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[ENTRETIEN] : Entretien avec Hakim Atoui et Baptiste Etchegaray (La Première Marche)

Hakim Atoui et Baptiste Etchegaray

À l’occasion de la sortie en salles du documentaire La Première Marche, qui comme son nom l’indique s’intéresse à la première marche des fiertés de la ville de Saint-Denis, nous avons pu rencontrer les deux réalisateurs du film, Hakim Atoui et Baptiste Etchegaray pour un entretien autour d’un café. Très heureux d’être là, cet échange est moins une interview qu’une réelle discussion fraîche et animée, à l’image de leur film.

Pouvez-vous nous parler de votre rencontre et ce qui vous a amené à collaborer ?

Hakim Atoui : On se connaissait déjà depuis quelques années avec Baptiste, on allait beaucoup au cinéma ensemble. On a découvert Carré 35 de Éric Caravaca, un documentaire magnifique.

Baptiste Etchegaray : Oh oui il est génial, tu l’as déjà vu ?


Malheureusement non, mais on m’en a souvent parlé !

BE : On peut dire que c’est un film qui a contribué à nous souder. On a eu un gros coup de cœur tous les deux devant.

HA : En fait, on avait envie de travailler ensemble, mais on ne voyait pas comment. Baptiste est journaliste, moi j’étais plutôt dans la production de film, il n’y avait pas de projet pour nous rassembler. À travers un ami commun, on a rencontré les jeunes de l’association [ndlr Saint-Denis ville au cœur]. Nous n'avions pas vraiment pensé à faire un documentaire, mais il y avait ces jeunes qui organisaient cette marche, un événement historique à Saint-Denis, il fallait qu’on en fasse quelque chose ! Qu'importe si la marche se faisait ou non, s’il n’y avait que quatre, quarante ou quatre milles personnes dans la rue, cela voudra forcément dire quelque chose. J’avais peur de me lancer tout seul dans l’aventure. Je m’en sentais pas les épaules. (à Baptiste) Je ne sais pas si toi c’est pareil ?

BE : Oui, je ne l’aurais pas fait tout seul non plus. C’est vraiment parce qu’on était deux, qu’on pouvait s’encourager l’un l’autre, c’est ce qui a fait que le projet a pu voir le jour. Nous sommes partis dans l’aventure sans boite de production, sans matériels même. On a dû acheter une caméra, un logiciel de montage avec nos propres économies. C’était donc moins lourd à deux que tout seul.

HA : Puis, à partir du moment où on est deux, je pense qu’on abandonne moins vite aussi. Il y a un engagement qui se crée, entre nous déjà, et surtout avec les quatre personnes de l’association, parce qu’on s’était engagé auprès d’eux, même si nous n’avions pas de production. Donc pas de pression, ni de deadline.

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Il y a une réponse entre votre projet, une première réalisation et le leur, la première marche, c’est peut-être ce qui fait la beauté de la démarche globale.

HA : Complètement. On aimait beaucoup cette idée d’ailleurs, cela nous a même aidé. S’ils avaient été plus rompu à l’exercice, ils auraient été sollicité par plus de médias. Et avec nos petits moyens et notre petite caméra, on n’aurait pas eu l’air très sérieux. Et de la même manière, si nous avions été plus expérimentés dans le documentaire, on ne se serait sûrement pas lancer dans l’aventure. Du coup, nos ambitions se répondaient parfaitement.

BE : Ambition et même folie je dirais. Il y a un côté fou, de leur côté et du nôtre, de faire ce film sans structure et eux d’organiser cette marche sans moyen. Nous n’avions même pas de but précis. On ne savait pas ce que deviendrait le film, s’il serait diffusé, partagé. Personne ne les attendait, personne ne nous attendait aussi.


Cela se sent dans le film, ce côté “qui ne tente rien n’a rien”.

