolvent dans la résignation. Y. et Yasmina, en couple autant qu’en exil émotionnel, se heurtent à la stérilité du langage, comme si toute tentative de dialogue échouait avant même d’avoir commencé. Cette fracture intime résonne avec une fracture collective : l’État, les familles, les amants, tous semblent condamnés à une cacophonie sans issue. La communication n’existe plus que par des éclats à la limite entre le burlesque, le grotesque et l'agressivité (cris, rires, gestes brusques). Ces éclats traduisent moins un partage qu’une impossibilité à progresser, à accomplir. C’est face à cette barrière avec la clarté de la parole, de la phrase apaisée, que Nadav Lapid trouve la vitalité de son regard : celle d’une société où l’énonciation devient suspecte, où parler revient toujours à trahir quelque chose ou quelqu’un (voire soi).


Copyright Les Films du Losange


Là où Le Genou d’Ahed associait déjà l’intériorité des personnages à une cartographie politique, Oui condense encore davantage cet entremêlement. L'état du monde auquel s'adonne le cinéaste dans sa filmographie résonne grandement avec l'état du coeur qu'il scrute (le sien, celui des personnages). Il y a une impossibilité à séparer le privé et le professionnel, à séparer l'intime et le politique. Tous les espaces se greffent les uns aux autres (dans l'excès d'images), comme les émotions se bousculent et ne peuvent jamais être rangées où que ce soit. Dans une scène sur un yacht, un dirigeant israélien narre avec un enthousiasme effrayant des actes de cruauté : il ne peut les verbaliser. Les images apparaissent alors sur son visage, comme si le langage avait définitivement capitulé devant la violence. Ainsi, les mots sont impuissants, incapables de résumer ni de catégoriser la réalité. Ceci contamine les personnages, anesthésiés, presque asphyxiés par ce qu’ils témoignent et sur ce quoi ils se résignent. Le paroxysme est quasiment atteint lorsqu'il est proposé à Y. d'écrire la mélodie d’un nouvel hymne aux accents guerriers.


Cette cacophonie (gestes convulsifs, ruptures de ton, volumes sonores agressifs, énergie des corps des comédiens) n’a rien d’un caprice de mise en scène, d'un artifice hystérique. Elle est le miroir d’une société saturée, où l’inhospitalité du territoire se fait toujours plus lourde (il y a une vraie graduation de film en film de Lapid). Le paysage urbain est filmé de manière à écraser les personnages, avec sa surabondance d'éléments et de couleurs. Mais également avec sa fragmentation via le cadre et le montage, entre désorientation et superficialité (du fameux "il fait bon vivre" et de la démonstration d'une puissance politique). Dans Le Genou d’Ahed, le dégoût et le franc parler trouvaient leur espace d'expression dans l’étendue désertique. Ici, tout s’entremêle et tout étouffe les corps : le film se fait l’écho d’un paysage saturé, d’un monde où l’on ne distingue plus la sérénité de l'individu ou d'une vie de famille. L’outrance est alors la seule réponse juste, la seule façon de filmer un présent devenu insoutenable. Le cinéaste rejoint ici une veine satirique grotesque, pas loin de Amarcord (Federico Fellini) ou de O Lucky Man ! (Lindsay Anderson), où l’excès devient le seul langage possible pour dire la laideur ambiante. Mais chez Nadav Lapid, la comédie vire vite à l’étouffement, comme si toute célébration n’était qu’une respiration provisoire avant l’asphyxie.


Copyright Les Films du Losange

C'est ce qui se retrouve dans la structure du film, qui s’organise en trois mouvements. Une première partie saturée et presque euphorique, où Nadav Lapid filme avec extase la surcharge du paysage urbain, dans une tonalité qui flirte parfois avec la comédie satirique. Puis vient la bascule : retour dans le désert, seul lieu où les mots retrouvent leur exactitude. Comme dans Le Genou d’Ahed, c’est dans l’espace aride (ici à la frontière avec Gaza), que la rage et la tristesse peuvent s’exprimer. Enfin, la troisième partie s’intitule sobrement « la mort » : elle caractérise à la fois une synthèse des deux autres parties mais surtout l’adieu de Lapid à son pays. L’impuissance y est totale, mais les cœurs continuent d’exister, fragiles. Ce n’est ni une tragédie, ni une farce, ni un mélodrame : Oui dépasse la fiction elle-même. L’intégration de Y. dans des plans réels de Gaza en flammes dans l'arrière-plan, ou la chorale d’enfants chantant la gloire de la destruction, marquent cette ouverture à une esthétique inqualifiable. Reste une certitude : si la perspective sociale est fermée, les possibilités esthétiques demeurent sans frontières.


Teddy Devisme