HA : Ils n’ont pas de locaux, ils sont dans la chambre de Yanis la plupart du temps. Ils font des interventions où il n’y a personne. Ils ne sont que quatre, ils font même leur banderole la veille. C’est fait de manière totalement artisanale, construit de bric et de broc, dans l’appartement familial. Et nous, c’est la même chose !

BE : Oui, nous montions le film chez l’un ou chez l’autre, dans notre canapé.


Ne serait-ce pas cela, la force du documentaire finalement, cet aspect artisanal qui se fait sur le moment et qui s’alimente par l’amitié et une cause commune ?

HA : C’est chouette si on le ressent comme ça ! Un documentaire, quand on doit aller chercher du financement, des producteurs, il faut écrire et mettre en forme son projet. Nous n’avons pas eu le besoin de le faire. On avait quand même parlé de scènes que nous avions envie de tourner tous les deux, des séquences qui nous paraissaient primordiales, mais on s’est très vite laisser guider par eux. Nous n’avions pas la responsabilité d’une équipe à diriger, on marchait principalement à l’instinct et on suivait ce qui se passait sur l’instant présent. Si d’un coup, l’un d’entre eux partait, on pouvait tout à fait le suivre avec notre caméra et notre micro, sans se demander si c’était faisable en amont. On s’autorisait beaucoup de chose. Le film s’est écrit au montage.

BE : Ça s’est fait d’une façon très intuitive. C’est un film empirique, spontané effectivement. Souvent, on ne nous croit pas quand on dit que c’est seulement la veille de la marche qu’ils se sont réunis pour décider du slogan.

HA : Une journaliste à Toulouse, qui a l’habitude d’organiser des actes militants, n’a pas retrouvé des scènes qu’elle attendait parce que c’est son domaine. Normalement, une banderole, le slogan, ce sont des mois de réunion au préalable, ça l’étonnait que cela se décide au tout dernier moment.

BE : Mais c’est tout ça qui nous plaisait chez eux, le charme d’une première fois, le charme du côté bricolé. Le fait qu’ils soient si jeunes, que ce soit leur première grosse action collective sans stratégie parfaite. Le challenge aussi était intéressant, parce qu’on ne pouvait pas forcément prévoir si ça aboutirait quelque part, si le projet irait jusqu’au bout. C’était une expérience unique. Qui aurait cru qu’il y aurait plus de mille personnes dans les rues de Saint-Denis pour scander “banlieusard.e.s et fier.e.s” ? Personne. C’est ça qui est génial ! (rires).


Et vous n'étiez vraiment que deux en tant qu’équipe technique ? Pas de preneur de son, de technicien en soutien ?

BE : Nous étions vraiment que deux sur le tournage même.

HA : Par contre, deux personnes sont venus nous aider pour la post-production.

BE : À partir du moment où le film avait un distributeur et qu’il allait sortir en salle, il a fallu qu’on passe par les cases mixage/étalonnage.

HA : Un ami nous l’a étalonné rapidement et gratuitement et une copine nous l’a mixé gratuitement aussi.

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C’est resté dans un environnement amical en fin de compte.

HA : Oui c’est marrant, ils étaient quatre et l’équipe du film a fini aussi à quatre. On ne se rend pas compte du budget colossale de la post-production. Tout seul, on ne pouvait pas se le permettre.

BE : En réalisant ce documentaire, je me suis aperçu qu’on peut tourner pendant des heures, monter les rushs avec peu de moyen mais quand même avoir un film conséquent. Mais alors dès que ça devient un peu sérieux, avec un distributeur qui veut sortir votre film en salle, c’est là que les problèmes commencent ! (rires)

HA : Mais ce sont de joyeux problèmes !


Surtout dans les conditions actuelles !

HA : C’est pour ça que nous sommes contents tout le temps en ce moment ! (rires) C’est totalement inespéré qu’il sorte en salle !


Comment avez-vous trouvé votre distributeur ?

HA : On l’a envoyé sur un coup de tête au festival Chéries-Chéris et ils ont accepté de le diffuser, en séance spéciale. Avec Baptiste, on s’est dit que ce serait dommage de ne pas inviter des distributeurs ou des chaînes, en plus de nos amis à cette séance. C’est comme ça qu’on a rencontré Outplay, notre distributeur, et on pensait vraiment qu’ils allaient se pencher vers les festivals ou vers le milieu scolaire pour le distribuer. Et pendant une réunion, les termes “sortie en salle” ont été prononcés. La surprise totale !

BE : Ils ont été nos premiers regards extérieur.


Le documentaire a été diffusé au festival Chéries-Chéris avec un premier montage, mais il a été totalement remonté par la suite, c’est bien cela ?


BE : Exactement ! Il y a des séquences en plus !

HA : En tout, il y a 15 min de plus que le montage initial.

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Même ceux qui l’ont déjà vu au festival vont pouvoir le redécouvrir en salles de ce fait.

HA : C’est ça, revenez le voir c’est plus le même film ! (rires)

BE : On pourrait même penser que notre stratagème marketing est bien huilé ! (rires)

HA : Plus sérieusement, leur regard a été capital, le film est meilleur maintenant. Nous avons pris en compte leur réserves, leur conseil tout en restant très fidèle à notre matériau de base. Des scènes ont été rajoutées, mais nous n’avons pas “bricolé” des séquences, le film garde son côté spontané.

BE : Nous sommes très contents de cet échange avec Outplay, nous sommes encore plus fier du produit final, le film a gagné en force.



Le documentaire s’intéresse autant au projet de la marche qu’à ceux et celles qui l’organisent. Vous faites leur portrait et chacun à quelque chose à apporter, transmettre. C’est quelque chose qui s’est fait naturellement ?

BE : Oui c’est vrai, ils donnent une vitalité différente, chacun à leur manière.

HA : Naturellement, je sais pas. On va pas se mentir, il y a une personne qui capte très bien la caméra, c’est Youssef.

BE : Pour être tout à fait honnête, c’est grâce à Youssef que j’ai eu envie de faire le film. Il est fascinant n’est-ce pas ? Quand je l’ai rencontré, je me suis dit que c’était un vrai personnage. Pour faire un bon documentaire, il faut des bons personnages derrière, pas seulement un bon sujet.

HA : Surtout celui-ci, il passe à travers des gens, pas à travers une organisation.

BE : Tout à fait, il fallait qu’il y ait de la chair, pour que les concept un peu ardus dont il est question dans le film, l'intersectionnalité, l'homonationalisme, soient compris par tout le monde. Ils ont un vocabulaire très militant, politisé, aguerri. Pour que ça passe et que ce ne soit pas trop intellectuel, vide de sens, il fallait qu’on s’intéresse à eux. Qu’on s’attache d’abord à des trajectoires de vie, à des parcours. Il y a quelque chose qui se crée quand Youssef raconte son enfance au Maroc, son arrivée en France et son ressenti. Il y a des choses personnelles qu’il avait envie de mettre en avant, comment il se sent dans cette communauté gay de banlieue, pourquoi il ne se sent pas admis dans cette communauté parisienne. Et quand il nous le raconte face caméra, nous comprenons tout de suite mieux son combat, il prend vie.

HA : Ils expliquaient très bien tous ces concepts, mais il n’y a rien de plus fort qu’une expérience intime. On comprend à travers lui pourquoi l'intersectionnalité est un thème très important et qui est même fondateur dans leur volonté de faire la marche. Leur vécu exprime beaucoup mieux que des concepts politiques le besoin fondamental de cette marche, pour eux, mais aussi pour tous les autres qui y ont participé. Au montage, nous avons essayé de chercher tout le monde. C’est vrai que Youssef était très présent et ça arrangeait aussi bien les autres qui sont beaucoup plus timides. Mais comme tu l’as dit, ils avaient une vraie complémentarité. Lucas n’est pas le même que Yanis, qui n‘est pas le même que Youssef, Annabelle est unique. Donc, il fallait qu’on aille aussi chercher les autres, il fallait qu’on les fasse aussi exister parce qu’ils ont une place importante dans l’association. Ils sont complémentaires et on voulait vraiment que ça se voit à l’écran.

BE : Leur amitié était très importante pour nous aussi. C’est ce qui m’a ému chez eux et ce qui m’intéresse le plus. Qu’est-ce qui se cimente quand on a vingt ans, quand on est à la fac et qu’on est encore chez ses parents malgré une envie d’émancipation.

HA : Oui, ils étaient à un moment charnière.

BE : C’est ça, c’est exactement le mot ! Ils se construisent en fait.

HA : Ils se construisent en tant que jeunes adultes, mais on sent parfois des restes d’enfance encore en eux. D’ailleurs, on essaye de présenter le film avec eux quand c’est possible et ils ne ressemblent déjà plus aux personnes que l’on a filmé. Ils sont plus matures.

BE : Ils ont bien changé c’est vrai ! (rires) Ce sont des adultes maintenant, ils ont basculé.

HA : Lucas particulièrement qui est assez timide comme on le voit dans le documentaire, mais ce n’est plus le même aujourd’hui. Il est impressionnant quand on l’écoute présenter le film. La marche les a libérés.

BE : Oui, ça les a aidé à se construire, à s’affirmer. Le film aussi sûrement.

HA : On en rêve, mais on n’en sait rien (rires).

BE : Si, si moi j’en suis sûr ! (rires) Après, c’est vrai que plutôt à eux de le dire, mais je pense sincèrement que le film a pu les aider à se sentir légitime.


Les filmer n’a rien d’anodin, ça donne de l’importance à leur combat.

BE : Plus que le fait d’être filmé, voir qu’il y a un distributeur derrière qui veut sortir le film en salles, de voir que le documentaire fait quand même un peu parler de lui. Ça prouve que leur marche a une réelle signification, pas seulement pendant le jour J mais aussi bien après. Ils ont été les premiers à incarner ce discours. Je pense que dans 10 ou 20 ans, on pourra les citer comme des pionniers.


Ça tombe bien, c’était une de mes questions ! Pensez-vous que leur pride, mais surtout votre film peuvent inciter d’autres banlieues parisiennes et même d’autres villes de province à organiser leur propre marche ?

HA : C’est déjà le cas ! Bon 2020 c’est quand même une année où rien n’a existé.

BE : Leur propre 2ème marche n’a pas eu lieu. Elle devait se tenir en juin, décalée en octobre, puis annulée.

HA : Celle de Paris vient d’être annulée ce matin [ndlr le 12 octobre]. Mais ils ont été contacté par plusieurs villes de Seine-Saint-Denis qui voulaient organiser leur marche et dans plusieurs villes de campagne aussi. Ils ont montré que c’était possible et surtout que ça se passe bien, ce qui est le plus important je crois.

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Cela montre d’autant plus que leur discours est fondamental.

HA : Il y a deux semaines, la ville de Toulon a organisé sa première marche et nous avons présenté notre film là-bas le lendemain. Alors on ne peut pas se vanter d’avoir inspiré celle-ci parce qu’elle était dans les tuyaux depuis longtemps, mais l’échange a été très intéressant. Ils n’ont pas les mêmes problématiques que Saint-Denis, mais les luttes se complètent. Et la semaine dernière, on était à Compiègne, qui est le berceau de la Manif pour Tous. Ils n’ont pas les mêmes stigmates non plus, mais les liens se font avec des histoires, des vécus différents. Des associations de Compiègne ont d’ailleurs promis de venir à la marche de Saint-Denis et vice-versa.

BE : En plus ce sont des images qui font plaisir à voir, parce qu’on ne peut plus se rassembler en ce moment. Cela ré-insuffle un peu de collectif, d’énergie, de joie. Je pense qu’on en a bien besoin !

propos recueillis par Laura Enjolvy, le 12 octobre 2020



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